Grand format

GRAND FORMAT. "Je veux que l’Etat comprenne que nous ne sommes pas des machines" : ils racontent pourquoi l'hôpital public est en état d'urgence

Benoît Jourdain le mardi 17 décembre 2019

Dans les hôpitaux, un mouvement de grève a débuté en avril 2019. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

La situation est encore plus grave que celle que nous avions analysée." La phrase est signée Emmanuel Macron et le constat tiré sur l'hôpital public est sans appel. Après des années passées à sonner l'alarme, le ras-le-bol et la saturation ont gagné le personnel de l'hôpital public. Le mouvement de grève qui a débuté en avril dans les urgences de quatre hôpitaux parisiens (La Pitié-Salpêtrière, Lariboisière, Tenon et Saint-Louis) a fait tache d'huile dans tous les secteurs de l'hôpital et dans toute la France. Le 14 novembre, ils étaient des milliers de médecins, infirmiers, aides-soignants et internes des hôpitaux publics à défiler partout sur le territoire, dont 10 000 à Paris, pour dénoncer leurs conditions de travail et réclamer un "plan d'urgence". Mardi 17 décembre, ils redescendent dans la rue pour faire entendre leurs revendications.

De Saint-Antoine, à Paris, à Henri-Mondor, à Créteil, en passant par Delafontaine, à Saint-Denis, les problèmes sont les mêmes, les urgences et les demandes aussi. Ils sont médecin, infirmier, aide-soignante ou ambulancier, et contribuent chaque jour à maintenir l'hôpital public à flot, malgré le manque de temps et de moyens. Nous les avons rencontrés.

"On nous demande trop de choses, nous ne sommes pas Shiva"

Corinne, aide-soignante à l'hôpital Saint-Louis dans le 10e arrondissement de Paris. (BENOIT JOURDAIN / FRANCEINFO)

Dans les couloirs de l'hôpital Saint-Louis (10e arrondissement de Paris), Corinne*, dite "Coco", est connue comme le loup blanc. Quand elle ne salue pas un de ses "bébés", les internes, elle charrie gentiment un aide-soignant qui nettoie son outil de travail. "Il faut que ça brille", lance-t-elle avant de filer après une nuit de travail. Après trente ans au sein de l'établissement, ces couloirs et ces collègues n'ont plus de secret pour cette aide-soignante des urgences. "Je suis un bébé de l'AP-HP", glisse celle qui est née à l'hôpital Bichat, d'une mère aide-soignante, et qui a débuté à Saint-Louis un jour de novembre 1989. En trois décennies, elle a vu "la dégradation de l'hôpital public". "On nous demande trop de choses, nous ne sommes pas Shiva. Mon métier, c'est d'accompagner les gens, de leur parler, de les écouter et de les rassurer. A 53 ans, je ne veux plus pousser les brancards, à la base ce n'est pas mon métier." Trois ou quatre jours par semaine, elle est de 21 heures à 7 heures du matin aux urgences. "On est une petite équipe de quatre, décrit-elle. Avec la grève, on a obtenu un cinquième poste."

Car comme les autres hôpitaux de l'AP-HP, Saint-Louis a rejoint le mouvement. "J'ai été contactée par une personne de Saint-Antoine via le collectif STOPP [pour "Santé toujours oubliée par les politiques"]. Elle m'a parlé de leur mobilisation et j'ai initié le mouvement au sein de Saint-Louis." Les problèmes se rejoignent : le recrutement, le manque de lits d'aval pour les patients devant être hospitalisés à la sortie des urgences, et les agressions. "Cette nuit, trois personnes sont restées sur un brancard car les sept chambres de l'UHCD [unité d'hospitalisation de courte durée] étaient déjà occupées", raconte-t-elle. Sans parler des salaires. Après trois ans d'études, un infirmier débute à environ 1 500 euros, trop peu pour attirer et garder les soignants.

Des gens partent, la nouvelle génération ne fera plus carrière. Si les conditions ne changent pas, si le salaire n'évolue pas, tout le monde va quitter l'hôpital.

