ENQUETE FRANCEINFO. "Je me promenais avec une corde dans le sac" : comment la souffrance au travail a gagné les rangs de Pôle emploi
Ca pète de partout." Dans son petit local syndical parisien, cette élue CHSCT d’Ile-de-France dresse un tableau bien noir de la situation à Pôle emploi. Selon elle, les quelque 50 000 agents de cet opérateur de service public sont à bout. Son constat est partagé par beaucoup. Près de dix ans après la difficile fusion entre l’ANPE et l’Assedic, la sérénité ne règne toujours pas dans les rangs de cet organisme au centre de la lutte contre le chômage. "La pression sur le personnel continue, tous les indicateurs sont au rouge", glisse un délégué du personnel de la région Grand Est.
Depuis 2014, la justice s’intéresse à Pôle emploi. Une information judiciaire contre X pour harcèlement moral, mise en danger délibérée de la personne d’autrui, homicide involontaire, non-assistance à personne en danger et conditions de travail contraires à la dignité de la personne a été ouverte. Elle fait suite à une plainte du syndicat CFTC Emploi et des parents d’Aurore Moësan, jeune conseillère francilienne qui s’est donné la mort en octobre 2012. Témoignages d’agents en souffrance, diagnostic sans équivoque des syndicats, rapports confidentiels préoccupants… Franceinfo lève le voile sur le mal-être persistant de nombreux agents de Pôle emploi.
Une fusion à marche forcée
Je suis arrivée au point où je suis allée voir mon directeur territorial adjoint et je lui ai demandé si je devais apporter mon tricot, tant je n’avais rien à faire." Patricia Apicella fait partie "des gens en trop, qu’on a mis dans des placards" après la fusion, relève Dominique Nugues, de l’Unsa Pôle emploi. Cette ancienne directrice d’une agence ANPE à Millau (Aveyron) a assigné Pôle emploi Midi-Pyrénées en justice. Le 26 novembre 2013, les prud’hommes d’Albi (Tarn) ont condamné l’organisme à lui verser 10 000 euros de dommages et intérêts pour "violation de ses obligations contractuelles".
"Avec la création de Pôle emploi, il allait rester un seul poste pour deux personnes, se souvient Patricia Apicella, et la direction départementale faisait jouer la concurrence de façon assez malsaine." La salariée préfère candidater à un poste de chargée de mission, qu’elle décroche. Peu à peu, "mes missions se sont réduites comme peau de chagrin", relate l’ancienne directrice d’agence. A terme, l’ex-ANPE s’est retrouvée "sans emploi véritable, une seule mission correspondant à un seul dossier lui ayant été laissé", rapportent les conclusions de son avocat aux prud'hommes.
Elle n’était plus destinataire d’un certain nombre d’informations, elle n’était plus conviée aux réunions.
L’histoire de Patricia Apicella, qui décrit s’être retrouvée dans un "état de désespoir et d’épuisement", n’est pas unique. Un diagnostic national des risques psychosociaux à Pôle emploi demandé par la direction des ressources humaines – que franceinfo s’est procuré – rend compte dès janvier 2010 du malaise des agents après la création de Pôle emploi.
Selon cette expertise du cabinet Isast, près de 90% des salariés estiment ne pas avoir été "bien préparés", voire pas "du tout", à ces "changements affectant" leur travail. Le 13 février 2008, la loi réformant le service public de l’emploi marie en effet deux entités bien distinctes : l’ANPE et l’Assedic. Leurs missions (l’accompagnement des demandeurs d’emploi et leur indemnisation) sont réunies en un seul et même organisme : Pôle emploi. Une fusion censée apporter plus de simplicité mais qui s'accompagne très vite, dans les faits, de complications pour les salariés.
Ces derniers témoignent d’un "choc culturel" entre les équipes de l’ANPE et celles de l’Assedic. "La fusion a été terrible, nous avions deux métiers qui étaient totalement différents", se remémore Philippe Sabater, ancien responsable national du syndicat SNU-Pôle emploi. "Les agents Assedic recevaient très peu les demandeurs d’emploi et ceux de l’ANPE les recevaient beaucoup. Il y a eu une remise en cause de leurs métiers."
