ENQUETE FRANCEINFO. Comment François Ruffin cherche à se faire une place au soleil dans l'opposition
Il est partout. Depuis son élection en juin 2017 sur les bancs de l'Assemblée nationale, François Ruffin agace ou suscite l'enthousiasme, c'est selon. Le député de la Somme, rédacteur en chef de Fakir, le journal militant qu'il a créé il y a vingt ans, fourmille d'idées qui ne passent jamais inaperçues. Ses dernières initiatives l'ont, une nouvelle fois, propulsé sous les feux des projecteurs. En février, il a publié, dans le plus grand secret, un livre adressé à Emmanuel Macron et dans lequel il attaque frontalement le chef de l'Etat. En avril, il sortira un film consacré aux "gilets jaunes".
Des projets très personnels qui parfois font grincer les dents des cadres de La France insoumise, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, avec qui il siège au Palais-Bourbon. Que veut vraiment François Ruffin ? "Pour l'instant, on est sur la promo du film et du bouquin. Ce qu'on fera à l'automne ? On n'en sait rien", assure son entourage. Si tous ses proches affirment qu'il n'a aucun plan de carrière, le député-reporter, comme il se surnomme parfois, continue d'engranger des soutiens et de faire grossir ses réseaux.
Des coups et de la com'
Mercredi 20 février, 13 heures. "Bon, bonjour". Le micro-cravate attaché à sa chemise blanche, une boîte de cartons à ses côtés, François Ruffin commence son Facebook Live, assis derrière un bureau désordonné. Les soutiens du député s'apprêtent à découvrir quelle est cette "opération coup de poing menée dans le plus grand secret" qu'il leur a promise. "Là, on n'est pas dans ma cuisine, on est chez mon éditeur, Les Arènes, poursuit le journaliste de Fakir. Pourquoi on est là ? Parce que paraît aujourd'hui mon nouveau bouquin : Ce pays que tu ne connais pas, Bienvenue en France M. Macron !". Pas peu fier de son effet de surprise, François Ruffin sort trois exemplaires de son livre adressé au chef de l'Etat.
Avec #Jveuxdusoleil, on fait un film d'amour. Place au livre de combat ! Bienvenue en France Monsieur Macron !
— François Ruffin (@Francois_Ruffin) 20 février 2019
Dans toutes les libraires (sauf Amazon...). pic.twitter.com/1rgpERbHNY
Ecrit en un mois et publié quelques semaines avant la sortie de son film sur les "gilets jaunes" (J'veux du soleil, en salle le 3 avril), François Ruffin fait de nouveau les gros titres. L'opération est là encore rondement menée. Le livre "a été imprimé en secret" et n'a été "envoyé à aucun journaliste". La raison ? La presse aurait servi "de boucliers au président de la République".
Pourquoi on a décidé de le faire dans la plus grande confidentialité ? Parce que quand un boxeur décide de décrocher un crochet du gauche, il ne prévient pas à l'avance. Eh bien là, c'est pareil.
Et pour décrocher des "crochets", François Ruffin s'y connaît : c'est un homme de combat, selon ses proches. "Il est vraiment le porte-parole des classes populaires et il n'a pas l'esprit institutionnel, c'est lié à sa personnalité", pointe la sociologue Monique Pinçon-Charlot, qui l'a soutenu dans son ascension politique."Il est profondément épris de justice. Il peut donner l'impression d'être parfois rigoriste mais ce n'est pas le cas du tout", complète son ami et avocat Benjamin Sarfati.
Depuis son élection en juin 2017, le réalisateur césarisé de Merci patron ! s'est mué en un animal politique redoutable. On ne compte plus ses prises de paroles remarquées dans l'hémicycle ou en commission, qu'il revête un maillot de foot pour défendre le foot amateur, qu'il rende hommage aux femmes de ménage de l'Assemblée nationale ou qu'il brandisse un carnet de chèques devant la ministre de la Santé sur la question des Ehpad. Son dernier coup d'éclat ? Sa colère contre la privatisation d'Aéroports de Paris, qu'il soupçonne d'être un cadeau du pouvoir aux grands groupes.
Le député prépare minutieusement ses sorties, aidé notamment par ses collaborateurs parlementaires, les contributeurs de Fakir ou les militants du réseau Picardie debout !, bannière sous laquelle il s'est fait élire et qu'il a transformée en association ou, selon certains, en micro-parti, en février. Il bénéficie aussi d'un gros relais sur Internet : 77 000 abonnés à sa page YouTube, 110 000 à son compte Twitter, 400 000 à sa page Facebook, sans compter les innombrables groupes de soutien sur les réseaux sociaux.
