L’affaire Grégory, l'obsession des enquêteurs amateurs
Sur des forums et les réseaux sociaux, des internautes se passionnent pour des enquêtes criminelles non résolues comme celle du petit Grégory. Certains vont jusqu'à contacter les familles de victimes ou obtenir des éléments de l'enquête.
"Le grand jour est enfin arrivé !" Sur la page Facebook "Affaire Grégory Villemin, une énigme", qu'il gère, Thomas se réjouit du nouveau rebondissement dans cette enquête qui dure depuis plus de trente ans. Vendredi 16 juin, les époux Jacob ont été mis en examen pour enlèvement et séquestration suivi de mort sur le petit Grégory, 4 ans au moment des faits, tué le 16 octobre 1984 et retrouvé dans la Vologne (Vosges).
Depuis 2014, ce courtier en assurance bordelais de 45 ans collecte tous les articles de journaux et les documents liés à l’affaire du petit Grégory. Il vulgarise et explique ce dossier "extrêmement complexe" aux plus de 3 300 membres de son groupe. Et depuis les nouvelles révélations, sa page Facebook connaît une activité impressionnante. Il a d'ailleurs préféré fermer la possibilité à ses membres de publier des commentaires. "Je n’ai pas le temps de tout lire et je préfère éviter tout débordement", se justifie-t-il à franceinfo.
Eléments "confidentiels" et théories personnelles
Ces affaires criminelles non élucidées suscitent un intérêt croissant chez des enquêteurs amateurs, qui assurent parfois disposer de leurs propres sources pour mener leurs investigations. Aux Etats-Unis, cette communauté est appelée les "Websleuths". Sur les sites Websleuths.com, The Doe Network ou via Reddit, ils partagent leurs théories et informations et assurent vouloir aider la police dans des affaires non classées, comme celle mise en avant dans le documentaire de Netflix Making a Murderer. Pour débattre de cette dernière affaire, jusqu'à 75 000 personnes se sont inscrites sur Websleuths.com. En France, ces communautés n’ont pas le même poids. Elles se penchent sur de vieilles enquêtes dans leur coin, a priori, sans gêner la justice. Mais l’affaire Grégory déchaîne les passions.
Sur la page Facebook "Affaire Grégory = une affaire d’Etat ?", certains affirment détenir des éléments "confidentiels" qu’ils ne peuvent pas "dévoiler". L'administrateur du groupe en est certain : Christine Villemin, la mère de Grégory, a tué son fils. Sur certains forums, ces enquêteurs amateurs débattent : les volets étaient-ils fermés lorsque Grégory a disparu ? Michel, oncle du petit garçon, a-t-il vraiment reçu un appel avant de prévenir Christine ? La communauté se déchire sur les détails de l'enquête.
"J’avais environ 12 ans lorsque Grégory a été tué. Je suivais cette affaire comme tout le monde, confie Thomas. J’ai un fils de 4 ans et depuis que je suis parent, cette affaire m’a sensibilisé."
En 2013, grâce aux réseaux sociaux, j’ai trouvé des informations et j’ai voulu en savoir davantage. Je me suis engagé et, depuis, j’alimente un groupe Facebook pour partager tout ce que je sais.
Thomasà franceinfo
Modérer, alimenter et débattre lui prend environ cinq heures par semaine. Un temps qui varie en fonction de l’actualité et de ses disponibilités. Pour étayer son jugement, Thomas s’appuie essentiellement sur l’arrêt de la cour d’appel de Dijon de 1993 qui prononce un non-lieu à l’égard de Christine Villemin. "C’est une bible vitale qui donne de précieux éléments. Je m’attache également aux éléments du dossier transmis par Jean-Marie Villemin, que j’ai récupéré sur le site qu’il avait ouvert dans les années 2000 et qu’il a fermé depuis, détaille-t-il. Des gens se sont servis de ce site pour dénigrer Jean-Marie Villemin et sa famille."