Alors que certains, comme Patricia Apicella, voient leurs missions disparaître, d’autres, au contraire, sont surchargés. Au sein du service public de l’emploi, 78% des agents affirment, fin 2009, manquer de temps "pour exécuter correctement" leur travail, selon l’expertise de l’Isast. Jacques*, qui travaillait dans un service juridique au moment de la fusion, raconte que son surmenage est allé jusqu’au burn out. "Je me réveillais vers deux ou trois heures du matin, je pensais au travail, à ce que j’avais oublié de faire, se souvient le salarié. Je me disais : ils vont me tuer." Un matin de l’été 2009, de retour de congés, il se sent incapable de sortir du lit.
Je suis resté allongé dans mon lit jusqu’à 9 heures, puis j’ai appelé mon service pour dire que je ne viendrais pas. J’ai été arrêté quatre mois.
Le quadragénaire, ancien des rangs de l’Assedic, cite la crise économique et l'augmentation du nombre de demandeurs d'emploi comme source de son épuisement. Il mentionne aussi la fusion "décidée de manière très abrupte", qui s’accompagne de nouvelles procédures, multipliant "par trois ou quatre votre travail". "Avec une surcharge de travail et une organisation qui n’a pas été pensée, on craque", résume-t-il.
Selon une expertise du cabinet Technologia, demandée par le CHSCT de Pôle emploi Picardie – consultée par franceinfo –, les arrêts maladie de plus de huit mois ont augmenté de 32% entre 2009 et 2010 au niveau national. Au sein de Pôle emploi Picardie, marqué par deux suicides en 2009, les représentants du personnel "ne cessent d’être contactés par des agents qui leur expriment leur souffrance au travail", relève Technologia. Le cabinet mentionne notamment "des propos récurrents" de salariés, sur "l’inadéquation des compétences".
La double compétence, qui suppose que les salariés maîtrisent autant le volet accompagnement que celui de l’indemnisation, est également citée comme facteur de mal-être. Des agents concernés "partagent le sentiment d’une impossible polycompétence", relève un rapport de l’Isast sur Pôle emploi Bretagne, réalisé en 2012 à la demande du CHSCT.
Le directeur général de Pôle emploi de l’époque, Christian Charpy, reconnaissait en octobre 2009 dans Le Monde que l’organisme avait "connu une période de difficultés, de mal-être" après la fusion. Mais du "mal-être, il y en a dans l’ensemble des entreprises, tempérait-il d’emblée. Notre responsabilité, c’est de veiller et de prévenir ces situations." Interrogé de nouveau sur ce sujet, Pôle emploi reconnaît auprès de franceinfo que la fusion "a certainement été difficile à vivre" puisqu'elle a eu lieu "juste avant l'explosion du chômage, il y a eu une concordance des temps". La direction met également en avant la spécificité du métier : "Face à un demandeur d'emploi, on porte quelque part un peu la culpabilité du chômage."
En 2015, finalement, la direction fait marche arrière et abandonne la double compétence, l’un des symboles de cette fusion. Pôle emploi revient à une spécialisation des activités.
"Les collègues sont épuisés et désabusés"
Cette nouvelle organisation du travail ne semble cependant pas avoir enrayé le mal-être des salariés. Selon certains syndicats, des agents doivent même travailler dans des conditions matérielles dégradées. "Dans la majeure partie des 160 agences franciliennes, les agents changent de bureau tous les jours mais ça peut aller jusqu’à changer deux fois par jour", remarque une élue CHSCT d’Ile-de-France. Les employés peuvent en effet occuper plusieurs postes au cours d'une même journée.
Les situations sont parfois poussées à l’extrême. Arrivée fin 2012 au service RH d’une direction régionale de Pôle emploi, Marie*, 44 ans, explique qu'elle n’a pas été accueillie comme elle l’imaginait.
Je n'avais ni bureau, ni ordinateur, ni armoire.
Une situation qui dure plusieurs semaines. "Je me suis retrouvée à lire des documents sur un coin du bureau de mon chef de service ou alors à faire du camping sur les bureaux de collègues absents, déplore la quadragénaire. Je découvrais un poste de travail sans personne pour me guider, sans les moyens pour le faire." Elle se souvient encore de Post-it laissés sur ses documents de travail : "Il fallait que je recherche qui me les avait laissés et ce que je devais faire."