Bref, François Ruffin peut se passer de la presse traditionnelle, même s'il n'hésite pas à y avoir recours au coup par coup. Mais il a refusé notre proposition d'interview. La raison ? "On ne fait pas les portraits", selon son entourage. Nombre de ses proches, parmi son premier cercle, n'ont, eux non plus, pas donné suite à nos demandes. "François Ruffin limite ses apparitions médiatiques, notamment pour que ses propos ne soient pas mal interprétés", commente un responsable du Parti de gauche. Pour la sortie de son livre, le député a préféré réserver ses premières interviews à Brut et Arrêt sur Images. "Ses proches refusent la personnalisation mais en même temps, ils s'en servent", analyse Romain Mathieu, chercheur à l'Université de Lorraine.
Ruffin, c'est une marque à lui tout seul avec son journal, son implantation locale, son micro-parti… Tous ces éléments le personnalisent. Il le refuse en même temps qu'il en joue.
"Quand un individu entre en politique, il est pris au jeu, poursuit le chercheur. En plus, à la base, il est journaliste, il connaît donc très bien les ressorts du fonctionnement politique et médiatique."
La "haine" de Macron
Dimanche 2 décembre 2018, 15h40. Echarpe tricolore en bandoulière, François Ruffin a convoqué la presse non loin de l'Elysée. "Je viens rapporter ici, devant l'Elysée, l'état d'esprit de mes concitoyens", commence le député. En pleine crise des "gilets jaunes" et alors que la capitale a été, la veille, le théâtre de violents affrontements entre manifestants et forces de l'ordre, le député charge Emmanuel Macron. "L'orgueil du président de la République, sa surdité, son obstination, son absence de concessions sont une machine à haine", attaque-t-il.
L'initiative est encore une fois personnelle et certains, au sein de La France insoumise, ont moyennement goûté cette sortie. "C'était un peu bizarre. Il débarque tout seul, avec son papelard, en rapportant qu'il a entendu que cela allait se terminer comme Kennedy. Je n'ai pas trouvé le second degré, c'était glaçant", confie un responsable du mouvement.
Peu importe : François Ruffin est dans la droite ligne de son combat contre le chef de l'Etat. Cela a commencé dès le début. Lors de l'entre-deux tours de l'élection présidentielle, celui qui n'est encore que candidat aux législatives publie, le 4 mai, une tribune dans Le Monde. Le titre est sans appel : "Lettre à un président déjà haï".
Vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï. Je vous le martèle parce que, avec votre cour, avec votre campagne, avec la bourgeoisie qui vous entoure, vous êtes frappé de surdité sociale.
Près de deux ans plus tard, François Ruffin enfonce le clou en sortant donc ce livre consacré au parcours d'Emmanuel Macron, qu'il met en miroir de sa propre vie. Les deux opposants ont en effet tous deux fréquenté le même lycée à Amiens, La Providence, avant que leurs chemins ne divergent radicalement. Dans son livre, le député va jusqu'à attaquer physiquement le chef de l'Etat : "Votre tête ne me revient pas. (...) Partout, vous posiez avec vos mines pour catalogue des 3 Suisses : les traits réguliers, le nez droit, la peau lisse, la mâchoire carrée."
Ses compagnons de route LFI le soutiennent tous, du moins "en on", dans sa démarche. "C'est un pamphlet, on s'adresse de manière crue dans un pamphlet, assure Manuel Bompard, directeur des campagnes de LFI et candidat aux européennes. François Ruffin n'est pas le seul à s'adresser au président, beaucoup de gens expriment une colère vis-à-vis de Macron, l'idée de mettre des mots sur cette colère est juste". "Ça me semble politiquement et journalistiquement intelligent", renchérit Eric Coquerel, député de Seine-Saint-Denis.
Député du MoDem, Richard Ramos est pourtant ami de François Ruffin, ce qui lui vaut certains ennuis avec ses collègues de la majorité. "On me dit : 'Tu ne devrais pas t'afficher avec lui, ce type est dangereux'. On le réduit à sa caricature", soupire-t-il. Les deux comparses ont sympathisé sur les bancs de la commission des affaires économiques, à laquelle ils appartiennent. "Je lui ai dit, il y a un an : 'Tu vas faire de Macron ta cible'. Aujourd'hui, je souris", confie-t-il. "Son livre est un livre de combat mais c'est aussi un livre, consciencieusement ou pas, qui prépare ce dont il rêve : sa confrontation personnelle du peuple de l'ultra-gauche avec Macron", ajoute-t-il.
François est un homme politique national, il va essayer d'occuper l’espace entre lui et Macron.
