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"On ne vit pas comme des 'bobos" : bienvenue à Trémargat, le village breton où l'on a toujours été écologiste

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
L'église de Trémargat (Côtes-d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Depuis plus de quarante ans, la commune située dans les Côtes-d'Armor se distingue par son vote à contre-courant de la moyenne nationale. Aux européennes, les habitants ont voté à 38,79% pour EELV.

On ne vient pas à Trémargat par hasard. La commune bretonne se trouve dans un coin reculé des Côtes-d'Armor. Les habitants appellent ce territoire isolé le Kreiz Breizh ou l'Argoat, "le pays des bois" et des rochers, où la terre pauvre et le climat rude n'attirent que les plus téméraires.

Le 26 mai, lors des européennes, les habitants de "Trem" ont voté à 38,71% pour EELV, le Rassemblement national n'a obtenu que 3 des 98 voix exprimées et LREM est arrivée dernière, avec une seule voix. Des résultats à contre-courant de la tendance nationale, mais habituels dans ce patelin de 200 habitants.

Marie-Jo à Trémargat (Côtes-d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"L'écologie, c'est la base de tout", explique dans un sourire Marie-Jo, Trémargatoise depuis trente ans. Affairée dans le petit enclos communal où poussent menthe verte et persil, l'agricultrice aux cheveux flamboyants attend une livraison de bois. "J'ai toujours réfléchi à notre façon de consommer. J'habite dans un chalet autonome, je me chauffe avec des panneaux solaires. Je n'ai aucun appareil électrique, pas de portable ou internet, explique celle qui se définit volontiers comme collapsologue.

Pour moi, l'effondrement a déjà commencé. Les catastrophes dites 'naturelles' ne le sont pas, elles sont liées à la surexploitation de notre Terre.

Marie-Jo, habitante de Trémargat

à franceinfo

Le 26 mai, Marie-Jo a donc voté pour les écologistes d'EELV, "valeur sûre" à ses yeux, mais sans engouement particulier pour le parti non plus. "Ils sont au plus près de mes idées, mais est-ce qu'ils veulent vraiment remettre en question notre système basé sur le pétrole ?, interroge-t-elle. Je suis convaincue que les années à venir vont être difficiles, et les premiers touchés seront sans doute les pays du Sud. Je vote parce que c'est encore la seule solution pour changer les choses."

Un modèle de décroissance depuis quarante ans

Marie-Jo est loin d'être une exception à Trémargat. Depuis les années 1970, la commune désertée après la Seconde Guerre mondiale, a été réinvestie par une majorité de paysans originaires de Rennes ou Paris. Tous étaient guidés par la même pensée : la décroissance. Maire depuis 2014, Yvette Clément fait partie des familles "pionnières" à avoir repris une des bergeries délaissées par les précédents propriétaires, pour beaucoup des pieds-noirs du Maroc, mais pour qui les rendements n'ont jamais été suffisants. "La terre est très pauvre, pendant longtemps même les paysans bretons ne voulaient pas que leurs enfants reprennent leurs fermes. Ils sont partis travailler dans l'industrie", explique l'édile, assise dans le bureau de la petite mairie aux fenêtres vertes.

Yvette Clément devant la mairie de Trémargat (Côtes-d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Ces années sont donc celles de l'arrivée des "blev-hir" (cheveux longs). Des "néo-ruraux" nourris des luttes du Larzac, du désenchantement des Trente Glorieuses et de la société de consommation. Yvette Clément et ses collègues paysans adhèrent à "la Conf" (la Confédération paysanne), le syndicat pour une agriculture non productiviste. "On partait du principe qu'on avait une terre, qu'il fallait la mettre en valeur, la respecter et qu'elle devait nous permettre de vivre, mais pas pour faire de l'argent."

Notre prise de conscience s'est faite de bonne heure. Nous savions que nous vivions dans un coin préservé et magnifique et nous voulions qu'il le reste.

Yvette Clément, maire de Trémargat

à franceinfo

L'installation ne se fait pas sans douleur. Les familles se battent pour préserver leur modèle, plusieurs fois menacé par des industriels, mais sauvé du remembrement – regroupement de plusieurs parcelles en une surface plus grande et plus rentable – par son relief impropre aux grandes exploitations. Aujourd'hui, sur 16 000 hectares de terre, 700 sont alloués à l'agriculture, le reste est une réserve environnementale. 