Corinne, aide-soignante à l'hôpital Saint-Louis

Avec son expérience et sa gouaille de "meuf de banlieue", c'est assez naturellement qu'elle endosse le rôle de représentante du mouvement dans son hôpital. En contrepartie, elle a mis sa vie personnelle de côté. "Après ou avant mes nuits, j'allais aux négociations avec l'AP-HP", relate-t-elle. Elle rencontre le président de l'AP-HP, Martin Hirsch, se passionne pour les réseaux sociaux – "Instagram, Twitter, WhatsApp, je suis présente sur tout", rigole-t-elle – et s'enflamme quand on la lance sur les annonces du plan d'urgence présenté par le Premier ministre, Edouard Philippe, et la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Un "foutage de gueule", selon ses termes : "66 euros par mois, ce n'est même pas le prix de ma carte Navigo", s'indigne cette habitante de Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise). Elle accuse le gouvernement de "vouloir la guerre entre Paris et la province" et sera évidemment dans la rue mardi 17 décembre, pour la nouvelle journée de mobilisation de l’hôpital public.

Si Corinne lutte pour l'hôpital, elle a dû batailler aussi dans sa vie. Mère à 19 ans, elle a dû élever seule ses trois enfants. Mais elle refuse qu'on s'apitoie sur son sort. "La vie est belle, malgré les galères", philosophe-t-elle. Depuis, elle a retrouvé un compagnon, avec qui elle a eu une fille aujourd'hui âgée de 10 ans. "J'étais enceinte en même temps que ma fille aînée", sourit-elle. Sa petite dernière ne suivra sûrement pas la trace des trois aînés qui, comme leur mère, ont fait des remplacements à l'hôpital à leur majorité, pendant les vacances. Aucun des trois ne s'est toutefois engagé dans la fonction publique hospitalière. "Quand ils me voyaient rentrer le soir tard, fatiguée, quand ils entendaient les conversations avec mes collègues, ça a dû agir comme un repoussoir", reconnaît "Coco".

Devant son café et son croissant, Corinne raconte "ses" urgences. Cette dame de 95 ans souffrant de la maladie d'Alzheimer qui lui a fait un baisemain, les "scènes de guerre gravées à vie" le 13 novembre 2015, cette personne rentrée aux urgences un mardi et morte le lundi suivant. "Je suis montée voir la famille, il faut arriver à créer ce lien. On est humains… Si je gère un décès, en sortant de ma nuit, je n'arrive pas à dormir tout de suite." Ses larmes coulent, mais laissent place au sourire quand elle relate les retrouvailles avec d'anciens patients qui la reconnaissent, même des années après leur passage aux urgences. 

C’est gratifiant, tu leur as parlé cinq, parfois dix minutes, ils te reconnaissent, parfois des années plus tard, c’est ça qui est magique.

Corinne, aide-soignante à l'hôpital Saint-Louis

Après trente ans de carrière, la flamme est toujours là. "Je n'ai pas encore l'âge de la retraite, c'est un joli et magnifique métier", assure-t-elle. Elle se voit même rester jusqu'à 60 ans, au lieu de 57 ans, l'âge auquel elle pourrait prétendre à la retraite, si les conditions s'améliorent et si sa santé le permet. "C'est ma mission, conclut Corinne. Parfois, je réfléchis à faire un autre métier, mais je ne trouve pas. J'ai besoin de ce contact avec les gens."

* Corinne préfère taire son nom de famille.

"Le côté humain est complètement bâclé"

Mehdi Khellaf, chef de service des urgences du CHU Henri Mondor à Créteil (Val-de-Marne). (BENOIT JOURDAIN / FRANCEINFO)

Lundi 2 décembre, le hall du CHU Henri-Mondor à Créteil (Val-de-Marne) grouille d'une agitation particulière. Discussions animées, gobelets et boissons laissent peu de place au doute : on célèbre quelque chose. "Aujourd'hui, le CHU fête ses 50 ans", éclaire Mehdi Khellaf. Lui en a 51. Lunettes sur le nez et sourire bienveillant, le chef de service des urgences nous accueille dans son bureau et lâche que, pour cet anniversaire, il va se muer en bassiste pour un concert avec le groupe de jazz auquel il appartient depuis vingt ans. "Il faut des exutoires, sinon on déprime plus vite", glisse-t-il.