Forcément, chez les Macronistes, on sourit beaucoup moins. "La haine, je la laisse aux extrêmes. François Ruffin en fait partie. Qu'il déverse sa haine à longueur de pages, mais je ne compte pas acheter ce livre, encore moins le lire", a balayé d'un revers d’un main le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, sur le plateau de franceinfo, fin février. "On voit bien que M. Ruffin a un agenda politique personnel. Il déploie une stratégie de communication bien rodée, qui sert ses intérêts propres et non ceux des Français", affirme à franceinfo le patron de LREM, Stanislas Guerini.
"La majorité présidentielle le déteste, le vomit", constate Richard Ramos, avant d'ajouter : "la majorité pense qu'il n'aura pas de rôle national mais ce sont ces gens-là qui n'ont pas vu les 'gilets jaunes' et puis, on ne peut pas dire qu'il ne représente pas quelque chose dans la société française".
La stratégie de l'électron libre
Samedi 5 mai 2018, 15h20. Jour de la "Fête à Macron". "Viens avec nous, François !" peut-on entendre dans le cortège, avant qu'une femme, juchée sur le char de Picardie debout !, fasse clamer à la foule : "François, avec nous !". Après quelques minutes de flottement, le député prend le micro. La scène est filmée par ses équipes. "Les héros aujourd'hui, c'est vous, les héros, c'est les cheminots, les héros, c'est les Ehpad, les héros, c'est les postiers, les héros, c'est pas moi ou quelqu'un d'autre !", lance François Ruffin. Le député affiche sa satisfaction.
Ce jour-là, la manifestation réunit 39 800 manifestants, selon le service de comptage Occurence, 160 000 selon LFI. François Ruffin a surtout pris de cours La France insoumise en organisant cette "Fête à Macron". "Jean-Luc Mélenchon préparait depuis plusieurs mois une grande manifestation anti-Macron pour le 13 mai sur le thème 'Un an, ça suffit !'. Mais Ruffin, l'indiscipliné, instruit aussi par l'échec de la mobilisation voulue par Mélenchon à l'automne après les ordonnances Travail, a préféré suivre son agenda personnel", indique Le Parisien.
Y aurait-il de l'eau dans le gaz entre le député des Bouches-du-Rhône et le trublion de Fakir ? Tous ceux que nous avons interrogés soulignent, au contraire, leur bonne entente. "Ses rapports avec Jean-Luc Mélenchon sont bons, ils discutent entre eux, il n'y a pas de concurrence", assure un responsable du Parti de gauche. Pourtant, la position singulière de François Ruffin au sein de LFI interroge. "Il est à la fois dans le mouvement puisqu'il siège au sein du groupe parlementaire et à la fois à l'extérieur parce qu'il n'a pas été investi par LFI, ce qui lui permet de faire ce qu'il veut", analyse le chercheur Romain Mathieu.
"C'est un électron libre, il le revendique et il est accepté comme ça, c'est le deal. Il n'a pas envie de s'impliquer dans les luttes internes, ce qui l'incite à être assez autonome. Cela peut faire grincer des dents, certains estimant qu'il est peut-être un peu trop autonome", note le même responsable du PG. Effectivement, François Ruffin n'est pas indifférent à ce qualificatif d'"électron libre". "'Electron libre', je lis à mon sujet dans les portraits, et au milieu de cent sottises, cet épithète me paraît juste", écrit-il dans son livre.
J'appartiens à un groupe parlementaire mais, il faut l'avouer, je suis à la fois ici et ailleurs, je fais un peu bande à part.
"Il est trop insoumis pour être insoumis", sourit son ami, le député communiste Sébastien Jumel. François Ruffin se sent d'abord bien auprès de ses troupes, de ses réseaux. "Ce qui me fait soutenir François Ruffin, c'est le fait que j'adhère à ses idées et à sa manière de faire. Je ne pense pas qu'il puisse vivre au sein de LFI sans un certain espace de liberté et c'est l'intelligence de ce parti que de le lui laisser", raconte Anne, retraitée et bénévole à Fakir depuis trois ans. Justement, du côté de LFI, là encore, en "on", tout va bien. "Avec François, on reste dans le cadre de l'émulation et non de la concurrence. C'est une des personnalités fortes du mouvement", soutient le député Eric Cocquerel.
Il apporte à un collectif. Il est bon dans un groupe que l'on ait des personnalités qui apportent des choses un peu différentes.
Richard Ramos, lui, n'est pas dupe : "Il agace LFI, il est en train de réduire Mélenchon à de la politique politicienne, il lui prend de l'espace sur le peuple de l'extrême gauche". D'ailleurs, en "off", les langues se délient. "Le bouquin est bien mais après il n'y a pas de réponses politiques", remarque un responsable du mouvement, avant de se faire plus sarcastique : "Dans ses remerciements à la fin du livre, il rend hommage à tout le monde. Il y a une liste interminable et un mot sur 'Mélenchon et ses collègues parlementaires', point. On bosse, on fait des trucs ensemble, et pas un mot pour ses collègues".