Sur les forums et les pages Facebook, chacun fait valoir ses conclusions dans une ambiance souvent tendue. Certains de ces enquêteurs amateurs assurent même avoir déjà rencontré les époux Villemin. Thomas, qui défend la thèse de l’assassinat par Bernard Laroche, a été, par exemple, banni d'un groupe par ceux qui plaident pour la culpabilité de la mère, Christine.
"C'est le profil du corbeau qui m'intéresse"
Christiane, elle, consulte des pages Facebook et des forums dédiés aux affaires non résolues ou mystérieuses. "Dans l’affaire Grégory, c’est le profil du corbeau qui m’intéresse. Qu’est-ce qui animait la personne qui a écrit tant de lettres et passé tous ces appels à la famille ? Pourquoi cette colère ? Comment peut-elle se transformer en meurtre ? Il manque beaucoup d’éléments aujourd’hui", juge-t-elle. Cette coach mentale de 47 ans a lu l’ensemble des éléments du dossier et épluché les lettres du corbeau disponibles sur internet. Fascinée par la psychologie des meurtriers, elle nous confie avoir décidé d’en faire son métier. Elle a repris ses études pour devenir psychologue spécialiste en criminologie et elle assiste déjà à de nombreux procès d'assises.
Thomas et Christiane parviennent à nouer des liens avec de précieux contacts grâce au web. Dans une affaire qu'elle ne souhaite pas citer, Christiane assure ainsi avoir reçu des données confidentielles directement de la part de la famille d'une victime. Thomas confie, lui, avoir rencontré un ancien commissaire de police pour obtenir des informations sur l’affaire Ranucci, du nom de Christian Ranucci, guillotiné en 1976 à la suite d’une erreur judiciaire. Pour l'affaire Grégory, il reconnaît avoir demandé à maître Thierry Moser, avocat de la famille Villemin, de lui transmettre des éléments du dossier. "Il a refusé et c’est normal. Le secret de l’instruction protège le dossier, glisse-t-il. J’ai un énorme respect pour les institutions judiciaires. Sur internet, beaucoup de personnes fantasment et se prennent pour des enquêteurs. Or, c’est un vrai métier qui suppose des moyens humains et financiers."
Des amateurs gênants pour les enquêtes ?
Anne-Sophie Martin, journaliste spécialisée dans les affaires judiciaires et auteure notamment du roman Le Disparu, sur l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès, connaît ces "passionnés" d'affaires criminelles.
Ils vont en vacances sur les lieux, se rapprochent de lointains cousins qui vivent dans les environs, mais je ne vois pas comment ils pourraient faire progresser l’enquête.
Anne-Sophie Martin, journaliste spécialisée dans les affaires judiciairesà franceinfo
"Les internautes peuvent réussir à trouver des éléments, mais je vois cela comme de l’intérêt et de la fascination. Ils appartiennent à un petit cénacle qui n'est pas directement lié aux expertises et investigations", assène celle qui est aussi secrétaire générale de l'Association de la presse judiciaire.
Une analyse partagée par Christiane. "Ceux qui enquêtent dans leur coin prennent de sacrés risques et ça peut être dangereux pour eux et pour l’enquête", avance-t-elle. Thomas s’inquiète aussi de ce genre de comportement. "J’ai croisé des gens qui créent des groupes de travail pour enquêter alors qu’ils n’ont pas plus d’éléments que vous et moi. Ils sont atteints d’une forme de narcissisme qui peut poser des problèmes aux 'vrais' enquêteurs et au juge d’instruction, dénonce-t-il. Beaucoup de gens manquent de recul et distillent des ragots. Vous n'imaginez pas le nombre de sornettes que j'ai pu lire sur cette affaire."
Sur sa page, il assure de son côté ne livrer que des éléments de compréhension à ses lecteurs. "Ce ne sont que des éléments de procédure, des articles et des travaux de synthèse sur les circonstances de la mort ou des portraits des protagonistes, affirme-t-il. Je cherche juste à clarifier la vision des membres. Je ne me suis pas rendu sur les lieux. Je ne vis pas pour l'affaire Grégory. Il ne faut pas déranger les familles, qui n’ont rien demandé."
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