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"Gilets jaunes" : le Rassemblement national en embuscade

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Article rédigé par franceinfo - Frédéric Métézeau Cellule investigation de Radio France
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Le mouvement des "gilets jaunes" n'est pas un mouvement d'extrême droite. Ni même un mouvement politique. Mais depuis les premières manifestations du 17 novembre, plusieurs forces politiques ont tenté de se greffer sur le mouvement, dont le Rassemblement national. 

Accompagner sans être accusé de récupération. C’est la stratégie du Rassemblement national (RN) depuis qu’a débuté le mouvement des "gilets jaunes" le 17 novembre 2018. C’est le cas en Gironde, notamment au nord de Bordeaux, dans un Médoc viticole et enclavé par la route et le rail. Entre vigne et océan, les taux de pauvreté et de chômage sont très élevés. Il règne un sentiment d’exclusion et de relégation par rapport à la métropole bordelaise et aux châteaux qui produisent les vins parmi les plus réputés du monde, propice à la mobilisation.

La gauche devancée par l’extrême droite

À l’image de leurs homologues d’autres régions, les "gilets jaunes" médocains sont de toutes tendances politiques, parfois indécis, parfois abstentionnistes, parfois apolitiques. Mais dans cet ancien bastion socialiste qui a placé Marine Le Pen très haut à la dernière présidentielle et où deux conseillers Front national ont fait leur entrée au conseil départemental en 2014, élus et militants du RN se sont mobilisés dès le premier jour. À gauche, certains regrettent un retard à l’allumage autour d’un mouvement qui revendique une amélioration du pouvoir d’achat : "Je connais des militants socialistes, communistes, mélenchonistes à qui, dès le départ, j’ai essayé d’expliquer que quelque chose était en train de se passer et qu’il fallait être avec les gens, explique Segundo Cimbron, maire de Saint-Yzans-de-Médoc et figure de la gauche locale. Si j’ai quelque chose à leur reprocher, c’est de ne pas avoir pris le train à temps. Ils [les militants d’extrême droite, NDLR] l’ont compris plus vite et le 17 novembre, clairement, ils étaient là, eux. En masse."

Un conseiller départemental RN qui fuit la presse

Parmi ces derniers, le conseiller départemental Grégoire de Fournas raconte avoir "participé au mouvement en tant que citoyen, viticulteur et père de famille sans signe apparent". Dominique Barret, rédacteur en chef du Journal du Médoc, se souvient de la stratégie de discrétion adoptée par Grégoire de Fournas : "Dès que je l’ai aperçu pour le saluer poliment, il m’a fui et m’a fait comprendre qu’il ne voulait pas être interviewé, raconte le journaliste. Ça démontrait sa volonté d’être là mais de ne pas être médiatisé comme un élu revendiquant ce mouvement. On n’était pas sur une récupération évidente, c’était plus subtil."

Mais si le RN a bien saisi l’importance des "gilets jaunes", il ne voulait pas cautionner un mouvement de désordre. Grégoire de Fournas a donc prévenu les organisateurs des barrages filtrants qu’il ne participerait qu’à un mouvement déclaré. Il leur a expliqué comment déclarer leur manifestation en mairie de façon à agir dans les clous. Malgré cet engagement aussi discret que possible, la politique n’est jamais bien loin. Cinq jours avant ce premier samedi de mobilisation, le 12 novembre 2018, en séance plénière au conseil départemental à Bordeaux, le conseiller RN soumet une motion évoquant "un mouvement citoyen" contre la hausse du prix du carburant. Dans ce texte, il demande à ses collègues de considérer comme "pleinement légitime la protestation des 'gilets jaunes'". Mais Grégoire de Fournas est le seul à voter pour sa motion, la majorité de gauche et l'opposition de droite et du centre l’ayant rejetée.

