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Odon Vallet : "Il n’y a pas de laïcité sans respect des religions"

La laïcité française est-elle compatible avec la mondialisation ? Avec l’islam ? Sur toutes ces questions, francetv info a interrogé l’historien des religions Odon Vallet. Entretien.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Place de la République à Paris, le dimanche 11 janvier 2015, lors de la marche républicaine. (JOEL SAGET / AFP)

Les "survivants" persistent et signent. Sorti mercredi 14 janvier, le numéro historique de Charlie Hebdo, celui des "rescapés" de l'attaque qui a fait douze morts au siège du journal, le 7 janvier, fait à nouveau sa une sur Mahomet. Sous le titre "Tout est pardonné", le prophète de l'islam en larmes tient un panneau "Je suis Charlie". 

L'hebdomadaire satirique a été interdit dans plusieurs pays, notamment ceux du Maghreb. L'image de Mahomet a été censurée par des médias américains. En Égypte, la principale autorité sunnite a parlé de "provocation". La laïcité française est-elle compatible avec la mondialisation ? Francetv info a interrogé l’historien des religions Odon Vallet. 

Francetv info : La laïcité peut-elle justifier toute critique des religions ? 

Odon Vallet : La laïcité est une valeur respectable lorsqu’elle respecte elle-même toutes les croyances et les non-croyances. Il n'y a pas de laïcité sans respect des religions. Or, les dessins de Charlie Hebdo, malgré les immenses qualités des auteurs, ont pu poser problème. Représenter les papes Benoît XVI et Jean-Paul II dans des positions obscènes, ce n’était pas très respectueux.

Certaines caricatures concernant le prophète étaient également problématiques. Non pas parce qu'on représentait Mahomet, puisque l’interdit de sa représentation ne figure pas dans le Coran, mais à cause des conditions dans lequelles on le représentait, en le ridiculisant. Les musulmans se sont sentis atteints. Il y a donc un équilibre très difficile à trouver entre le respect de la liberté d’expression et le respect des religions.

La loi de 1905 sur la séparation de l'Etat et des Eglises n’a d’ailleurs jamais été entièrement appliquée dans les colonies et les territoires d’outre-mer, où des gouverneurs protégeaient les catholiques ou leurs missionnaires. Et jamais, dans l’empire français, on n’a soumis les musulmans à la laïcité. La différence, c’est qu’en 1905, dans l’empire français de 100 millions d’habitants, 30 millions étaient musulmans, mais tous ou presque vivaient en dehors de la métropole. Aujourd’hui, on compte environ 4 millions de musulmans en France. Ils doivent être respectés.

Est-ce une raison pour qu'en Egypte, la principale autorité religieuse sunnite, le Conseil supérieur d'Al-Azhar, dénonce un hebdomadaire français ? Pourquoi s'immiscer dans les affaires françaises ?

De nombreux responsables religieux ont certes un pas à faire vers la laïcité. Et pas seulement les musulmans, mais aussi certains catholiques intégristes, certains protestants évangélistes, certains hindouistes fanatiques... Toute religion a ses intégrismes, mais toute religion a aussi son ouverture.

Mais, je le redis, certaines caricatures à l’égard du pape ou du prophète ont manifestement beaucoup choqué les croyants. Les catholiques n’ont pas répondu par des kalachnikovs, une poignée de fanatiques musulmans l’a fait. Même s'il n'est pas question de limiter la liberté d'expression, je crois qu’il faut rester prudent de tous côtés dans cette affaire. Le gouvernement américain, d'ailleurs, n’était pas représenté à la marche républicaine, dimanche 11 janvier, à Paris. 

Faut-il prendre des mesures pour que l'islam se sente mieux accepté en France ? 

En 2003, la commission Stasi avait proposé deux jours fériés supplémentaires pour les fêtes juives ou musulmanes. Mais comme il y a déjà beaucoup de jours fériés en France, les multiplier n’est pas forcément une bonne idée.

Je ne pense pas qu’il faille prendre à chaud des mesures d'ordre législatif difficiles par la suite à modifier. En revanche, il me semble que le respect de la laïcité, valeur importante, passe par une meilleure information des enseignants et des élèves, et pas seulement en Seine-Saint-Denis. Même en plein Paris, certains ne comprennent pas la gravité de ce qui s'est passé.

On n’est pas obligé de ranger tout le monde sous la bannière "je suis Charlie". Mais il faut montrer à certains élèves musulmans à quel point leur perception de l’islam est intégriste. Malheureusement, les établissements scolaires, même les meilleurs, ne disposent pas toujours des moyens nécessaires pour répondre aux interrogations des élèves, voire à leur intolérance. J’ai visité une centaine de centres de documentation et d'information, et j’ai été très frappé de voir à quel point ils étaient peu fréquentés et à quel point leur documentation était peu susceptible de répondre à des drames comme ceux d’aujourd’hui. 

J’ai créé, au Bénin, le plus grand réseau de bibliothèques de toute l’Afrique francophone, avec des chiffres de fréquentation qui sont ceux des instituts français multipliés par 50. Les élèves là-bas se précipitent sur des revues où on comprend ce qui se passe à propos des religions ou de la laïcité. Ils sont beaucoup mieux documentés que dans les lycées français. C’est totalement anormal.

L'éducation est-elle le problème central ?

Il faut partir de la situation actuelle, non pour faire réagir, mais pour faire réfléchir les élèves et les enseignants à la complexité des problèmes. Comme le disait Tocqueville, "une idée simple mais fausse l’emportera toujours dans l’opinion sur une idée juste mais complexe". La réaction massive des Français a été admirable, mais il ne faut pas qu’elle aboutisse à une pensée simpliste faisant l’amalgame entre les musulmans et une poignée de terroristes. Il faut également que l’antijudaïsme soit combattu par l'information et la réflexion. Que les élèves apprennent que le problème israélo-palestinien trouve son origine dans la guerre de 14-18 (la déclaration Balfour) et même avant, dans les pogroms en Russie ayant provoqué les premières vagues d’immigration sioniste. Il faut leur expliquer la Shoah.

Malheureusement, l’histoire est devenue une matière tout à fait secondaire dans les programmes. Et c’est une histoire centrée sur des problématiques qui ne sont pas celles des élèves venus d’Afrique ou du Proche-Orient.

Alors, il faut revoir les programmes pour mieux parler aux enfants d'immigrés ?

L’histoire de l’esclavage apparaît, la guerre d’Algérie aussi, mais ce sont toujours les mêmes thèmes. Mon ami Lilian Thuram vient de publier Les Etoiles noires. Ce livre montre la vision du monde à partir de villes aussi différentes que Bamako, Hanoï ou Los Angeles. Nous avons l’impression que Paris est le centre du monde. Effectivement, la ville a été le centre du monde dimanche dernier, mais cela ne durera pas. La France, c’est 0,8% de la population mondiale. Il faudrait s’en souvenir.

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