Nous ne sommes pas hors système pour autant, nous refusons juste le productivisme. Et ça marche, nous avons élevé nos enfants ici et nous y sommes bien. Cela montre que notre monde est possible.

Yvette Clément, maire de Trémargat

à franceinfo

Petit à petit, ce mode de vie décroissant a attiré de nouveaux habitants et s'est élargi à la vie locale. Le maire est élu pour un seul mandat. Une seule liste se présente aux élections et le conseil municipal met en œuvre un projet émanant des idées des habitants. Pour favoriser l'installation de nouveaux paysans, une société civile immobilière (SCI) a été constituée et loue des parcelles à ses éleveurs. Des associations dédiées aux migrants, à l'organisation de concerts, à la gestion de l'épicerie ont été créées. Elles sont gérées à tour de rôle par des habitants bénévoles.

A l'heure où les "néo-ruraux" partent à la retraite, le modèle se transmet en douceur. Leurs enfants et d'autres jeunes agriculteurs ont déjà pris la relève. Ils produisent du fromage de brebis ou se lancent dans le maraîchage bio. A Trémargat, l'écologie sonne comme une évidence, avant d'être le nom d'un parti. 

"La lutte des classes est toujours d'actualité"

Cette conviction, Christophe Sourice la défend depuis des années. Cantonnier, il s'occupe à mi-temps des petits travaux du village, parfois sous le regard impassible d'un âne gris, immobile dans un champ voisin. "La commune est toujours dépeinte comme très écolo. Mais attention, c'est de l'écologie de gauche", lance le Breton de 57 ans, en combinaison jaune. A la présidentielle, la gauche est toujours arrivée en tête au premier tour : Jean-Luc Mélenchon (LFI) en 2017, Eva Joly (EELV) en 2012 et Ségolène Royal (PS) suivie de José Bové (indépendant) en 2007.

Christophe Sourice à Tremargat (Côtes d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"Pour moi, la lutte des classes est toujours d'actualité et je trouve que les 'Insoumis' ont porté un projet social plus important que les Verts", développe celui qui précise toutefois ne pas "être fanatique de Jean-Luc Mélenchon, qu'il qualifie plutôt de "boulet" pour le mouvement. Je me sens très proche politiquement de François Ruffin, je lis son journal Fakir."

L'écologie est reprise par tous les partis. Mais on peut être écolo et voter pour le 'localisme' proposé par Marine Le Pen. Ici, on est dans l'écologie politique de gauche issue des années 1970.

Christophe Sourice, employé de la mairie

à franceinfo

En effet, dans les années 1940, l'écologie a longtemps été un thème porté par la droite. "C'était réactionnaire, un retour à la terre, contre le progrès, poursuit Christophe d'une voix claire. Elle n'était pas forcément porteuse de valeurs humanistes, alors que, pour nous, les relations humaines comptent autant", poursuit-il en faisant référence aux figures écologistes des années 1970, à René Dumont ou à Dominique Voynet.

Le "Kafé" de Trémargat (Côtes-d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Pour l'historien et géographe de la Bretagne Jean-Jacques Monnier, ce vote à gauche et cette marginalisation de l'extrême droite s'expliquent par des décennies de luttes. "Je l'appelle le 6e département. Une quarantaine de cantons qui ont toujours voté à gauche depuis l'entre-deux-guerres. Une zone où la Résistance a été forte, où on a toujours voté communiste, puis pour les différents partis de gauche, explique-t-il au téléphone. Et bien avant, on luttait aussi contre le clergé ou les propriétaires fonciers qui détenaient la terre."

"A chaque élection, il y a un petit vote de droite"

Trémargat serait-il finalement le pays de cocagne tant rêvé ? Christophe nous arrête tout de suite. "On ne vit pas comme des 'bobos'. Les paysans qui sont venus ici ne vivaient pas dans des tipis. Ils ont dû travailler dur pour vivre convenablement. On n'est pas idéalistes, on veut juste montrer qu'il y a des alternatives. Il ne faut pas non plus croire à l'unanimité parfaite. Ici, c'est comme partout." Les rares voix dissonnantes se perçoivent à travers les scrutins. Le 26 mai, Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) a recueilli 5 voix, et quelques voix sont allées à l'UDI de Jean-Christophe Lagarde (1 vote) et à Jordan Bardella, du RN (2 votes). 