L'ambition assumée
Mardi 5 mars, 18 heures, dans les locaux de Brut. On ne voit pas son visage mais on reconnaît sa voix : Remy Buisine s'apprête à interviewer en live François Ruffin. "On est donc au sein de la rédaction de Brut, avec François Ruffin. C'est sa première interview à un média national depuis maintenant plusieurs mois", annonce le journaliste. "J'ai de l'ambition (...). Je veux dire, tu ne fais pas des films comme je le fais, tu ne portes pas un journal pendant vingt ans comme je l'ai fait si tu n'as pas de l'orgueil, de l'ambition et de l'ego. C'est évident. Mais après, c'est au service de quoi tu le mets", lâche-t-il lors de cet entretien de plus d'une heure.
Après quoi court François Ruffin ? Difficile de le savoir, même pour son entourage. "Il est extrêmement pudique, il ne se confie pas sur ses ambitions, ne dit pas un mot sur ses états d'âme", livre son avocat et ami, Benjamin Sarfati. "Je n'ai aucune idée de l'avenir politique de François. Il n'en fait qu'à sa tête, de toute façon", nous écrit Anne, la bénévole de Fakir.
Pour le responsable du PG, diriger un mouvement politique, "ce n'est pas le délire de François Ruffin. S'il se retrouve dans une position de leadership, il devra se faire violence". Du côté des plus proches collaborateurs du député, on s'amuse des folles ambitions prêtées à leur patron. "On n'a pas pour ambition de prendre la tête de LFI. Vous imaginez François Ruffin chef de parti ?" rit-on, avant de poursuivre plus sérieusement : "on n'est pas dans une échéance électorale, dans la création d'un parti national, mais dans la construction d'un autre monde que celui de Macron".
On ne se lève pas le matin en se demandant 'Comment on va conquérir La France insoumise et quelles sont les étapes jusqu'à 2022 ?', mais plutôt 'Comment on fait pour que le mouvement des 'gilets jaunes' ne s'essouffle pas ?'.
François Ruffin revient lui-même sur l'élection présidentielle dans son livre. "Cette élection pervertit tout et je le sens jusqu'en moi-même : ça vous effleure, ça grossit en vous comme une tumeur, ce 'pourquoi pas moi ?'. Les médias, les sondages, les collègues vous farcissent d'une ambition qui n'est pas la vôtre. Il faut y résister, alors, à la présidentielle, sans quoi on glisse dedans comme sur un toboggan, saisi par un tourbillon", poursuit-il. "Le job ne m'intéresse pas", balaye-t-il lors de son entretien à Arrêt sur Images. "Je ne me vois pas, aujourd'hui, en homme d'Etat. Je ne dis pas que cela n'arrivera pas, mais je mesure le fossé", nuance-t-il dans une interview au Figaro.
Une nouvelle fois, son ami du MoDem, Richard Ramos, sourit. "Je lui ai dit : 'Tu vas te présenter comme candidat à l'élection présidentielle'. Ça l'a fait rire et il m'a répondu : 'Je te prendrai comme ministre d'ouverture'", raconte-t-il. Il ajoute : "Il va dire qu'il ne veut pas, que ça ne l'intéresse pas, mais je ne le crois pas". Au sein de LFI, certains ont bien senti le danger.
Je trouve que pour quelqu'un qui veut briser le présidentialisme, il y pense beaucoup, il faut qu'il fasse un peu attention.
Car pour les cadres du mouvement, la question de la succession de Jean-Luc Mélenchon ne se pose pas. "Que des gens estiment que Ruffin serait un candidat pour 2022, ça les regarde ; pour moi, c'est Jean-Luc Mélenchon. Il réunit toutes les qualités, il n'est pas seulement un leader mais aussi un théoricien", affirme Eric Cocquerel.
Si François Ruffin n'est donc officiellement pas intéressé par un destin national, certains y pensent pour lui. "Il y a des gens, des proches, qui veulent le voir monter en puissance", note le responsable du PG. Certains ont déjà pris les devants et plusieurs comptes "Ruffin 2022" ont fleuri sur les réseaux sociaux. Clément en tient un sur Twitter, suivi par 2 000 personnes. "C'est peut-être un peu tôt mais c'est pour montrer qu'il y a du monde qui serait content qu'il se présente en 2022", indique-t-il. Le jeune homme de 25 ans a bon espoir pour la suite : "Je le verrai mal s'arrêter en si bon chemin. C'est quelqu'un qui va au bout, qui n'a pas peur de se frotter au système".
Texte : Margaux Duguet