Edgar Degas et les filles modèles
Le peintre français est à l'honneur au musée d'Orsay, à Paris, jusqu'au 1er juillet, dans l'exposition "Degas et le nu". Où sa fascination pour le corps féminin ne fait guère de doute.
Ne cherchez pas de couchers de soleil ou de sous-bois chez Edgar Degas. L’artiste n’a quasiment pas peint de paysages. Sa vraie préoccupation ? Le corps, et plus précisément, le corps féminin, dévêtu de préférence. Danseuses, prostituées, filles durant leur toilette : tout un peuple de femmes nues s’invite dans ses toiles. Mais ce harem coloré n’est pas qu’un sujet de fascination, c’est d’abord un objet d’étude et d’expérimentation qui traduit la vraie quête du peintre impressionniste : saisir le mouvement. Démonstration dans l’exposition Degas et le nu, du 13 mars au 1er juillet, au musée d’Orsay, à Paris.
D’Edgar Degas (1834-1917), peintre bourgeois et fils de banquier, on retient généralement deux grands sujets de prédilection : les danseuses et les chevaux. Mais chez cet artiste solitaire capable de portraiturer des musiciens de l’Opéra comme des blanchisseuses, la haute société comme les prostituées, une thématique récurrente apparaît : celle du nu féminin. Et ces nus détonnent par rapport à ceux de ses collègues impressionnistes. Avec Le déjeuner sur l’herbe ou Olympia, un autre artiste de ce mouvement, Edouard Manet, exhibe la plastique féminine comme une provocation. Ses modèles fixent le spectateur dans les yeux d’un air de défi. Un autre comparse impressionniste, Renoir, peint des farandoles de Baigneuses en costume d’Eve faisant leurs ablution en plein air. Il célèbre la nudité et veut réconcilier "l’homme" et la nature.
Degas, lui, ne cherche pas à scandaliser. Le visage de ses jeunes filles est le plus souvent tourné, comme ici, ou dissimulé par leurs cheveux. Ce sont des anonymes qui fuient le regard du spectateur. Et, à l'inverse de Renoir, il montre surtout des scènes intimes (bain, coiffure…), en intérieur. Son propos est ailleurs.
Filles académiques
Les tout premiers nus de Degas peuvent surprendre ceux qui ne connaissent que les pastels impressionnistes du maître. Etudiant au lycée Louis-le-Grand, à Paris, et à l'Ecole des beaux-arts (pendant un seul semestre), le jeune artiste a par la suite passé beaucoup de temps au Louvre et en Italie pour copier les chefs-d’œuvre de l’art antique et de la Renaissance. Ses premiers nus, très académiques, ne sont pas particulièrement ébouriffants. Mais ils révèlent déjà la finesse du regard du dessinateur, l’élégance et la précision de son trait.
Pour exister en tant qu’artiste, il faut, à l’époque, exposer au Salon, à Paris. Degas s’attaque à la peinture d’histoire, alors considérée comme l’un des genres les plus nobles à traiter. Pour chacune des figures féminines qui composent le tableau ci-dessous, il réalise une étude méticuleuse. Certaines postures morbides rappellent Goya, dont il s’inspire à l’époque.
Mais là où le maître espagnol en rajoute dans l’atrocité, avec ses corps jetés sur un charnier, la toile de Degas reste sage. Aucune plaie, pas une goutte de sang… certains personnages, comme la jolie rousse, à gauche, semblent poser dans un décor de guerre peu convaincant. D’ailleurs, retenez bien la posture de cette jeune fille aux cheveux dénoués. Dans l’exposition, les modèles reprendront quasiment la même pose plus tard, mais dans un tout autre contexte, celui d’une salle de bain !
Filles de joie
Peu à peu, le regard de Degas s’affûte et devient plus mordant. A partir de 1870, il s’attaque à des scènes de maison close. Ces petites gravures rehaussées au pastel conservées secrètement par l’artiste, sont l’occasion de montrer des corps, non plus tels qu’ils devraient être, mais tels qu’ils sont réellement. Hanches larges, fesses joufflues, ventre flasque : on est loin des formes idéalisées des Vénus antiques ! Plus de prétexte historique, cette fois, le corps se suffit à lui-même. Il vit et désire dans des scènes explicites.
Filles laboratoires
On retrouve la même atmosphère érotique dans les monotypes réalisés par l’artiste durant cette période. Le monotype ? C’est un procédé de gravure qui consiste à enduire une plaque d’encre, puis à retirer de la matière par endroit pour créer des volumes (qui apparaissent en blanc). Remarquez qu’ici, Degas ne s’embarrasse même pas d'un décor de bordel. Le corps est seul, absorbé dans une tâche banale, souvent la coiffure (thème que l’artiste développera jusqu’à la fin de sa vie).
Le nu devient support d’expérimentation pour s’essayer à de nouvelles méthodes de création. La technique du monotype, ancienne, est très peu usitée en cette fin de XIXe siècle. Et le peintre la fait encore évoluer. Généralement, une plaque n’est utilisée qu’une fois. Degas réalise une deuxième impression, plus pâle (l’encre a déjà été "bue", en grande partie par la première impression) et revient sur la gravure au pastel pour modifier le décor, les personnages. Ainsi, derrière cette scène d’intérieur bourgeois très coquet se cache une autre histoire. Dans l'épreuve en noir et blanc, c’est une prostituée qui prend un bain entre deux clients !
Filles en pleine toilette
La toilette est l’un des thèmes favoris de Degas, qu’il développe pendant des dizaines d’années. Les modèles se savonnent, s’astiquent, se peignent, se grattent, sans relâche. On pense à Bonnard,qui ne se lassait pas de peindre sa femme dans son bain. Degas peint le corps sous tous les angles, dans toutes les postures, même et surtout les plus acrobatiques créant une sorte de "catalogue" des positions. Certaines n’ont même aucun sens dans le contexte d’une salle de bain… Regardez cette jeune fille : que peut-elle bien faire contorsionnée ainsi sur un drap près de la cuvette servant pour la toilette ?
Surtout, dans cette galerie de femmes dévêtues, on remarque que le corps n’est jamais inerte. Le corps féminin, nu, devient un bijou qu’on "manipule" en pleine lumière : remarquez comment, dans ce pastel, il prend les reflets irisés de la nacre. Contours flous, anatomie imprécise (un bras de la baigneuse disparaît !), taches de couleur : Degas s’attache avant tout à la retranscription des gestes. Constamment animés, ces nus sont un hymne au mouvement, à la vie. Au fond, l’artiste, comme la plupart des impressionnistes veut saisir l’insaisissable, la fugacité de l’instant : les gestes, le chatoiement des tissus. "On m’appelle le peintre des danseuses, on ne comprend pas que la danseuse a été pour moi un prétexte à peindre de jolies étoffes et à rendre les mouvements", expliquait-il.
Informations pratiques
Degas et le nu
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris
Tél. : 01 40 49 48 14
Métro ligne 12, station Solférino
9,50 euros / 12 euros
9h30-18h (sf lundi), 9h30-21h45 le jeudi
A lire
Pour compléter la visite, on conseille ce petit guide général sur Degas. Regroupées par thèmes (le café-concert, l’opéra, les chevaux…) les plus grandes toiles de l’artiste sont passées au crible. Le livre est à la fois touffu et clair. Précision importante, les quelque 150 illustrations qui le composent sont magnifiquement reproduites.
Comment regarder Degas, de Jacques Bonnet, éd. Hazan, 224 p., 18 euros.
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