Plus jeune, ce fan de Téléphone s'imaginait pilote de ligne. Mais la découverte des sciences naturelles au lycée et la peur de la monotonie l'ont cloué au sol. "Pilote d'avion, c'est comme conducteur de bus en plus prestigieux et mieux payé", compare-t-il. Plutôt que les couloirs aériens, il choisit ceux des hôpitaux. En 1992, il commence son internat en médecine interne, pour devenir spécialiste des diagnostics difficiles et des maladies rares. "C'est faire comme le Dr House", illustre-t-il. Vingt ans plus tard, le voilà intronisé chef de service des urgences à Henri-Mondor avec, sous sa direction, une centaine de personnes. "C'était déjà la catastrophe aux urgences en 2012, mais je trouvais le challenge intéressant", explique-t-il.

Toute la semaine, il jongle entre les soins, les coups de fil sur son téléphone professionnel qui sonne 20 à 30 fois par jour, les cours qu'il donne à l'université et les réunions inhérentes à son activité hospitalière. Une usine à gaz, selon lui. "Ces réunions sont généralement peu efficaces, on tourne souvent en boucle", peste-t-il. Surtout quand la réalité laisse peu de répit. Dans son service, l'urgence est de "trouver des lits". Au quotidien, c'est un "cauchemar", malgré la volonté d'instaurer le "zéro brancard". Aux urgences de Mondor, on dénombre 160 passages par jour avec en moyenne 35 hospitalisations. Les urgences disposent de 16 lits, ce qui ne suffit pas à absorber le flot quotidien de patients.

Il y a une semaine, j'avais 16 patients dans les chambres, et encore 25 en zone de soins car il n'y avait aucune place dans les services de médecine, notamment parce qu'il manque des infirmiers, des aides-soignants ou des médecins.

Mehdi Khellaf, chef de service des urgences de l'hôpital Henri-Mondor

Habituellement, ce genre de situation, où des patients à hospitaliser restent sur des brancards, arrive plutôt en janvier ou en février, lors du pic de grippe, mais rarement en novembre. Récemment, un plan d'action a été mis en place entre les urgences, la direction de l'hôpital et la communauté médicale pour réguler plus efficacement la disponibilité des lits d'hospitalisation, en créant notamment une cellule de gestion des lits.

Les lits, le personnel médical et le personnel paramédical : la trilogie indispensable pour que les urgences fonctionnent. Quand les trois manquent, la situation devient chaotique. "Tout le monde est tendu et sous pression, observe Mehdi Khellaf. On sent que le personnel est fatigué. On est tous capables de travailler beaucoup, le burn-out provient plutôt du sentiment de prodiguer des soins de mauvaise qualité que du nombre de patients à soigner et des heures supplémentaires." Et ce manque de temps rejaillit sur la relation avec les usagers de l'hôpital. "Le côté humain est complètement bâclé, poursuit le médecin. Les familles et les patients nous reprochent de ne pas prendre le temps de s'asseoir et de leur donner des explications. Ceux qui nous disent merci sont ceux pour qui on a pris le temps d'expliquer, alors que ceux à qui on sauve la vie sont quelquefois indifférents par méconnaissance de la tâche accomplie. Le travail ne peut pas être que technique."

Mehdi Khellaf admet avoir déjà pensé avoir mal accompagné des patients, par manque de temps. Cette situation l'a convaincu de se mettre en grève pour la première fois de sa carrière en janvier 2019. "Cela faisait des mois qu'on endurait le mal. Le service et moi avons pris la décision ensemble", retrace-t-il. Ce ne fut pas de gaieté de cœur. 

Je n'étais pas du tout enchanté de défiler, j'aurais préféré qu'on fasse autre chose, mais c'était nécessaire. Si on arrête de râler, il ne se passera rien.

Mehdi Khellaf, chef de service des urgences de l'hôpital Henri-Mondor

Les annonces d'Agnès Buzyn et Edouard Philippe ne l'ont d'ailleurs pas convaincu d'arrêter de se battre. "Il faudrait une revalorisation du salaire des infirmiers, c'est un scandale total leur rémunération qui oscille entre 1 500 et 2 300 euros par mois en fin de carrière. C'est trois ans d'études après le bac et il y a peu de métiers où vous risquez tous les jours de tuer des gens par manque de concentration, de temps ou faute de personnel. Il fallait augmenter tout le monde de 300 euros et accorder des avantages en nature : horaires adaptés aux mères de famille, crèches, centres de loisirs, aides au logement et aux transports", juge-t-il. Il reconnaît toutefois l'ampleur de la tâche car "le chantier de l'hôpital public est tellement vaste qu'on ne sait pas forcément par où commencer".