Cette conseillère a fait une tentative de suicide dans les bureaux de la direction régionale en 2015. Elle l'impute à ses conditions de travail. En arrêt maladie depuis cette date, elle a déposé, fin 2017, un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale contre Pôle emploi pour faute inexcusable de l’employeur.
Selon les syndicats, les agents sont en outre confrontés à l’automatisation des tâches et au changement régulier de leurs outils de travail. "Imaginez que certaines versions informatiques ne durent qu’un mois !", relève une élue CHSCT d’Ile-de-France. D’après le rapport de l’Isast concernant la Bretagne, "l'accumulation de changements récurrents instaure une instabilité importante du contexte de travail, qui génère une dégradation des conditions de travail pathogènes pour la santé physique et mentale des agents." Ce rapport dénonce encore "l’impossibilité d’appropriation correcte" et "les dysfonctionnements récurrents" des outils de travail. "Quand on a la malchance d’être en arrêt-maladie ou en mandat syndical, si vous manquez une formation sur un nouveau système, c’est tant pis pour vous", dénonce Mélanie*, conseillère indemnisation en Bretagne.
Il y a une charge mentale sur l’agent de Pôle emploi qui est aberrante. On doit être à jour tout le temps mais ce n’est pas possible.
"Que les rythmes du changement soient considérés comme trop rapides, d'accord. Mais on n'a jamais vu une organisation où les changements étaient considérés comme normaux, répond la direction. Si Pôle emploi ne se transformait pas, on nous dirait que c’est scandaleux. Donc oui, on transforme."
Mélanie, comme ses collègues spécialisés dans l'indemnisation, raconte avoir fait face à une difficulté supplémentaire. "On se retrouve à aider les agents chargés de l'accompagnement car ils doivent aussi répondre à des questions d'indemnisation. Les collègues sont épuisés et désabusés", témoigne-t-elle. A cela s'ajoute le manque de moyens. La direction de Pôle emploi, souhaitant à terme automatiser leurs tâches, réduit sensiblement leurs effectifs.
Selon un accord signé en novembre 2016, le tiers ou la moitié des 6 000 agents chargés du calcul des droits des demandeurs d'emploi aura changé de fonction d'ici la fin de l'année 2018, relève L'Humanité. "Ils sont les plus en souffrance car ceux qui restent se retrouvent avec une surcharge de travail", pointe Denis Cornette, de la CGT Pôle emploi Haute-Normandie.
"Perte de sens", "déshumanisation", "ordre et contre-ordre"... Les témoignages des syndicats et agents de Pôle emploi à franceinfo regorgent de ce type d'exemples. Ces derniers dénoncent "la politique du chiffre" et du résultat, exigée par la direction qui répond que le chômage est "le premier sujet de préoccupation des Français".
Il est clair qu’on nous demande des comptes. On travaillerait sans suivre nos résultats, personne ne le comprendrait.
Une pression vécue parfois très difficilement par certains agents, comme en témoignent les proches d'Aurore Moësan. Cette conseillère dans une agence de Seine-Saint-Denis s'est donné la mort en octobre 2012. Selon Christine Brouh, secrétaire régionale du SNU Pôle Emploi Ile-de-France et référente syndicale de la jeune femme, cette dernière était sous "pression", "surchargée" de travail : "Aurore avait la fibre service public, sa mission c'était l'accompagnement mais sa hiérarchie lui demandait des statistiques sur ses demandeurs d'emploi."
Certains cadres se plaignent également d'un quotidien pesant. Le 8 juillet 2013, Olivier F., 41 ans, directeur des relations sociales Ile-de-France, se suicide à son domicile. "Il y avait une surcharge de travail patente ainsi qu'une non-reconnaissance de son travail. La veille de sa mort, il a eu un entretien houleux avec le directeur régional. En plus de sa fonction, on lui assignait le service sécurité mais sans augmentation de salaire ni moyens pour fonctionner", rapporte sa collègue du syndicat Continuons la lutte (CLL), Margot Undriener, entendue sur ce suicide dans le cadre de l'information judiciaire ouverte en 2014.
