GRAND FORMAT. A la rencontre d'Halizeta, mère célibataire de deux enfants aux portes de la pauvreté
Je n'ai pas eu l'appartement. On déménage demain." Dans un bref texto, en ce début du mois d'avril, Halizeta nous apprend qu'elle et ses deux enfants sont poussés à la porte de Grigny (Essonne). Cette mère célibataire, âgée de 39 ans, a dû quitter l'appartement qu'elle louait, le propriétaire souhaitant le récupérer. Ses mois de recherches de logement n'ayant pas abouti, Halizeta laisse aussi derrière elle son travail de vendeuse, un CDI. Car la seule option, pour que sa famille soit hébergée, est de partir rejoindre un ami dans la Somme. Et de tout quitter. "Je n'ai pas le choix", écrit la maman de deux enfants de 7 ans et à peine 2 ans. "C'est fini pour moi, Grigny."
Par deux fois, la mère de Flavia et d'Hamidou est brusquement devenue une "maman solo" qui se démène avec la précarité, comme 36% des familles monoparentales dans l'Hexagone. Quand nous l'avons rencontrée, fin février, cette vendeuse à temps partiel et aux horaires tardifs, isolée dans la commune la plus pauvre de France, vivait déjà à deux pas de la pauvreté, jonglant avec un quotidien éreintant.
Maman solo, mère au pas de course
En cette froide matinée de février, le jour se lève sur les façades beiges et volets marron du grand ensemble de Grigny 2 (Essonne), au pied des bruyantes voies du RER D. Cette banlieue sud de Paris se réveille. Au huitième étage d'une tour vieillissante des années 1960, la fenêtre donnant sur une enclave d'immeubles uniformes, Halizeta s'assoit sur un canapé abîmé, morceau de pain dans une main, thé au citron dans l'autre. Il est 8 heures, rare instant de repos pour cette maman. Depuis son réveil, deux heures plus tôt, cette Grignoise de 39 ans a rangé, nettoyé et cuisiné. Pas de sport, ni aucune autre activité consacrée à soi. "Pour faire des choses comme ça", assure-t-elle d'une voix rieuse mais résignée, "il faut être deux".
Hamidou, la bouille ronde comme le visage de sa mère, trempe discrètement le doigt dans la confiture de fraises traînant sur la table basse. "Flavia, ton amie ne va pas tarder, prends ton sac !", somme Halizeta d'une voix aiguë, tout en surveillant d'un œil la gourmandise de son dernier. La petite, élève de CE1, s'exécute. Elle retrouve son amie Grace, une voisine du huitième étage, devant l'ascenseur. "Si quelqu'un vous appelle dans la rue, vous ne répondez pas !", rappelle la maman, dans un réflexe protecteur. 8h30. Après quelques chatouilles, il est temps de préparer Hamidou. Halizeta lui met ses baskets blanches, son bonnet et sa doudoune bleu ciel. Pas question qu'il prenne froid. Elle, vêtue d'une simple chemise bleu foncé et d'un jean, passe rapidement un fin blouson gris. Départ pour la halte jeux du quartier.
Hamidou restera avec Dominique, auxiliaire de puériculture aux fines lunettes et cheveux grisonnants, jusqu'à 11 heures. Sa mère quitte la halte rapidement, sans avoir le temps de discuter. Elle a deux heures, montre en main, pour faire des courses et effectuer des démarches administratives. Il faut acheter des saucisses à la boucherie "Aux saveurs de l'Orient" pour le repas du lendemain, puis envoyer des documents pour trouver un nouveau logement. "Ça n'arrête pas !", sourit-elle en marchant dans les rues de Grigny.