A son niveau, Mehdi Khellaf essaie d'alerter sur les problèmes qu'il vit de l'intérieur, mais reste impuissant face au robinet de patients qu'on ne peut pas fermer. "Aux urgences, on ne maîtrise pas grand-chose", surtout pas l'afflux de malades, notamment à chaque départ en retraite des médecins généralistes. "Quand l'un s'en va, c'est 1 000 nouveaux patients dans la nature et on sait où ils vont finir", soupire-t-il. Il garde espoir et veut croire à une réelle prise de conscience du problème. Il n'a d'ailleurs pas essayé de dissuader l'aîné de ses quatre enfants, qui passe actuellement son internat. "Il va arriver dans une période où ça ira mieux, conclut-il. On est dans le creux de la vague. Je reste optimiste."

"L'hôpital se transforme en usine"

Laurent Rubinstein, infirmier à l'hôpital Robert Debré dans le 19e arrondissement de Paris. (BENOIT JOURDAIN / FRANCEINFO)

J'ai fait France 2, LCI, CNews, après vous, j'ai aussi une intervention en plateau chez RT France." Laurent Rubinstein ne s'arrête plus tellement. En quelques mois, cet infirmier à l'hôpital Robert-Debré (19e arrondissement de Paris) a multiplié les passages dans les médias "pour que les gens comprennent les conditions de travail" du personnel hospitalier.  

Le 14 novembre, il a battu le pavé avec une dizaine de milliers de manifestants. "J'étais sur les fesses qu'il y ait autant de monde", salue-t-il. Après cette démonstration, c'est avec une certaine impatience qu'il attendait le plan d'urgence du gouvernement. La déception a été à la hauteur de l'attente. "J'espérais des annonces chocs, de vraies annonces pour le salaire", rage-t-il. La prime de 800 euros par an, qu'il devrait toucher, ne l'a pas convaincu. "C'est 66 euros par mois ! Où est le respect pour les soignants et pour les personnes qui sont descendues dans la rue ?"

Laurent Rubinstein s'indigne de ne pas avoir été entendu. Pour lui, cette prime est une goutte d'eau. "Je touche 1 800 euros net de nuit par mois, j'ai une licence, on s'occupe d'êtres humains, on prend des risques, je vis dans le Val-d'Oise, je viens en voiture, une heure à l'aller, une heure au retour car avec mon salaire, c'est impossible de vivre à Paris", constate-t-il. A 30 ans, le jeune homme sort de quatre ans aux urgences pédiatriques. Depuis trois semaines, il a intégré l'équipe de suppléance, c'est-à-dire le vivier dans lequel l'hôpital pioche des infirmiers pour combler les trous. 

Au bout de quatre ans, j’en avais marre des urgences, j’avais besoin de souffler.

Laurent Rubinstein, infirmier à l'hôpital Robert-Debré

Désormais, il remplace donc les infirmiers, parfois au jour le jour, dans les services où les besoins se font sentir. Mais il est resté près des enfants. C'est d'ailleurs à cet âge qu'il a choisi sa voie. A 15 ans, il est au chevet de sa grand-mère emportée par un AVC. Il décide de se mettre au service des autres. "J'ai vu le traitement qu'elle a reçu, j'ai trouvé qu'elle n'avait pas été bien accompagnée, j'ai voulu aider les gens", analyse-t-il. Mais depuis cinq ans qu'il est infirmier, il constate que l'aspect humain de son métier prend de moins en moins de place. "A l'école, on apprenait l'empathie, l'aide, l'écoute, il fallait maîtriser l'aspect technique et humain, mais il est désormais trop compliqué de concilier les deux." Après ses études dans le Val-d'Oise, il débute à l'hôpital pour enfants de Margency, dans le même département, et passe huit mois en hématologie pédiatrique avant d'atterrir dans le 19e arrondissement de Paris.

