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Enquête franceinfo A Trets, une campagne municipale à l'ambiance "toxique", entre accusations de népotisme et soupçons de malversations

Article rédigé par Elise Lambert, Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14 min
La mairie de Trets (Bouches-du-Rhône).  (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Un habitant de cette commune des Bouches-du-Rhône a signalé, via l'opération #MonMaire, des soupçons de népotisme et de corruption de la part de la municipalité et du maire. Il affirme notamment que l'édile a bénéficié de travaux pour sa propriété avec les moyens de la collectivité.

#MonMaire

Vous êtes ravi des changements qu'a opérés le maire dans votre commune ? Vous êtes au contraire déçu de son bilan voire excédé par son action ?

"Je n'ai pas de dossier équivalent et pourtant, on est à Marseille !" Depuis neuf mois, Jean Sansone a l'impression d'avoir ouvert la boîte de Pandore. Le responsable de l'association anticorruption Anticor dans les Bouches-du-Rhône a été alerté au mois de juin qu'un tag "Anticor à l'aide" avait été inscrit sur les murs de Trets, commune de 10 600 habitants située à une vingtaine de kilomètres d'Aix-en-Provence. "J'ai ensuite reçu 23 gigaoctets de documents et dix-sept heures d'enregistrements compromettants pour la mairie que j'ai transmis à la justice", raconte le retraité, assis sur une chaise haute de la gare TGV.

Cet appel à l'aide n'est pas le seul à avoir mystérieusement fleuri à Trets. Depuis l'été 2017, des tags sont apparus à douze reprises sur les murs de la commune. "Abus de biens sociaux", "Féraud menteur", "agents en danger", "harcèlement", "faut-il un suicide ?"… A chaque fois, le corbeau a visé le maire divers droite, Jean-Claude Féraud, et certains élus de la majorité accusés d'être "complices". Une enquête est d'ailleurs ouverte après des plaintes déposées pour des faits de diffamation ou de dégradation de bien public.

Des tags sur un bâtiment municipal, le 28 août 2019, à Trets (Bouches-du-Rhône). (DR)

"Un climat d'insécurité s'est installé (…) Le maire s'est enrichi sur le dos de la commune", affirme un Tretsois, qui a alerté franceinfo sur la situation via l'opération #MonMaire. A Trets, les investigations ont débuté il y a plusieurs semaines. La mairie a été perquisitionnée en décembre 2019 pour suspicion de mauvaise gestion des affaires communales, précise le parquet d'Aix-en-Provence à La Provence. Interrogé par franceinfo, Jean-Claude Féraud n'a pas souhaité répondre, réservant ses déclarations à la justice. "Les allégations et interprétations dont vous vous faites l'écho sont de grossiers mensonges attentatoires à mon honneur", écrit-il dans un mail.

Une campagne sous pression

Dans les rues de Trets, la campagne municipale a démarré dans une ambiance tendue entre ceux qui espèrent que le second mandat de Jean-Claude Féraud sera le dernier et ceux qui défendent son bilan. "Il ne fait pas de mal aux commerçants", confie une coiffeuse. "On n'a jamais eu de problème avec le maire", ajoute une boulangère dans un sourire. D'autres referment la porte après notre arrivée et se montrent plus diserts. "Il y a trois-quatre grandes familles à Trets qui se partagent tout, il y a des magouilles entre copains à la mairie… Ici, c'est le Sud, c'est le pompon !" confie une commerçante.

Certains candidats déclarent subir des pressions et des menaces du camp opposé. "Le maire essaye de nous salir", affirme l'élue d'opposition et candidate sans étiquette Stéphanie Fayolle. "Il m'accuse publiquement, photo à l'appui, de parader avec le 'corbeau' et Anticor", explique-t-elle depuis sa permanence de campagne. "On a glissé des messages menaçants dans ma boîte aux lettres, on a recouvert ma voiture de tracts du camp adverse", déplore de son côté Pascal Speter, centriste ayant rejoint la liste de Jean-Claude Féraud. "Mange tes morts", "Fais attention à toi, nous sommes nombreux"… Certains des messages seraient à caractère raciste, en lien avec ses origines gitanes. 

Je suis engagé en politique depuis plus de vingt ans, j'ai fait des campagnes à Marseille où ce n'était pas tendre, mais je n'ai jamais connu une campagne aussi violente.

