Philippe Askenazy est l'auteur d'un livre très critique sur les politiques économiques menées en France depuis 1970
Dans "Les décennies aveugles", l'économiste, directeur de recherche au CNRS et chercheur à l"École d'économie de Paris, fait un bilan très critique des politiques décidées par tous les gouvernements depuis la fin des "30 glorieuses".
Dans l'interview qu'il nous a accordée lundi, il revient sur les principales erreurs dans la gestion de l'économie et il nous donne les pistes que devrait suivre la France pour valoriser ses principaux atouts.
Dans votre livre, vous vous montrez extrêmement critique sur les politiques menées en France depuis la fin des Trente glorieuses. S"il y avait cinq erreurs majeures à mettre en avant, quelles seraient-elles selon vous ?
Pour moi, la première mauvaise décision a été la volonté de Jacques Chirac de désigner l"immigration comme cause et solution du chômage en France dans les années 75. Il a fait passer le message que le chômage n"existerait pas sans l"immigration en comparant le nombre de chômeurs et le nombre d"immigrés. Cela a durablement pesé sur la vie politique et économique française et cela a fait le lit de l"extrême droite dans le pays.
La deuxième mauvaise décision a été prise par Raymond Barre (premier ministre de 76 à 81) lorsqu"il n"a pas vu et pas compris que les métiers manuels allaient décliner par rapport aux métiers intellectuels. Il a alors décidé de privilégier les métiers manuels plutôt que l"éducation.
Troisième erreur, à la fin des années 80, un homme de gauche, Michel Rocard (premier ministre de Mitterrand 2 entre 88 et 91) a donné le sentiment de ne pas faire grand-chose alors que la croissance était en forte hausse à la suite du contre-choc pétrolier. Il n"a pas profité de cette croissance pour se livrer à des anticipations. La France aurait pu alors se lancer dans des investissements industriels, prendre le tournant de l"industrie de la connaissance. Plus grave, cette erreur s"est enkystée.
Quatrième échec. Alors qu"en 93, Al Gore et Bill Clinton publient leur vision de la croissance future, avec notamment le début de l"Internet, en France, le ministre de la recherche du gouvernement Balladur (93-95), François Fillon, ne reprend rien de ce que les Américains ont défini. Les pays scandinaves, eux, se lancent dans cette révolution (ce qui donnera les succès de Nokia ou Ericsson). La France, elle, passe à côté de l"effort d"innovation.
Pour finir avec les erreurs, je vais pour une fois évoquer un fait que la France n"a pas été seule à rater. En effet, la France à l'unisson de tous les pays n'a pas vu venir la crise. Là, comme tout le monde, on n"est pas passé à côté de cette erreur.
Après cette avalanche de critiques, il doit y avoir néanmoins quelques bonnes décisions qui ont été prises. Pouvez-vous nous en citer cinq ?
Il n"y a pas eu que du négatif bien sûr. Le premier constat est que la France reste un pays productif, un pays riche. Mais je ne vais choisir que quatre bonnes décisions.
Tout d"abord, on peut citer une politique constante et diffuse pro-européenne. Ce choix a permis de casser un certain nombre de poches non-concurentielles. Cela a été un élément de liberté économique, une garantie d"ouverture. Le fait d"avoir fait passer le traité de Maastricht, en période de cohabitation, avec des soutiens de droite et de gauche, a permis à la France d"être à sa place dans le monde. Et ceci quoi qu"on puisse penser de ce traité.
Deuxième bonne décision. Dans les années 80, le gouvernement comprend qu"il faut démocratiser l"enseignement. C"est l"annonce par le gouvernement Fabius de la décision de son ministre de l"éducation, Jean-Pierre Chevènement, de fixer l"objectif de 80% d"une classe d"âge au niveau du bac.
« Université du monde, hôpital de l"Europe »
Autre grand bol d"air, la naissance dans les années 80 des radios libres et l"arrivée de nouvelles télévisions, comme Canal+. Cela a permis la naissance d"un véritable secteur industriel porteur, celui de la production audiovisuelle. Le développement de ce secteur culturel et médiatique, porté par d"importants financements, est positif.
Je citerai aussi la volonté de s"attacher à un nettoyage des politiques de l"emploi, politiques qui ont souvent eu des effets négatifs. C"est apparu dans les années 2000 avec par exemple la suppression de la contribution Delalande, décidée en 2006 et devenue effective en 2008. Cette contribution instituée en 1987 avait pour but d"empêcher le licenciement des séniors dans les entreprises mais elle a eu un effet inverse. Des mesures du même type ont été prises pour limiter tout ce qui permettait les pré-retraites.
Enfin, je citerai une mesure prise par Nicolas Sarkozy. Il s"agit de la refonte de la démocratie sociale. On avait un monde syndical sclérosé. Avec cette réforme, on a en germe, avec la modification des règles du jeu portée par le Medef, la CGT et la CFDT, une modernisation du dialogue social.
