L'article à lire pour comprendre le procès "Luxleaks"
Deux lanceurs d'alerte et un journaliste comparaissent devant le tribunal correctionnel du Luxembourg. Ils sont accusés d'avoir diffusé des documents révélant les pratiques fiscales de multinationales.
Le point commun entre Apple, Amazon, Pepsi, BNP Paribas ou encore Axa ? Toutes ces multinationales sont au cœur du scandale "Luxleaks", révélé en novembre 2014. Elles sont accusées d'avoir eu recours à des pratiques d'évasion fiscale agressives via le Luxembourg.
Cette affaire, révélée en France par l'émission "Cash investigation" de France 2, implique près de 340 firmes, et représente un manque à gagner pour les États de centaines de milliards d'euros. Mais du mardi 26 avril et jusqu'au 4 mai, seuls trois hommes sont jugés au tribunal correctionnel du Luxembourg. Ce qu'on leur reproche ? Avoir révélé ces "leaks".
J'ai raté le début de l'affaire. C'est quoi ces "Luxleaks" ?
Tout commence en novembre 2014. Des accords fiscaux secrets établis entre 2002 et 2010, entre le Luxembourg et 340 multinationales, sont révélés par l'ICIJ, le Consortium international des journalistes d'investigation. Durant son enquête de six mois baptisée "Luxembourg Leaks" ou "Luxleaks", l'ICIJ a eu accès à 28 000 pages de documents (en anglais). Ces pages dévoilent comment des grandes entreprises "s'appuient sur le Luxembourg et ses règles fiscales souples, mais aussi sur les déficiences de la réglementation internationale pour y transférer des profits afin qu'ils n'y soient pas taxés, ou très faiblement", écrit Le Monde.
En mai 2012, le journaliste français Edouard Perrin avait déjà révélé une partie de ces accords lors de l'émission de "Cash investigation", Paradis fiscaux : les petits secrets des grandes entreprises. Le scandale a réellement éclaté deux ans plus tard, lors de la diffusion de ces accords secrets.
De quelles entreprises parle-t-on ?
Parmi les 340 multinationales concernées issues de 82 pays, on retrouve aussi bien le géant de l'ameublement Ikea, que des banques (HSBC, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Barclays), des géants d'internet et des nouvelles technologies (Apple, Amazon), des groupes énergétiques (Gazprom, General Electrics), des laboratoires pharmaceutiques (GlaxoSmithKline), ou des marques d'agroalimentaire (Heinz, Pepsi) et d'habillement (Burberry, Timberland).
On trouve aussi l'assureur AIG, le spécialiste des aspirateurs Dyson, le fabricant de machines de chantier Caterpillar, le constructeur automobile Volkswagen ou encore le gouvernement de l'émirat d'Abou Dhabi. Le journal britannique The Guardian a même dû révéler que son propre groupe de presse, le Guardian Media Group, était concerné.
Dans une moindre mesure et pour des opérations plus limitée, les Français Aviva, Axa, Crédit agricole, Caisse d'Epargne, LVMH et le groupe Rotschild sont aussi concernés. Au total, 230 accords secrets ont été scellés avec des groupes américains, 197 avec des britanniques, 86 allemands, 67 suisses et 58 français, rapporte La Croix.
Comment réussissent-elles à échapper au fisc ?
Dans le jargon financier, les combines mises en place par ces grands groupes pour payer moins d'impôts s'appellent les tax rulings. L'objectif est toujours le même : réduire au maximum l'impôt à payer par les entreprises. Dans la plupart des cas, les entreprises prennent contact avec l'un des quatre géants de l'audit (Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers), qui négocie ensuite leur cause auprès de l'administration du Luxembourg. Cette négociation devient un "tax ruling", lorsque les autorités financières valident sa légalité. Plusieurs mécanismes ont été identifiés.
Un système de prêts internes. Une holding établie au Luxembourg prête de l'argent à une autre filiale du groupe située dans un pays étranger. Celle-ci se débrouille pour que les intérêts à payer lors du remboursement soient importants, afin de vider les caisses de la filiale à l'étranger. Ces intérêts sont facturés et déduits du résultat de la filiale. Ils sont ensuite transférés vers le Luxembourg, sans passer par la case "déclaration au fisc".
Le paiement de royalties. Cette holding peut aussi jouer sur la puissance de la marque et des brevets. La multinationale ouvre au Luxembourg une entité consacrée à la gestion de la propriété intellectuelle. Les autres filiales, ainsi que la maison-mère, lui payent des royalties pour l'utilisation de la marque et des brevets, ce qui permet de diminuer leur bénéfice fiscal. Au final, 80% des royalties sur cette propriété intellectuelle échappent aux impôts, selon l'ICIJ (en anglais).
Attendez, toutes ces pratiques sont légales. Où est donc le problème ?
Si le Luxembourg légalise ces accords, pourquoi crier scandale ? Au lendemain de la publication des "Luxleaks", le Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, a d'ailleurs répété que ces pratiques étaient "conformes aux lois internationales".
Or, si ces pratiques sont légales, elles sont aussi nocives puisqu'elles privent les États de recettes fiscales substantielles, le tout dans un contexte d'austérité. L'aide du Luxembourg va aussi à l'encontre des règles de la concurrence au sein de l'Union européenne. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, lui-même ancien Premier ministre du Luxembourg, a admis en novembre 2014 que ces pratiques ne correspondaient pas à l'esprit de "justice fiscale" et des "normes éthiques et morales".