L'hôpital universitaire Robert-Debré est le plus important service d'urgences pédiatriques de France avec 71 000 passages par an. "C'est prestigieux de travailler dans ce genre d'hôpital", reconnaît Laurent Rubinstein. Toutefois, il n'en soupçonnait pas les cadences. "On n'a plus le temps, regrette-t-il, les gens sont bien soignés, mais quel que soit le soin, on manque de temps. Il y a toujours de nouveaux enfants dont on doit s'occuper…" Et une tâche en appelant une autre, il en oublie parfois la précédente : "Un jour, un parent m'a demandé trois, quatre fois, une couche taille 3, je lui disais que j'arrivais avec et je partais sur autre chose parce que j'étais appelé ailleurs."

Quand on annonce la leucémie d'un enfant à ses parents, on a 15 minutes et on n’a pas le temps d’approfondir, d’accompagner.

Laurent Rubinstein, infirmier à l'hôpital Robert-Debré

Au départ, il ne s'en émeut pas, mais le jeune homme perd progressivement son "sourire, [sa] joie de vivre". "Or on doit rester hyper souriant, car les gens arrivent aux urgences stressés", explique-t-il. Si la qualité des soins ne fait aucun doute, il assure que "l'hôpital se transforme en usine : on est dans le traitement et plus dans une prise en charge globale du patient". Le 21 avril, pour la première fois, l'infirmier rejoint le piquet de grève. "On avait déjà tiré la sonnette d'alarme, on se plaignait du manque de personnel, rappelle-t-il. Quand les urgences de Saint-Antoine, de Tenon sont venues nous chercher, on a rallié le mouvement."

A la fin du service, beaucoup craquent, on a l'impression de ne pas bien faire notre boulot. On est agressifs vis-à-vis des parents, ce comportement n'est pas le nôtre.

Laurent Rubinstein, infirmier à l'hôpital Robert-Debré

Pourtant, après des mois de mobilisation, il guette toujours une amélioration. "Il manque encore des postes", estime-t-il. Cette pénurie de personnel l'a amené à sacrifier un peu de ses vacances "pour ne pas laisser [ses] collègues dans la merde". Le sens du sacrifice et du collectif au sein des équipes de l'hôpital est une bouffée d'oxygène, tout comme les rencontres au sein du Collectif Inter Urgences. Mais la dure réalité n'est jamais loin et lui fait craindre le pire. "On a l'impression qu'on joue notre diplôme chaque nuit, confie-t-il. On a peur de l'erreur, de la faute grave…"

Il sera donc à nouveau dans la rue le 17 décembre. "Je ne veux pas aller dans le privé, j'aime mon métier et je veux que les gens comprennent qu'on accompagne totalement un patient, c'est ça être infirmier", martèle-t-il. Et tant pis si ce fan de Disney, accaparé par son combat, n'a pas le temps d'aller voir La Reine des neiges 2. "J'essaie de lutter pour les urgences et l'hôpital public. Je veux que l'Etat comprenne que nous ne sommes pas des machines et qu'on veut traiter nos patients comme des humains."

"On s'est éloigné du principe du juste soin au moindre coût"

Joëlle Laugier, responsable du centre d'alcoologie de l'hôpital Delafontaine à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). (BENOIT JOURDAIN / FRANCEINFO)

Si j'ai accepté cette interview, c'est pour médiatiser notre lutte." Quand on la rencontre dans un café aux abords de l'hôpital Delafontaine à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Joëlle Laugier est méfiante. Pas forcément à l'aise à l'idée de se confier, elle craint surtout de se mettre en avant au détriment de la cause qu'elle défend. En sirotant sa boisson gazeuse, la responsable du centre d'alcoologie de l'hôpital lâche quelques traits d'humour mais cède peu sur le terrain personnel. Il faudra s'en contenter, mais le discours militant, lui, infusera toute la conversation.

A 52 ans, cette médecin travaille depuis dix-huit ans à l'hôpital Delafontaine. C'est en 2003 qu'elle arrive à la tête du centre d'alcoologie, qui prend en charge des patients dépendants à l'alcool. "C'était la dimension humaine qui m'intéressait, la question de la dépendance n'enferme pas dans des cases techniques. A chaque souffrance, on essaie de trouver des réponses. On est dans l'accompagnement médico-psychosocial", analyse-t-elle. Avec son équipe de six personnes, son travail est "de répondre à tous les services qui ont des malades ayant un problème avec l'alcool". Elle avance une fourchette : 18% à 25% des personnes hospitalisées sont concernées. Et son service est confronté aux mêmes difficultés que les autres.