Rencontré dans les hauteurs du village, Jacques* se décrit sans précision comme un "habitant du coin" et vient souvent à Trémargat pour voir sa famille :"Si vous ne pensez pas comme eux, vous n'avez pas le droit d'exister, affirme le retraité en bottes marron. Ce n'est pas tout le monde est beau, tout le monde est content. Je les appelle les ayatollahs", rétorque-t-il d'un ton mystérieux.

Des affiches de campagne pour les européennes à Trémargat (Côtes-d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

"A chaque élection, il y a un petit vote de droite, deux familles natives d'ici qui se sentent dépossédées de ce qui a changé, illustre Gaëtan*, ancien maire du village, attablé dans la cuisine de sa maison en pierres. Il ne faut pas croire qu'il n'y a jamais de désaccords. Il y a des gens qui ne s'entendent pas, mais ce n'est pas assez important pour qu'on n'aille pas tous de l'avant", reprend-il d'une voix douce.

On a le sentiment qu'on vit sur le même territoire et qu'on se doit des choses. Quand on a peu, on a forcément besoin des autres.

Gaëtan, habitant de Trémargat

à franceinfo

Selon l'historien Jean-Jacques Monnier, l'attitude protestataire ne s'est jamais traduite à Trémargat par un vote contestataire "pessimiste", qui serait propre au vote RN. "Même si Trémargat est une des communes les plus pauvres de France, les gens n'y viennent pas pour être riches, mais pour vivre autrement." Si la disparition des services publics les concerne autant que leurs voisins, "ils n'ont pas réagi par un repli sur eux-mêmes, mais par une vision collective et une administration locale qu'on ne voit pas ailleurs." Aux européennes, les communes voisines Plounévez-Quintin ou Maël-Pestivien ont, elles, porté le RN en tête à plus de 20%.

La société civile plutôt que le vote

Malgré ce large consensus, quelques voix sont toutefois lasses de l'écologie "institutionnelle" portée par les partis. Assis dans une cabane en bois à l'entrée du village, Mathieu Pagès et son voisin Didier portent un regard plus singulier sur la situation. Tous les deux "gilets jaunes", ils rejettent le système politique français et n'ont pas davantage confiance dans l'européen.

Didier et Mathieu Pagès à Trémargat (Côtes-d'Armor), le 29 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"Je ne vote plus depuis 2005 car j'ai voté non [référendum sur le traité établissant une Constitution européenne] et ensuite, on a quand même eu le traité de Lisbonne, explique Didier, amer. "Moi, j'ai voté pour une petite liste qui n'enverrait aucun député, répond Mathieu, électeur du Parti animaliste, en caressant son chien noir.

On ne croit plus au système politique. La représentation n'a aucune valeur quand on voit le niveau d'abstention.

Mathieu Pagès, habitant de Trémargat

à franceinfo

Autrefois électeurs des écologistes ou de l'extrême gauche, ils ont tous les deux été déçus par les partis une fois élus, ils les jugent trop corruptibles et pas assez redevables à leurs électeurs. "On a pas mal écouté Etienne Chouard, on est pour plus de démocratie directe, l'instauration du référendum d'initiative citoyenne (RIC), étaye Didier, venu manifester à Paris, drapeau breton en main. On serait plutôt Frexit au niveau européen, mais on est contre l'institution [les partis], donc si on l'utilise pour changer les choses, ça serait un non-sens", reprend Mathieu après une gorgée de café.

Un panneau pour le référendum d'initiative citoyenne à Trémargat (Côtes-d'Armor), le 28 mai 2019. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"Je crois davantage en la société civile que dans le vote, affirme Didier, ancien bénévole à Calais (Pas-de-Calais). Les niveaux national et régional déconnent. Donc, il faut repartir à la base". Il se murmure que Trémargat pourrait peut-être tester le RIC, une première en France. En attendant, le village fait des petits : une autre ville a pris rendez-vous pour s'inspirer de son fonctionnement. "Il y a bien un éveil des consciences, mais il ne passera pas par les urnes."

* Les prénoms ont été modifiés

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