Elle se souvient du "ras-le-bol" qu'il exprimait de travailler dans ces conditions. En 2014, un rapport d'expertise du cabinet Degest, commandé par le CHSCT après la mort d'Olivier F. – et que franceinfo s'est procuré – pointe cette surcharge de travail des "encadrants". Plusieurs d'entre eux "ont exprimé avoir une charge de travail très élevée et le sentiment de réaliser un travail 'sans fin' et difficilement maîtrisable dans le temps", constate l'expertise. Conséquence : "Ce sentiment de qualité du travail empêchée est source de malaise et est susceptible d'engendrer des atteintes à la santé".
"J'ai pris tout le monde contre moi"
Un autre type de pression continue de peser sur les épaules des encadrants, selon une élue CHSCT de Pôle emploi Ile-de-France. "Beaucoup de responsables d’équipe pètent les plombs, notamment avec tous les entretiens à faire passer", assure-t-elle. Ils sont en effet depuis peu chargés d’un nouveau dispositif : l’observation de la relation de service (ORS).
La moindre activité est contrôlée.
Avec l’ORS, généralisée au printemps 2017, les responsables d’équipe peuvent évaluer autant de fois qu’ils le souhaitent les agents lors de leurs échanges avec les demandeurs d’emploi. Les objectifs affichés : "accompagner l’agent" et "améliorer et sécuriser la qualité de service", annonce Pôle emploi dans un guide interne. Selon Margot Undriener, de CLL, "il ne doit pas y avoir de trace écrite de cette évaluation" et l’agent ne peut la refuser. "Cela fait des dégâts", estime la syndicaliste.
Dans une lettre adressée à Jean Bassères, le directeur général de Pôle emploi, le 9 février 2018, six syndicats réitèrent leurs alertes sur "les dangers et les risques" liés à cet outil. Une semaine plus tôt, une agente de Châtellerault (Vienne) a tenté de se jeter par la fenêtre lors d’un entretien à la direction départementale, après avoir refusé de se soumettre à cette observation. "L’ORS peut mettre en danger la vie de nos collègues", argumentent les organisations syndicales dans leur courrier. "Elle a subi un acharnement, des entretiens successifs avec sa hiérarchie pour qu’elle accepte l’observation", assure la syndicaliste qui accompagnait cette salariée le 2 février, avant sa tentative de suicide. "Elle souhaitait que je sois à ses côtés pour l’entretien, mais cela a été refusé", regrette-t-elle. Alors qu’elle attendait dans le couloir, la déléguée syndicale relate avoir soudainement entendu un hurlement.
Je l'ai trouvée face à la fenêtre, se tenant la tête entre les mains. Elle disait 'je veux que ça s'arrête'.
Mélanie*, conseillère indemnisation en Bretagne, a fait l’objet d’une ORS au mois de janvier. "J’étais au téléphone et ma responsable était à mes côtés, pour voir si je menais correctement l’entretien. Elle est restée le temps de trois entretiens", se remémore cette salariée. Mélanie a récemment fait un burn out, qu’elle attribue notamment à "la pression au quotidien, [au] flicage des responsables".
Cette logique de contrôle, relatée par bon nombre de salariés et d’élus du personnel, peut aussi conduire à des pratiques de délation au sein de Pôle emploi. Elles vont, selon Mélanie, jusqu’à signaler à la hiérarchie une faute d'orthographe. "Et cela se fait dans beaucoup d’agences", assure la trentenaire. D’autres témoignent de pratiques similaires de la part de leurs collègues.
De plus en plus d’équipes locales de direction encouragent la délation. Quand une personne est dans leur collimateur, on demande insidieusement de faire remonter des informations sur elle. Cette méthode de management prend de l’ampleur.
Autant de pratiques, selon plusieurs témoignages, qui révèlent un fonctionnement clanique au sein de Pôle emploi. Notamment celui de Pascal*, cadre supérieur de 50 ans. En mars, les prud'hommes ont condamné Pôle emploi à lui verser 60 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral. Peu après son arrivée dans une nouvelle région, cet ancien de l'ANPE s'est retrouvé "court-circuité" par son supérieur hiérarchique. "Mes consignes ne passaient pas aux agences, elles étaient bloquées par mes adjoints", ajoute le quinquagénaire.