Pascal Speter, colistier du maire sortant

à franceinfo

Sur Facebook, certains échanges adoptent le même ton. Le groupe "La politique c'est par ici, Trets" regorge de posts accompagnés du hashtag #jcftoutsauflui ("Jean-Claude Féraud tout sauf lui") ou #NousSommesTrets, slogan de campagne du maire. Les accusations rejoignent celles du corbeau : népotisme, harcèlement moral et corruption.

Des tracts menaçants reçus par Pascal Speter, candidat sur la liste du maire de Trets (Bouches-du-Rhône), le 10 février 2020. (PASCAL SPETER)

Des cadeaux rentables

Les accusations ont commencé avec une habitude de la municipalité. Pour les fêtes de fin d'année, la commune distribue traditionnellement des paniers garnis aux personnes âgées "avec de bons produits du terroir", se vante le site de la ville. Pour accompagner les terrines et autres chocolats, les Tretsois ont généralement droit à une ou deux bouteilles de vin. Jusque-là, rien d'anormal ni d'illégal. Mais en 2015 et 2017, ces breuvages ont été directement commandés au domaine de l'Anticaille, propriété de la famille Féraud depuis des générations. Le maire en était cogérant en 2015 avant de laisser l'affaire à son fils pour devenir simple associé en décembre 2016.

Selon Anticor, la commune a ainsi acheté en 2015 pour environ 5500 euros de vins à l'Anticaille. "Bien que les montants soient importants, ils restent tous en dessous des seuils des marchés publics", note l'association dans un signalement transmis au procureur de la République. En deçà de 25 000 euros à l'époque (40 000 euros depuis 2019), la mairie est effectivement dispensée de mise en concurrence. Mais, si rien n'est illégal, reste une question morale. "C'est un conflit d'intérêts manifeste", estime un agent municipal, toujours en place et qui préfère rester anonyme. "L'élu local veille à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts", conseille effectivement la Charte de l'élu local. Dans un tract, Jean-Claude Féraud assume cet achat et rappelle que le conseil municipal a "approuvé" ce choix. Des domaines viticoles différents ont, de fait, été choisis pour d'autres années.

Pourquoi mon fils (...) serait-il écarté de cette consultation annuelle, alors que tous les autres domaines de Trets peuvent y répondre et que d'autres ont été également choisis ?

Jean-Claude Féraud, maire de Trets

dans un tract à ses administrés

Outre cette histoire de vin, certains dénoncent des agents choisis pour leur proximité avec la municipalité. "Quand on nomme à la mairie le fils d'une élue, [j'appelle ça] du népotisme", avait jugé l'élue d'opposition Stéphanie Fayolle lors d'un conseil municipal en 2016. Le fils de la deuxième adjointe au maire a effectivement occupé le poste de directeur des services techniques de 2016 à 2018. "Je n'ai pas recruté le fils de ma deuxième adjointe, mais un ingénieur diplômé", se justifie Jean-Claude Féraud dans La Provence, en assurant qu'un appel à candidatures avait été lancé pour ce poste. La loi n'interdit pas ce type de recrutement, mais elle le déconseille, rappelle La Gazette des communes. Cela reste toutefois une pratique courante dans de nombreuses collectivités, comme le montre la carte du népotisme réalisée par le site d'investigation de Lyon Capitale. D'autres signalements de ce type sont d'ailleurs parvenus à franceinfo via la plateforme #MonMaire.

Une barrière encombrante

Un autre choix a fait du bruit en 2015 à Trets : l'installation d'une barrière à l'entrée du domaine de l'Anticaille, chemin Bonnafoux. L'ouvrage est soupçonné d'avoir été forgé par des agents municipaux. "On m'a demandé de faire une barrière de six mètres, énorme, raconte le ferronnier de la ville, Julien Barnel. J'ai commencé, le maire ne m'a pas précisé l'usage de cette barrière. Au fur et à mesure, j'ai réalisé que ce n'était pas pour la ville."

On ne tient pas tête au patron, surtout au début. Je ne savais pas si j'avais le droit ou pas de faire cette barrière, je ne connais pas la réglementation.

Julien Barnel, ferronnier

à franceinfo

Contrairement à l'habitude, personne ne demande au ferronnier d'installer sa barrière. Il tombe dessus plus tard, en se rendant à la déchetterie. Et reconnaît tout de suite son travail, érigé devant l'Anticaille. "Ah, c'était un bel ouvrage ! J'en étais fier", sourit-il. La suite est résumée par Jean Sansone, référent d'Anticor : "C'est à ce moment-là que le corbeau commence à taguer. Le maire panique, tronçonne le portail et le cache dans une salle municipale…" Les différents morceaux de la barrière auraient ensuite été dissimulés à l'entrée d'un chemin forestier, loin des regards.