Après ce constat, quelles seraient les mesures qu"il faudrait mettre en œuvre pour que la France sorte du « déclinisme » ambiant ?
Ma première suggestion serait d"abattre un certain nombre de paradigmes. Parmi eux, celui du coût du travail. Il faut arrêter avec ce discours sur un soi-disant travail trop cher. La phase des allègements (de charges) Fillon n"a pas porté ses fruits. Il faut donc passer à autre chose. Nous avons une main d"œuvre qualifiée. Il faut donc au contraire viser une hausse des rémunérations en misant sur des segments à haute valeur ajoutée.
Le succès de l"Allemagne est dû à sa capacité à se placer sur des segments où se trouvait la demande mondiale : produits industriels recherchés par les économies en développement, industries vertes. Cela nous amène à se poser la question : «quelle va être la demande mondiale ?" La France doit miser sur deux secteurs qui sont aussi deux industries.
Le premier est celui de l"éducation. Les pays en développement vont vouloir placer leurs étudiants dans les universités du monde entier. Nos universités doivent les accueillir. Ces étudiants, qui se sont formés en France, lorsqu"ils rentrent dans leur pays deviennent des porte-paroles de la France, ce qui représente un enjeu industriel pour nos entreprises, nos exportations, nos investissements. Notre pays doit développer un système extrêmement attractif dans ce domaine. Il ne faut pas passer à côté de cette opportunité.
Le deuxième concerne notre système de santé. La santé ne doit plus être considérée comme un coût mais comme une opportunité industrielle. La France reçoit déjà un milliard d"euros des autres pays européens pour soigner des ressortissants des autres pays. Il faut capitaliser sur notre système de santé et le développer afin d"accueillir les européens dans nos hôpitaux.
Pour évoquez des sujets d'actualité, que pensez vous de deux dossiers que vous évoquez dans votre livre : les 35 heures et la TVA dite sociale ?
La réduction du temps de travail est un phénomène historique et un élément de progrès social. En France, cette baisse s"est faite par la loi en raison de l"état du dialogue social. Mais la durée du travail n"a pas plus baissé en France que dans les autres pays. Seuls les Etats-Unis et la Suède n"ont pas connu ce phénomène qui a touché toute l"Europe et le Canada.
Concernant la TVA sociale, c"est un débat qui existe depuis les années 80. Le gain d"un transfert de charges vers la TVA est loin d"être assuré. L"équation est loin d"être claire. Il faut donc arrêter de jouer avec des paramètres pour éviter de passer à côté de sujets fondamentaux.
L"économie n'est elle pas un sujet trop sérieux pour être confiée à des économistes ?
Elle est trop politique pour être confiée à des économistes. Il n"y a pas de vérité économique. Il faut avoir une vision. Ce n"est pas aux experts de décider.
Les Décennies aveugles
Dans "Les décennies aveugles", Philippe Askenazy dresse un brillant portrait économique de 40 ans de vie économique française. Mais au delà du rappel historique, l'auteur se fait procureur et dénonce un certain nombre de choix réalisés par les gouvernements, de droite et de gauche, au cours de ces quarante dernières années. Des annéEs qui commencent avec la président Giscard, présidence qui correspond plus ou moins avec la fin de la mythique période des "trente glorieuses".
Depuis cette période, la France vit à l'heure du chômage de masse et aligne une série impressionnante de plans pour l'emploi qui aux yeux de l'auteur ont en général été plus néfastes (à long terme) que bénéfiques (à court terme). Dans ce brillant et impitoyable exposé, l'un des plus mal traités est Raymond Barre accusé d'avoir négligé la formation des jeunes Français (et donc l'avenir) en pensant que le travail manuel serait l'avenir.
Il est frappant de voir au fil de ce récit, qui porte donc sur 40 ans de politiques publiques, la permanence de certains débats (les paradigmes dont parle Askenazy) sur le coût du travail, la productivité, la politique de l'emploi, les aides en tout genre...sans parler de l'éducation. Des débats qui risquent de faire encore la une de l'actualité lors de la prochaine campagne électorale.
"Le chômage conjugué à une croissance essoufflée épuise le monde du travail. Les travailleurs ne peuvent jamais reconquérir un rapport de force équilibré par rapport au capital et peinent à conjurer l'angoisse du lendemain. Cette angoisse par capillarité s'étend à la jeunesse. Seuls échappent à cette déprime sociale latente une infime élite économique et ses descendants", écrit Askenazy en conclusion de son livre.
Mais Askenazy, normalien, prof à l'Ecole d'Economie de Paris et chercheur au CNRS, ne fait pas partie des "déclinistes", il voit dans la société française des leviers capables de dynamiser son économie: "La France demeure un pays au coeur de l'Europe, encore crédible, productif, avec une population travailleuse et formée, des infrastructures solides et des services publics efficaces". Pourvu qu'il ait raison !
Les décénnies aveugles
Philippe Askenazy
Editions du Seuil
308 pages - 20 euros
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