Vers 9h30, Halizeta est de retour dans les 60m2 qu'elle partage, elle et ses enfants, avec une connaissance du propriétaire. Elle va devoir quitter les lieux. Mais avec un salaire de 900 euros, les recherches s'avèrent difficiles, si ce n'est impossibles. Il y a quelque temps, après six mois de refus de dossiers, Halizeta a pu visiter un appartement dans les environs, à deux minutes montre en main de l'école de Flavia. Lumineux, refait à neuf et repeint en blanc. Avec une vue sur du vert, loin du gris des immeubles de sa rue. Mais le loyer atteint presque l'intégralité de son salaire. Des proches lui ont conseillé de tricher, pour éviter un nouveau refus. Dans son salon, Halizeta prépare hâtivement son dossier. L'urgence de trouver un toit est là : sans nouveau logement d'ici fin mars, la jeune femme et ses deux enfants sont menacés d'être à la rue.
Il y a trois ans, la situation était bien différente. La trentenaire, française d'origine burkinabé, emménageait dans cet appartement avec son compagnon de l'époque, devenu en 2017 père de son fils Hamidou. Trois mois après cette naissance, le jeune homme "est parti", relate Halizeta, émue. Il a depuis rencontré une autre femme, eu un autre enfant et ne voit son fils que lors de visites le week-end. Elle est restée seule, avec deux petits à sa charge. Car le père de son aînée Flavia, un Franco-Italien avec qui elle a vécu plusieurs années à Ouagadougou (Burkina Faso), est mort dans son sommeil, un après-midi de 2013. "Je me souviens qu'il nous regardait jouer avec Flavia. Puis il est parti faire une sieste", se remémore-t-elle, en se frottant les yeux. Halizeta marque une pause. "Quand je suis rentrée dans sa chambre après une heure, 1h30, il était froid." La trentenaire évoque un état de "choc total", le refus d'"admettre qu'il était parti". La jeune mère a quitté son pays en 2015, dans l'espoir d'une vie meilleure, sa fille alors âgée d'à peine 4 ans dans les bras. Direction la France, pays qu'elle avait connu adolescente.
J'avais peur de ne pas réussir seule. Et puis je me suis dit : <em>'Je vais faire de mon mieux, le ciel fera le reste</em>.' Ces enfants, je les ai voulus, maintenant, j'assume.
Fin de matinée, Halizeta s'agace. Son ordinateur ne s'allume plus, et la connexion ralentie l'empêche d'envoyer les documents nécessaires pour l'appartement. "Il va être 11 heures et je n'aurai rien fait", soupire-t-elle. La course reprend. La maman enfile d'une traite son blouson et se coiffe d'une perruque rousse et blonde masquant ses courts cheveux naturels. Elle arrive à la halte jeux avec une minute de retard, et ne manque pas de le remarquer. "Hamidou a bien joué, il est resté longtemps à la pâte à modeler", relate, tout sourire, Dominique. Halizeta discute avec l'auxiliaire de puériculture quelques minutes, puis repart une nouvelle fois à la hâte. Il faut récupérer Flavia 500 mètres plus loin, à la sortie de son école.
(Sur)vivre avec un temps partiel
Le téléphone de Halizeta affiche bientôt midi. Pendant que ses enfants s'amusent avec des ballons gonflables dans le salon, la maman s'affaire en cuisine, servant le repas préparé tôt ce matin-là – de la viande et des petits pois-carottes, mijotés dans une sauce typique du Burkina Faso. Sur la table de la cuisine traînent des gâteaux et quelques bouteilles de sirop – les enfants en raffolent. Au sol, un grand sac de riz, bon marché et prévu pour durer.
Passer chaque déjeuner avec ses enfants pourrait être vu comme une chance, aux yeux de nombreux parents. Mais derrière ce temps en famille se cache une réalité plus subie. Nous sommes fin février, et cela fait cinq mois qu'Halizeta travaille de 16 heures à 21 heures en tant que vendeuse polyvalente dans un grand magasin d'Evry-Courcouronnes (Essonne). Comme elle, 70% des salariés français de cette enseigne sont employés à temps partiel, d'après Europe 1. Pour un CDI de 25 heures, celle qui doit nourrir trois bouches gagne près de 900 euros par mois. Un contrat certes stable, mais insuffisant, connu de 42% des mères élevant seules leurs enfants, selon le ministère des Solidarités et de la Santé.