Mais qui est poursuivi alors ?
Trois Français vont être appelés à la barre. Le lanceur d'alerte Antoine Deltour est accusé d'avoir organisé la fuite de documents fiscaux du cabinet d'audit PricewaterhouseCoopers (PwC). Cet ancien salarié du cabinet a eu accès à ces pièces sur la banque de données de son employeur, et les a copiées avant sa démission en 2010, abasourdi par les pratiques découvertes dans l'entreprise, décrit L'Express.
Le jeune homme de 30 ans est poursuivi par son ancien employeur pour violation du secret des affaires, violation du secret professionnel, vol, blanchiment et accès frauduleux dans un système informatique. Malgré la peine encourue, il ne regrette pas son geste. "Je ne comprends pas comment je pourrais être victime d'une lourde peine lorsque j'ai agi dans l'intérêt général", explique-t-il à l'agence Bloomberg (en anglais). En juin 2015, le jeune homme a été récompensé du prix du citoyen européen par le Parlement européen.
Deux autres prévenus comparaissent à ses côtés, Raphaël Halet et Edouard Perrin. Le premier est un ancien salarié de PwC, dont le nom n'a été divulgué que le 21 avril par le parquet du Luxembourg. Il est à l'origine d'une seconde fuite de documents fiscaux.
Le second, Edouard Perrin, est le journaliste qui a révélé le scandale au grand public, dans l'émission "Cash Investigation". Il a été inculpé en avril 2015 par la juge d'instruction luxembourgeoise Martine Kraus pour complicité de vol domestique, violation du secret professionnel, violation de secrets d'affaires et blanchiment. La justice lui reproche d'avoir manipulé Raphaël Halet pour organiser la seconde fuite de documents, et d'avoir joué un rôle "actif dans la commission de ces infractions".
Comment se défendent-ils ?
L'un des principaux arguments de la défense est de mettre en avant le désintéressement des prévenus et un acte d'intérêt général. Antoine Deltour "risque cinq ans de prison pour avoir accompli un acte citoyen !", s'indigne son avocat, Me William Bourdon, cité dans Marianne.
Le prévenu reconnaît la "matérialité des faits" mais dit avoir "agi en citoyen". "Mon rôle se limite à avoir fait un copié-collé et à avoir répondu à un journaliste", dit-il, reconnaissant que l'affaire était allée "bien au-delà de ses intentions." Le deuxième lanceur d'alerte Raphaël Halet assure avoir "agi dans l'intérêt général". Inculpé au printemps 2015, le journaliste Edouard Perrin, lui, défend son droit à enquêter et à informer les citoyens.
Un comité de soutien à Antoine Deltour a été monté dès l'été 2015, et a réussi à récolter 18 000 euros pour aider le prévenu à régler ses frais judiciaires, rapporte Le Monde.
Mais ils risquent gros ?
Les prévenus risquent jusqu'à cinq ans de prison et 1,25 million d'euros d'amende. Au delà du procès judiciaire, c'est aussi un procès politique qui s'ouvre. Il oppose la protection du secret des affaires contre celle des lanceurs d'alerte. "Quelle que soit l'issue du procès, la situation (...) pose la question du sort des lanceurs d'alerte. Leurs actions permettent de faire avancer des dossiers occultés ou restés en déshérence trop longtemps. Mais la législation les protège mal", souligne leur comité de soutien sur Mediapart.
Le 14 avril, le Parlement européen a voté la directive du secret des affaires visant à lutter contre l'espionnage industriel. Les opposants au projet craignent que cette directive rende plus difficile la tâche des journalistes et des lanceurs d'alerte. "Tant que le risque de poursuites paraîtra insurmontable, des milliers de lanceurs d’alerte resteront bâillonnés", déplore William Bourdon à Libération.
Concrètement, cette affaire a un peu fait bouger les choses sur le fond ?
L'affaire des Luxleaks, comme celle des Panama Papers plus récemment, a mis en avant le rôle essentiel des lanceurs d'alerte. "Sur les cinq derniers grands scandales économiques, quatre ont été révélés par des lanceurs d'alerte. Ils sont l'unique espérance pour avoir accès à des informations cruciales face à une logique d'opacité de l'oligarchie financière", plaide Me William Bourdon à Marianne.
L'idée de créer un statut d'immunité pour les lanceurs d'alerte fait son chemin. Au lendemain de la publication des Panama Papers, François Hollande a déclaré : "Les lanceurs d'alerte […] prennent des risques, ils doivent être protégés". Présenté le 30 mars, le projet de loi Sapin 2 doit d'ailleurs "définir la notion de lanceur d'alerte" et "les principes de sa protection", détaille Europe 1.
J'ai eu la flemme de tout lire, vous me faites un résumé ;) ?
Le procès du scandale dit des "Luxleaks" qui a éclaté en 2014 s'ouvre mardi devant la justice du Luxembourg, avec la comparution de trois hommes accusés d'avoir fait fuiter des milliers de pages mettant en lumière les pratiques d'évasion fiscale de grandes multinationales au Grand-Duché.
Près de 340 firmes comme Apple, Ikea et Pepsi ont économisé des milliards d'euros d'impôts à l'époque où le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker était Premier ministre du Luxembourg (1995-2013). Le procès doit durer jusqu'au 4 mai, et sera suivi de près par les ONG anti-corruption. Il place le rôle du lanceur d'alerte au cœur des débats.
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