On doit gérer des patients qui ont de multiples problèmes, mais c'est en contradiction avec la logique de recherche de rentabilité de l'hôpital. Quand on veut bien travailler, il faut du temps.

Joëlle Laugier, responsable de l'unité d'alcoologie de l'hôpital Delafontaine

Manque de temps, déficit d'accompagnement, le constat est le même à Delafontaine que dans les hôpitaux de l'AP-HP. "Le travail se réduit à des actes techniques pour les soignants, on doit voir de plus en plus de patients, je suis révoltée, s'agace-t-elle. On s'est éloigné du principe du juste soin au moindre coût." Quand le Collectif Inter Urgences se crée, Joëlle Laugier soutient l'initiative. "On s'est rendu compte qu'on vivait tous la même chose, les difficultés des uns faisaient écho à celles des autres", se souvient-elle. Elle salue cette libération de la parole et se félicite de la mobilisation du 14 novembre. Pourtant, la praticienne a du mal à masquer son inquiétude et ne cache plus les difficultés à faire correctement le travail. "On est sous pression pour faire sortir les patients, alors qu'on aimerait pouvoir les garder", souffle-t-elle. Et la colère ne demande qu'à s'exprimer quand on évoque les annonces du gouvernement. 

J'y avais mis beaucoup d'espoir, j'avais pensé qu'il y aurait une réponse aux salaires de misère du paramédical, or ça a été un mépris du cri de colère des soignants. Ces mesurettes n'ont absolument pas été à la hauteur de ce qui était demandé.

Joëlle Laugier, responsable de l'unité d'alcoologie de l'hôpital Delafontaine

C'est pourquoi elle refuse de lâcher. Malgré une mobilisation qui lui "prend trop de temps", malgré sa fatigue à essayer de trouver des solutions individuelles, malgré sa peine à trouver des médecins voulant travailler en Seine-Saint-Denis. "La désertification médicale, on se la prend de plein fouet", observe-t-elle. Or, en alcoologie, le maillage du territoire est primordial et les médecins généralistes partis à la retraite et non remplacés laissent un vide qu'il faut combler. "L'absence de réponse de l'Etat crée de la misère et l'hôpital est le réceptacle de tout cela", note-t-elle. Animée par son désir de justice sociale, Joëlle Laugier se félicite de l'ouverture prochaine, en mars 2020, d'un hôpital de jour d'alcoologie à Saint-Denis. "C'est un vrai besoin de territoire parce que les gens malades sont souvent très isolés", explique-t-elle. C'est dans ce genre de réussite qu'elle trouve l'énergie pour continuer. Et elle ne désespère pas "de rendre le métier de soignant à nouveau attractif".

"Le plus dur, c'est l'exigence psychique du métier"

Rémi, ambulancier SMUR dans un CHU du nord de Paris  (BENOIT JOURDAIN / FRANCEINFO)

Notre quotidien, c'est l'exceptionnel de la plupart des gens." Rémi* a le sens de la formule pour évoquer son métier d'ambulancier dans un CHU du nord de Paris. Cet homme de 31 ans, d'apparence réservée et dont les yeux bleu clair captent le regard, est un des 150 ambulanciers Smur de l'AP-HP. Cela fait bientôt cinq ans qu'il écume les routes de la capitale avec une consigne : "arriver au plus vite sur les lieux d'un accident en usant des avertisseurs lumineux ou sonores et sans mettre en danger les gens", récite-t-il. Avant de se retrouver au volant d'un utilitaire blanc de 4 à 5 tonnes qui nécessite un permis poids lourd, Rémi a connu des galères : une scolarité difficile, un climat familial tendu, le RSA.