Quand Marine Le Pen rencontre discrètement des "gilets jaunes"

Cette façon d’agir localement a été discutée et théorisée dans les plus hautes instances du Rassemblement national. Selon un député RN très proche de Marine Le Pen, "il ne fallait pas instrumentaliser un mouvement dont nous n’étions pas à l’initiative. Marine Le Pen m’a même dit : 'Attention à ne pas faire de la récup à deux balles'. On a donc accompagné le mouvement de façon non-institutionnelle, sans jouer la surenchère. Elle n’a jamais voulu qu’on aille trop loin dans le truc."

Ces consignes ont été ensuite transmises par e-mail aux cadres et aux élus locaux du RN par le délégué national chargé des fédérations, Gilles Pennelle, élu RN au conseil régional de Bretagne. Ce dernier leur a demandé d’apporter un soutien local aux "gilets jaunes" et de se rendre sur les ronds-points mais sans faire de prosélytisme politique : "Nous ne sommes pas les organisateurs du mouvement mais nous l’accompagnons", nous a-t-il expliqué. Quant à Marine Le Pen, elle n’a jamais porté de gilet jaune, contrairement à Laurent Wauquiez par exemple, et ne s’est pas montrée sur les ronds-points ou dans les défilés. En revanche, elle a rencontré des délégations de "gilets jaunes" dans le Vaucluse après un meeting pour les élections européennes, puis dans sa permanence parlementaire à Hénin-Beaumont et même à l’Assemblée nationale. Mais toujours discrètement, sans que la presse ne soit prévenue ni conviée.

Le RN en pointe sur les 80 km/h

Au Rassemblement national, on se dit aussi persuadé que plusieurs revendications des "gilets jaunes" figuraient dans le programme présidentiel de Marine Le Pen, comme la fiscalité, le sentiment d’oubli, la ruralité, le référendum populaire, etc. La direction actuelle revendique d’avoir tenu depuis des années ce discours sur les "oubliés" de la mondialisation quand Marine Le Pen organisait sa rentrée politique dans le petit village de Brachay (Haute-Marne) au cœur de la Champagne. Dans le Médoc, Grégoire de Fournas se souvient d’avoir perçu très tôt la colère montante contre les 80 km/h. Il raconte avoir organisé, en février 2018, une manifestation contre ce dispositif lors de laquelle les participants portaient… un gilet jaune ! Pour certains chercheurs, le RN n’a pas réellement préparé les esprits. Il a surtout capté les colères de la France dite "périphérique" : "Le RN et le FN sont des partis populistes et attrape-tout, analyse Stéphane François, spécialiste de l’extrême droite et enseignant aux universités de Laval (Mayenne) et Mons (Belgique). Ils vont humer l’air du temps, capter les revendications des populations et se les réapproprier. Quand Marine Le Pen dit que son parti est sur la même ligne que les gens, je dis non. Ils sont sur la même ligne qu’une population dont ils avaient déjà récupéré les revendications par le passé, comme les 80 km/h." 

"Les idées diffusent"

Entre extrême droite politique et ultradroite radicale, le mouvement des "gilets jaunes" a été travaillé mais n’a pas basculé. La gauche radicale et l’extrême gauche se sont aussi greffées sur le mouvement et il est très difficile de prédire un quelconque effet électoral des "gilets jaunes" lors des prochaines élections européennes, le 26 mai 2019. Mais pour le député RN, la stratégie de Marine Le Pen va payer : "On nous accuse souvent d’avoir été bourrins mais pour une fois on a été subtils et cela nous bénéficiera, prédit-il. On verra dans quatre mois où en seront les 'gilets jaunes' mais, qu’on le veuille ou non, les idées instillent. Elles diffusent. On verra donc aux européennes quel choix politique est fait. Les Français préféreront-ils ceux qui ont des idées ou bien ceux qui les récupèrent ?" Derrière la discrétion officielle, le RN n’a donc pas renoncé à faire de la politique. Pour cet autre membre du RN qui a souhaité rester anonyme, il est capital pour son parti de bien gérer ce "moment 'gilets jaunes'" : "Une liste 'gilets jaunes' serait dangereuse pour tout le monde car le dégagisme nous menace tous. Avec le risque de décrédibiliser l’extrême gauche et l’extrême droite."

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