Quand Pascal alerte la direction générale, il écope d'un premier blâme au lieu du soutien escompté. "J'ai pris tout le monde contre moi", lâche-t-il d'une voix calme mais marquée. Après un deuxième courrier d'alerte, les menaces gagnent en ampleur. Le cadre supérieur reçoit un deuxième blâme et son directeur vient voir son épouse, également salariée de Pôle emploi.
Mon supérieur a pris ma femme à part dans un bureau, en lui tirant le bras. Il lui a dit que j'étais ingérable, que je voulais me suicider. Et que lui risquait des choses derrière.
Ce père de famille, encore sous antidépresseurs aujourd’hui, affirme avec certitude qu’il existe "de la cooptation, une volonté de mise à l’écart des ex-ANPE" au sein de plusieurs directions régionales de Pôle emploi, gérées par des anciens de l’Assedic. Il dénonce "un manque de compétences" de certains dirigeants, nommés sans forcément avoir été bien formés au préalable. Dans le rapport Isast de 2010, des agents évoquaient déjà un "manque de compétence du management" et trop peu de temps "pour l’échange avec la hiérarchie".
"Pour la direction, il n'y a jamais de problème"
Isolé, Pascal n'est pas au courant que se trouvent des agents en souffrance dans son service. Parmi eux, Sophie*, 47 ans, est encore très marquée par ce qu'elle a vécu. Selon elle, c'est l'ensemble de la chaîne hiérarchique qui n'a pas tenu compte de ses signalements. Nommée fin 2010 responsable d'équipe d'une agence de taille moyenne, elle dit avoir été confrontée au mépris et aux insultes de ses deux collègues. "L'une cherchait à saborder mon travail en donnant des consignes contraires à mon équipe ou en débranchant mon ordinateur pendant que je travaillais, tandis que l'autre était très grossier. En réunion, il me disait 'ta gueule connasse, on s'en fout'", assure cette ex-ANPE. Elle en parle à son directeur d'agence et affirme gagner "un harceleur supplémentaire". "Il me dénigre, il me dit que tout ce que je fais ne va pas", se souvient-elle, les larmes aux yeux.
Mis au courant de sa situation, le directeur territorial délégué n'agit pas, raconte Sophie. Lors d'un entretien fin 2012 avec tous les protagonistes, on lui notifie qu'"elle est la honte du bassin", soutient-elle. Sophie "perd pied", "a des pulsions morbides" et se promène "avec une corde dans le sac". La voix tremblante, elle confie avoir pensé à se pendre dans le bureau de son directeur. En janvier 2013, surmenée, elle demande à parler au directeur d'agence, qui l'apostrophe, selon ses dires, sur la qualité de son travail. Sophie fait un malaise vagal et tombe dans les escaliers. Elle est placée en arrêt maladie, tandis que l'inspection du travail lance une enquête sur son cas.
Au mois de septembre 2013, elle est en copie d'un courrier du directeur régional adressé au contrôleur du travail. Elle y lit qu'elle n'est qu'"une affabulatrice" et que "l'ensemble des salariés ont témoigné contre elle". "Il apparaît clairement que l'objectif de [Sophie] est (...) de tenter d'exploiter son arrêt de travail pour dénoncer une situation dont elle se trouve en réalité à l'origine et de se protéger contre d'éventuelles sanctions disciplinaires", peut-on lire dans ce courrier. Les pulsions suicidaires reviennent.
Je voulais m'égorger dans le bureau de la direction régionale afin qu'il y ait l’empreinte de mon sang et qu’on ne dise pas que rien n’était arrivé.
Sauvée par un coup de fil de sa sœur alors qu'elle comptait passer à l’acte, Sophie porte son affaire en justice. Elle obtient gain de cause. En janvier 2016, le conseil des prud’hommes de sa juridiction condamne Pôle Emploi à 20 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral, un jugement confirmé en appel en décembre 2017.
Au-delà de l’affaire de Sophie, les syndicalistes dénoncent l’aveuglement de la direction sur cette souffrance au travail. "Pour la direction, il n’y a jamais de problème, il y a un déni complet de tout, pour eux, ce sont des cas individuels", relève Denis Cornette, de la CGT.
Un accord sur "la qualité de vie au travail", dont la dernière version date du 17 mars 2017, a été signé. A Pôle emploi, on assure qu'il s'agit d'"un vrai sujet de préoccupation" et que la politique mise en place dans ce domaine est "sans commune mesure avec ce qui peut se faire ailleurs".