A 25 ans, après une dizaine d'années de bénévolat dans diverses associations, il entend trouver une situation stable. "La formation d'ambulancier était facilement finançable par Pôle emploi et il y avait beaucoup de demandes en Ile-de-France", explique-t-il. Il fait ses premières armes en mars 2015 à l'hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), avant d'atterrir dans le nord de Paris en avril dernier. Il se souvient de ses premiers jours en Seine-Saint-Denis : "On intervenait dans la commune de Saint-Ouen, j'étais au volant avec un enfant en arrêt cardio-respiratoire, j'avais la pression."

Dans son hôpital, ils sont six ambulanciers à se relayer. Trois travaillent de jour, les autres de nuit. Lui a opté pour le travail nocturne car il est plus facile de conduire à Paris la nuit. "On fait des journées de 12 heures, le camion est toujours en activité pour qu'il y ait une continuité permanente des soins", détaille-t-il. En une année, l'ambulance de réanimation sort environ 2 500 fois, "soit trois, quatre départs en 12 heures", précise l'ambulancier. A chaque sortie, il est accompagné par un infirmier et un médecin et les assiste pour prodiguer les premiers soins sur place.

Pour l'administration, on n'est jamais en contact avec les malades ou les blessés. Or, en pratique, c'est tout l'inverse et, dans des situations d'urgence, notre champ de compétences explose.

Rémi, ambulancier dans un CHU du nord de Paris

Rémi aime son métier, les résultats concrets qu'il peut apporter. "Tu vois tout de suite quand tu as bien fait ton travail", apprécie-t-il. Mais il ne supporte plus le statut et le manque de reconnaissance qui l'accompagnent. Exemple, les repos non pris. En 2018, pendant onze mois, son ancien service n'a compté que cinq ambulanciers au lieu de six. Résultat : une impossibilité de prendre tous ses jours de repos, et plus de 250 heures travaillées en plus sur l'année. Son compte épargne temps (CET) étant plein, il ne peut plus rien y déposer. Il a le choix entre les convertir en points de retraite additionnelle et se les faire payer au forfait. "Nous, on est catégorie C de la fonction publique, le taux est de 65 euros brut pour sept heures de travail. C'est une humiliation ! On sauve des vies et voilà comment on est remercié." Cerise sur le gâteau, ces heures n'étant pas comptabilisées comme des heures supplémentaires (une pratique contraire aux règles de la fonction publique mais selon lui très répandue à l'AP-HP), elles sont imposables. Rémi gagne entre 1 400 et 1 700 euros par mois, primes comprises.

Je passe mes nuits dehors à être confronté à la détresse, à la violence et souvent à la mort, et quand je vois ce que je gagne…

Rémi, ambulancier dans un CHU du nord de Paris

Lui et ses collègues ont le sentiment de ne pas être respectés. Si le personnel "est habitué à encaisser" selon lui, le vase a fini par déborder. Mais le chemin jusqu'à la grève a été long. En couple avec une infirmière, Rémi a tout de suite été solidaire et a participé aux manifestations, mais lui n'était pas officiellement gréviste. Il attendait que la profession se positionne. "Les ambulanciers Smur sont une petite corporation, il y a un sentiment diffus de rejet, une résignation. Cela conduisait à l'aigreur et à la passivité. Au départ, on avait peur d'être dilués dans le mouvement, mais lorsqu'on l'a rejoint, il y a eu un sursaut de dignité et de solidarité", assure-t-il. Et le 14 novembre, ils ont battu le pavé avec les autres.

Les annonces qui ont suivi n'ont pas été suffisantes et l'incitent à poursuivre la mobilisation. Mais ce jeune trentenaire envisage déjà une reconversion, car il voit ses collègues pousser encore des brancards et conduire l'ambulance la soixantaine passée. "Le plus dur, c'est l'exigence psychique du métier, on n'est jamais préparé à affronter ce genre de situations. Toute une carrière à être exposé à ça, c'est éprouvant…" confie-t-il. Il a donc repris ses études et prépare une licence de psychologie. On lui avait conseillé de passer le diplôme d'infirmier. "J'ai hésité, c'est un métier formidable, mais l'hôpital tel qu'il est ne me fait plus rêver."

* Rémi préfère taire son nom de famille et son lieu de travail.

soyez alerté(e) en temps réel

téléchargez notre application

Ce long format vous plaît?

Retrouvez les choix de la rédaction dans notre newsletter
s'abonner