Le chemin pour obtenir ce premier CDI a été sinueux. Quand Halizeta atterrit en Seine-Saint-Denis, en 2015, elle vit de petits boulots. La jeune femme, qui travaillait en pharmacie à Ouagadougou, est d'abord serveuse dans un petit restaurant ivoirien. Elle vend ensuite des produits au marché de Saint-Denis et réalise des tresses africaines à domicile. Enceinte, Halizeta suit une formation de vendeuse par le biais de Pôle emploi. A l'arrivée du petit Hamidou, de nouveau seule, la mère ne travaille pas. Elle cherchera pendant six mois un travail, en vain. Puis elle repère l’annonce du magasin. "J'ai postulé pendant que les enfants dormaient", relate-t-elle. Le lendemain, ils m'ont appelée. Je n'y croyais presque plus."
La "maman solo" est passée du RSA à un salaire minimum partiel, qui couvre à peine le loyer de 900 euros de son appartement. La Caisse d'allocations familiales (CAF) lui verse 423 euros d'APL pour ce loyer, et quelque 600 euros d'aides pour ses enfants. Mais la nounou a un coût – 789 euros chaque mois. A la fin du mois, Halizeta a dans ses mains entre 200 et 300 euros pour payer les factures, les autres gardes ponctuelles et la nourriture. Les fins de mois sont souvent difficiles, ce qui n'est pas sans inquiéter ses proches. Au téléphone, l'une de ses tantes se dit "découragée" par la situation d'Halizeta, qu'elle considère "comme [sa] fille". "Elle mérite mieux que ça", lâche-t-elle depuis le Burkina Faso.
Dans l'étroite cuisine, Halizeta prépare un hamburger pour le dîner de sa fille, puis un petit pot pour Hamidou ce soir-là. Sur de vieilles plaques de cuisson, des plats mijotent pour les prochains jours. Une fois que les enfants ont le ventre rempli, Halizeta se pose rapidement pour manger, entre deux sollicitations d'Hamidou, gourmand. La mère cède, partageant avec son fils son plat à la sauce d'arachide. Chaque mois, la mère multiplie les ruses pour nourrir le petit et sa grande sœur avec un budget très serré. Il y a les produits à prix réduits dans les grandes surfaces, la fin du marché à Saint-Denis, un dimanche par mois. Halizeta y récupère poulet et légumes bon marché. "Je mets au congélo et consomme petit à petit. Ça peut me faire un mois", explique méticuleusement la trentenaire, qui "grignote" parfois "les restes". "Je peux en manger pendant une semaine, je m'en fiche. Tant que les enfants mangent mieux." Dans son appartement grignois, une devise règne : "On ne jette pas la nourriture". Et dès qu'un centime peut être mis de côté, Halizeta le fait.
Halizeta, c'est une femme battante, prête à tout pour ses enfants. Elle ne pleurniche pas sur sa situation. Elle prend les choses comme elles sont et elle essaie d'avancer avec.
A 13 heures passées, la mère et ses enfants s'affairent de nouveau : Flavia reprend l'école dans cinq minutes. Sur le chemin de l'école longeant les barres d'immeubles, la petite aux longs cheveux frisés demande si elle peut avoir un cadeau. "Papa [le père d'Hamidou] a dit que je pouvais avoir un portable", lance-t-elle, l'air rieur. "Ce n'est pas papa qui décide, c'est moi", rappelle d'un ton sec Halizeta. "Pourquoi tu dis qu'un euro, ou vingt euros, c'est cher ?", s'interroge Flavia, 7 ans. "Tout est cher", répète sa mère.
Un travail et des gardes "un peu tard"
En début d'après-midi, Halizeta dépose délicatement son petit garçon, endormi, sur son dos, puis l'entoure d'un large tissu noué pour le porter. Maquillée, vêtue d'un tee-shirt bleu turquoise, elle part déposer Hamidou au septième étage de l'immeuble jumeau d'en face, chez Vidjéa et Marie-Antoine Payole. L'assistante maternelle et son mari, respectivement âgés de 49 et 75 ans, sont en quelques mois devenus les "mamie" et "papi" des deux enfants. Ils resteront chez eux comme d'habitude, jusqu'au retour de leur mère à 21h30. Vidjéa, indienne aux cheveux longs et bijoux dorés, ouvre sa porte dans un grand sourire. La mère dépose Hamidou sur le canapé recouvert d'un drap blanc. Elle donne rapidement à Vidjéa les indications pour le dîner des enfants, puis file vers le RER. Direction Evry-Courcouronnes et le travail.