Cette commande était-elle légale ? "L'élu local s'engage à ne pas utiliser les ressources et les moyens mis à sa disposition pour l'exercice de son mandat ou de ses fonctions à d'autres fins", rappelle la Charte de l'élu local. Face aux accusations, Jean-Claude Féraud clame son innocence. Il assure dans un tract que cette histoire de portail est "une fiction" destinée à lui nuire. "Je n'ai jamais donné une quelconque instruction, ni émis un quelconque souhait ou ordre de voir confectionner une barrière aux frais de la commune pour mon usage personnel, assure l'édile. J'ai tout de même les moyens de me payer une barrière…" Comme pour l'achat du vin, l'association Anticor a transmis toutes les pièces à la justice. Mais, sur les 23 gigaoctets de documents, les soupçons se portent surtout sur la gestion des marchés publics. Ces derniers ont été confiés "à un cabinet privé basé à Lyon", a déclaré Jean-Claude Féraud à France 3, après la perquisition de la mairie.

Une partie de la barrière installée à l'entrée d'un chemin forestier, le 12 février 2020, à Trets (Bouches-du-Rhône). (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Des attributions troubles de marchés publics

"Des histoires comme ça, j'en ai plein !" affirme Frédéric Trucchi, attablé dans un restaurant à l'écart de Trets. Lors de son passage à la mairie, cet ancien agent a assisté à des dizaines de réunions pour des négociations de marchés publics. A l'été 2015, il participe à une discussion concernant un marché pour la voirie de la ville en présence, notamment, du maire, du directeur d'une société de travaux et de la directrice générale des services (DGS). "Le maire a convié le responsable d'une entreprise afin qu'il revienne sur ses prix pour remporter le marché et fasse échouer son concurrent direct en meilleure position", assure-t-il. Un échange capté dans un enregistrement consulté par franceinfo :

La DGS : "Donc vous n'êtes plus les meilleurs (…) vous étiez à 119, ils sont passés à 99."
Le maire : "Donc il y a 20 000 euros d'écart."
La DGS : "Donc ça pose un petit souci pour la discussion future."
Le responsable de l'entreprise : "M'aligner à 98, ça va être très compliqué (…) Faire un peu d'efforts, je veux bien en faire, monsieur le maire le sait, mais pas à cette hauteur-là (…)."

Communiquer à une seule entreprise les offres de ses concurrents dans le but de la favoriser est illégal. "La mairie doit respecter l'égalité entre les candidats et les règles de transparence", souligne Stéphane Braconnier, professeur en droit public à l'université Paris-II. Les négociations "doivent se faire par voie électronique, jamais dans des réunions officieuses en mairie !" renchérit Frédéric Trucchi. D'autres enregistrements consultés par franceinfo évoquent les mêmes pratiques. En 2015, Frédéric Trucchi questionne la DGS sur un cabinet d'études chargé d'évaluer les candidatures des entreprises. "Il faudra vérifier qu'ils soient transparents, ils aiment bien travailler avec leurs amis", prévient-il. "Nous aussi, donc si on a les mêmes, c'est bien", répond-elle après un bref silence, comme on peut l'entendre sur la bande.

J'ai toujours respecté les règles d'attribution des marchés publics (…) S'il y a eu des irrégularités, je ne suis pas au courant.

Jean-Claude Féraud

à France 3 Provence

Dans un autre extrait consulté par franceinfo, la DGS reçoit la représentante d'un cabinet d'études pour lui faire part des propositions de ses concurrents. L'entretien est "très illégal", conçoit-elle. Contactée par franceinfo, la directrice n'a pas répondu à nos sollicitations. D'anciens ou actuels agents nous ont en tout cas confirmé avoir été témoins de ces soupçons de malversations.

"J'ai dû refuser d'antidater des documents afin de respecter le Code des marchés publics", affirme la responsable des marchés publics. "A partir du moment où je n'ai pas voulu participer à certains marchés frauduleux, ils ont voulu se séparer de moi", assure Laurent Ghnassia, ancien directeur des services techniques, documents à l'appui. Il affirme que certaines décisions ont été prises de façon arbitraire et que des marchés ont été bouclés avec légèreté. "Le projet de voirie a été finalisé à l'arrache, le maire a travaillé sur Google Maps", argue-t-il. Licencié en 2019, il a déposé deux plaintes, pour licenciement abusif et violence physique, dont l'instruction est toujours en cours. Il affirme que Jean-Claude Féraud lui a donné des coups d'avant-bras et a fait mine de le frapper lors d'une rencontre, entraînant cinq jours d'interruption de travail.