Mais, pour Denis Cornette, "il n’y a rien dans cet accord, (...) il a surtout été fait pour favoriser le télé-travail". Une partie concerne pourtant bien "la prévention des violences internes" et liste les mesures mises en œuvre pour y parvenir.
Parmi ces outils, les fiches "Lisa" permettent de signaler tout type d’incidents. "Du temps de l’ex-ANPE, ces fiches ne traitaient que des incidents avec les demandeurs d’emploi. Aujourd’hui, il y a beaucoup de fiches Lisa internes, soit entre collègues, soit entre un collègue et sa hiérarchie, constate Margot Undriener, de CLL. Chez nous, le responsable régional de la sécurité d’Ile-de-France essaye de les traiter le mieux possible. Mais quand ce responsable n’est pas quelqu’un de bien, c’est une catastrophe et ça reste lettre morte, ajoute-t-elle. Il y a aussi des dossiers que ces responsables ne peuvent pas traiter, car c’est l’organisation du travail qui génère certains faits."
Une antenne régionale de l'inspection du travail s’attaque précisément à cette organisation du travail. Elle a déposé trois plaintes pour harcèlement moral, organisationnel et managérial, pour les dossiers de Sophie, Marie et Pascal. Une demande de jonction de ces dossiers a été demandée au procureur de la République de la juridiction compétente et une quatrième plainte est en cours de rédaction. Contacté par franceinfo, ce dernier indique que ces trois plaintes sont en cours d’enquête préliminaire et ne sont pas jointes pour l’instant. L’inspection du travail indique par ailleurs que le motif de la plainte est "exactement ce pour quoi France Télécom est poursuivi".
Après une "vague de suicides" en 2008 et 2009, l’entreprise, désormais Orange, a été érigée par les médias comme le symbole de la souffrance au travail en France. France Télécom, en tant que personne morale, son ex-PDG, Didier Lombard, et six dirigeants et cadres seront jugés à la fin de l'année prochaine pour "harcèlement moral" et/ou "complicité de harcèlement moral". Selon les syndicats et la direction, lors de ces deux années, 35 salariés ont mis fin à leurs jours.
Du côté de Pôle emploi, aucun chiffre officiel n’existe sur les suicides post-fusion, mais plusieurs estimations circulent. Selon la plainte de 2014 de la CFTC et des parents d’Aurore Moësan, à l'origine de l'ouverture de l’information judiciaire contre l’entreprise, "plus de 17 suicides auraient une origine professionnelle". Depuis, aucun décompte officiel n’a été réalisé. Un syndicaliste évoque cependant des remontées de terrain faisant état de dizaines de suicides et tentatives de suicide entre 2012 et 2013.
Nous sommes les suicidés de France Télécom. Les suicides et tentatives de suicide sont dues à la même pression.
Cette comparaison fait "tomber de l'armoire" la direction de Pôle emploi qui refuse toute analogie et souligne qu'un suicide, bien que "dramatique", a des causes multiples.
Pascal voit cependant des points communs aux deux entreprises. Il liste "la mobilité forcée, la placardisation, les brimades, les refus de formation" comme autant de réalités vécues dans les deux sociétés. "C’est la vision par le chiffre qui est commune aux deux", poursuit l’inspection du travail, décidée à aller au bout de sa démarche.
"Aujourd’hui, on peut poursuivre une entreprise pour avoir mis en place une organisation de travail pathogène, on est typiquement dans ce cadre-là, explique-t-elle. Ce qui nous intéresse, c’est la personne morale, c’est-à-dire qu’on vise la structure même de Pôle emploi, même si ce sont des intermédiaires qui ont porté ce système", ajoute l’inspection du travail. Elle indique également s’être heurtée à un mur en voulant obtenir des réponses sur des cas particuliers. "L’entreprise a mis un cache sur ses yeux pour ne pas voir ce que ça implique pour ces salariés. Il y a un sentiment d’impunité totale. Ils sont tellement indéfendables qu’ils ont raison de garder le bec cloué car, sur le droit, ils vont perdre."
* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.
Récit : Margaux Duguet et Valentine Pasquesoone
Illustrations : Vincent Winter