Les deux femmes se sont rencontrées grâce à Stéphanie Iraci, du relais assistantes maternelles de Grigny, qui permet à des familles d'avoir accès à des gardes aux horaires atypiques. Le relais fonctionne avec 100 assistantes maternelles indépendantes, dont 23 qui, comme Vidjéa, travaillent très tôt ou très tard pour mieux répondre aux besoins de parents à temps partiel. La nounou d'Hamidou et de Flavia garde ainsi des enfants de 6h30 à 21h30, six jours sur sept, et travaille deux dimanches par mois. Les obligations d'Halizeta n'ont rien de surprenant ici, bien au contraire. Sur 258 familles reçues l'an dernier, Stéphanie Iraci a recensé 85 parents élevant seuls leurs enfants, soit un tiers. "Et parmi eux, je n'ai vu qu'un seul père", souligne-t-elle. Pour elle, ce chiffre est anormalement élevé et révèle une présence très forte de mères isolées à Grigny. Et comme la mère d'Hamidou et Flavia, "beaucoup sont en temps partiel ou intérimaires", poursuit l'animatrice. Les CDI à temps plein "sont rares", et le chômage un fléau, parmi ces mères célibataires.
Il y a beaucoup de mères isolées ici. Les papas s'en vont. Halizeta me dit souvent que ça va, mais elle est fatiguée, ça se voit.
Pendant que les Payole veillent sur Hamidou et deux autres enfants, Halizeta range les produits laissés par les clients, au cœur de l'imposant magasin où elle travaille. Bougies, draps, serviettes... La vendeuse replace tout au centimètre près, puis conseille un client. Dans le quartier de Grigny 2, la nuit commence à tomber et Vidjéa se met en route pour aller chercher Flavia à la sortie de l'accueil périscolaire. La fille d'Halizeta est l'une des dernières à quitter son école, un établissement REP+ qui compte un tiers de parents seuls, selon le responsable du périscolaire.
A l'heure du dîner, Vidjéa sert à Flavia le hamburger que sa maman lui a préparé quelques heures plus tôt. Hamidou lorgne l'assiette de sa grande sœur. Un petit pot, quelques rires et cris, et les deux enfants dessinent ensemble dans le salon des Payole. Il est 21 heures, et la course reprend pour Halizeta. Après une marche rapide vers la station d'Evry-Courcouronnes, puis un léger retard de train, la mère s'assied enfin dans le RER. "Ça y est, mes pieds respirent !", lâche-t-elle dans un rire. La vendeuse a les yeux fatigués, et la tête qui fléchit. Elle est pressée de retrouver ses enfants et aimerait travailler à temps plein, en journée. Son employeur le lui a proposé, mais elle devrait alors se lever à 5 heures cinq jours sur sept, deux semaines par mois. "Impossible pour les enfants, ce serait trop de fatigue", glisse Halizeta, le ton résolu. Une demi-heure après avoir quitté le travail, la trentenaire est devant la porte de sa nounou. Ses enfants courent vers elle.
Plus d'un mois plus tard, Halizeta a donc quitté les hauteurs de Grigny 2, faute de logement. La maman envisageait cette option depuis un moment : "Je voudrais que les enfants ne grandissent pas ici". Et dans un futur plus lointain ? "Je vois mes enfants faire quelque chose de grand", affirme-t-elle. Celle que sa fille décrit comme "courageuse, fidèle et toujours à la rescousse de ses enfants" envisage un retour au Burkina Faso une fois âgée, "pour ne pas être une charge pour eux". Elle ne cache pas que "la famille, les amis, les plats" du pays lui manquent. "Des fois, je me sens très seule. Surtout quand les enfants dorment."
Texte : Valentine Pasquesoone