Plusieurs plaintes pour harcèlement moral

Ces plaintes ne sont pas isolées. Selon la section CGT de la mairie, une vingtaine ont été déposées contre Jean-Claude Féraud, la plupart pour harcèlement moral. Franceinfo a pu consulter trois de ces plaintes. "J'en suis arrivé à vouloir mettre fin à mes jours, à avoir réfléchi à me pendre pour mettre fin à ce 'régime de terreur'", témoigne l'un des plaignants, qui préfère garder l'anonymat, assis dans le fauteuil de sa maison. Dans sa plainte, cet ancien policier municipal raconte avoir été mis à l'écart et humilié par le maire et par la DGS. Il assure avoir subi, un an après les premiers tags, des menaces et des pressions de la part de ces deux derniers pour signer une attestation accusant sans preuves l'ancien chef de la police municipale d'être le corbeau. Il a refusé.

Il explique avoir découvert, peu de temps après, son casier ouvert après un arrêt maladie, ses affaires disparues. Il apprend ensuite qu'on lui retire sa nomination et ses primes, sans explication. "On m'a rétrogradé sans raison, j'ai fait trois recours au tribunal administratif et sombré dans une dépression pendant un an", précise-t-il. Ses supérieurs lui demandent de sécuriser le premier étage de la mairie, sans y avoir accès. "Il fallait un badge biométrique que je n'avais pas !" Pire, le poste attribué semble peu conforme à un espace de travail légal. Il s'agit d'une petite commode installée contre le mur du couloir, sans possibilité de placer ses jambes, sans ordinateur ni fenêtre. Dans un courrier consulté par franceinfo, la médecin du travail constate "l'absence de moyens" mis à disposition. "On a voulu me détruire et c'est pour ça que j'ai déposé plainte pour harcèlement", confie-t-il.

Le poste de travail d'un agent municipal qui a déposé plainte pour harcèlement, le 8 avril 2019, à la mairie de Trets (Bouches-du-Rhône). (DR)

"Je ne sais pas comment les choses sont parties en couille, mais elles sont parties en couille, fulmine le ferronnier municipal Julien Barnel. On m'a aussi accusé d'être le corbeau et les gendarmes sont venus perquisitionner chez moi." Lorsque l'histoire de la barrière de l'Anticaille est rendue publique, il se retrouve lui aussi mis à l'écart. Certains collègues refusent de lui parler. A plusieurs reprises, du matériel disparaît de son atelier. "Mon local a été complètement dépecé, même mes posters de jolies filles ont disparu ! Je suis allé porter plainte pour vol et harcèlement moral", affirme-t-il. "C'est une situation de maltraitance. Le maire est déconnecté de la réalité des choses et beaucoup d'agents viennent travailler avec la boule au ventre", estime Nicolas Margossian, de l'union locale de la CGT de Gardanne.

J'ai eu des plaques d'eczéma à cause du stress, c'était une situation difficilement soutenable. Cela pourrait s'arrêter si tout le monde parlait.

Julien Barnel, ferronnier

à franceinfo

Parmi les personnes interrogées, plusieurs disent être parties en arrêt maladie ou avoir fait une dépression. "A mon retour, j'ai constaté que mon bureau avait été vidé, mes dossiers enlevés, poursuit la responsable des marchés publics, aujourd'hui en arrêt. Je n'ai jamais eu d'explication. Psychologiquement, c'est très dur." Ces derniers mois, quatre élus de la majorité ont claqué la porte en conseil municipal pour dénoncer la gestion de la commune. Deux d'entre eux ont rejoint la liste d'un candidat de l'opposition. "Au début, le maire n'était pas comme ça, soutient Frédéric Trucchi. Galvanisé par le pouvoir, il s'est détourné de son rôle."

Dans un mail, Gilbert Robiglio, premier adjoint, vole au secours de l'édile : "Je connais personnellement Jean-Claude Féraud et sa famille depuis quarante ans et je peux apprécier son honnêteté, sa probité et ses valeurs morales très loin de tout ce déballage", écrit-il, se disant "dégoûté" face aux "accusations mensongères et sans fondements". De son côté, Jean-Claude Féraud se dit "serein" et fustige des "cascades d'indécence et de mensonges". "A moins de trois semaines des municipales, l'ambiance est toxique, dénonce l'ancien médecin. C'est un virus dont je n'ai pas le vaccin."

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