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RECIT. "Ozar Hatorah n'oubliera jamais" : comment l'école juive a surmonté le traumatisme de l'attentat de Merah

Catherine Fournier le lundi 2 octobre 2017

Des policiers devant l'école Ozar Hatorah de Toulouse (Haute-Garonne), le 19 mars 2012. (ERIC CABANIS / AFP)

Trente-six secondes. C'est le temps qu'a duré l'attentat au collège-lycée Ozar Hatorah, le lundi 19 mars 2012, à Toulouse. A 7h57 précises, la vie de cet établissement scolaire et de ses occupants bascule dans l'indicible. En moins d'une minute, le tueur au scooter Mohamed Merah fait irruption devant le grand portail vert de l'entrée, abat un enseignant, Jonathan Sandler, 30 ans, ses deux enfants, Gabriel, 4 ans, et Arieh, 5 ans. L'homme casqué poursuit ensuite dans la cour la petite Myriam Monsonego, 7 ans, la saisit par les cheveux et l'exécute froidement d’une balle dans la tête. Le terroriste repart après avoir grièvement blessé Bryan B., un élève de troisième, disparaissant dans la rue Jules-Dalou à vive allure sur son deux-roues.

Pour la première fois en France, un attentat vient d'être commis au sein d'une école. Un séisme, dont les nombreuses répliques sont encore sensibles cinq plus tard, alors que s'ouvre le procès des complices présumés de Mohamed Merah, lundi 2 octobre, devant la cour d'assises spéciale de Paris. "C'est ce que j'appelle l'ombre longue de la terreur", résume Philippe Soussi, l'avocat de Bryan B. Son client, comme de nombreuses parties civiles, n'assistera pas à l'audience. Le traumatisme est encore trop vif.

Au-delà des victimes et de leurs familles, l'onde de choc a atteint toute une communauté, éducative et religieuse. Elèves, parents d'élèves, enseignants, représentants des institutions juives… "Certains les ont vus mourir sous leurs yeux, d'autres les connaissaient, plusieurs ne s'en remettront jamais et se poseront toute leur vie cette question : 'Pourquoi pas moi ?'" souligne l'un de leurs avocats, Simon Cohen.

"Je n'ai pas cru à ce qu'on me disait"

Des policiers escortent des élèves à la sortie de l'école Ozar Hatorah de Toulouse (Haute-Garonne), après l'attentat du 19 mars 2012. (REMY GABALDA / AFP)

Tous les témoignages recueillis par franceinfo l'attestent : le souvenir de ce lundi fatidique est intact. Le coup de fil, autour de 8 heures, annonçant un évènement grave à Ozar Hatorah. Les minutes pour réaliser. "Il a fallu qu'on me le répète trois fois pour que l'information parvienne à mon cerveau", se remémore Nicole Yardeni, alors présidente de l'antenne locale du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). "Je n'ai pas cru à ce qu'on me disait", confie l'ex-rabbin de Toulouse, Harold Avraham Weill. Avertis au même moment, les parents d'élèves foncent vers l'école, avant d'être bloqués en haut de la rue par les barrières de police.

L'attente a été terrible, on ne savait pas qui était touché et qui ne l'était pas.

Un parent d'élèves

Nicolas* finit par avoir des nouvelles de ses deux fils, sains et saufs, par téléphone. Tout comme David*. "J'ai eu ma fille en pleurs au téléphone. Elle et son frère avaient entendu les coups de feu puis vu les corps à terre, raconte-t-il. Je ne les ai récupérés que vers midi." Nicole Yardeni fait partie de ceux qui ramènent les élèves à leurs parents. "Ils étaient réunis dans le réfectoire, blancs comme des linges. Il n'y avait pas un bruit, pas un cri, c'était très calme et silencieux, se remémore-t-elle. Sa voix se brise.

Je me rappelle leur avoir dit en français un proverbe yiddish : 'C'est difficile d'être juif.' Puis j'ai ajouté : 'Vous avez dû l'apprendre très tôt. Maintenant, il va falloir que vous parliez, il va falloir que vous parliez.

Nicole Yardeni, à l'époque présidente de l'antenne locale du Crif

Certains l'ont fait. D'abord avec les psychiatres et psychologues dépêchés en urgence sur place par le rectorat, pour éviter des séquelles liées au stress post-traumatique. "Il a fallu faire un tri entre ceux qui étaient impliqués en première ligne et les autres", explique Jean-Pierre Jeudy, psychologue de la Cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) de Toulouse.

Sidération, violence, peur panique... Les réactions diffèrent. D'autres se murent dans le silence. Comme le plus jeune fils de Nicolas, en quatrième à l'époque. "Son grand frère, en première, l'a fait sortir de l'école en lui cachant les yeux, explique son père. Il n'a rien vu mais a ressenti les choses. Mais il ne dit rien. Rien du tout." Même réaction du côté du fils de David, qui était en cinquième : "Il n'a pas voulu entendre parler de psy. Le soir même, il a cassé en 1 000 morceaux son jeu Call of Duty [un jeu vidéo de tir à la première personne] et il passait éteindre la télé dès qu'on regardait les infos pour savoir si le tireur avait été arrêté."

"Toulouse en état de guerre"

Des policiers et des soldats effectuent des contrôles dans le métro de Toulouse (Haute-Garonne), le 20 mars 2012, au lendemain de l'attentat à l'école Ozar Hatorah. (PASCAL PAVANI / AFP)

Pendant trois jours, la ville est en état de siège, le temps suspendu. "On était scotchés à BFMTV, je ne dormais pas la nuit", raconte David. Après avoir passé la journée à l'hôpital avec les familles de victimes, le rabbin Harold Avraham Weill ne ferme pas l'œil non plus : "La nuit, quand je suis rentré chez moi, je sursautais au moindre bruit d'ascenseur. Je suivais les infos seconde par seconde, Toulouse était en état de guerre, avec des militaires partout."

On a vécu dans une angoisse terrible jusqu'à ce qu'on apprenne sa mort.

Le rabbin Harold Avraham Weill

"J'ai été soulagé mais pas en paix", reprend David, en colère que les forces de l'ordre ne soient pas parvenues à arrêter l'assassin vivant. Mohamed Merah est tué le 22 mars lors d'un assaut mené dans le quartier de la Côte pavée. Avant de s'en prendre à l'école Ozar Hatorah, le jeune homme de 23 ans a tué trois militaires et grièvement blessé un quatrième.

Le pays est alors en pleine campagne présidentielle et les personnalités politiques défilent, sous les objectifs des médias, encore plus nombreux. Laurent Raynaud, directeur des études et professeur de technologie à Ozar Hatorah, se met en mode "robot" pour gérer le tourbillon. Il a vu "l'apocalypse" du lundi matin à l'école, fait face à "l'horreur". Mais avec la directrice adjointe, il s'efforce de faire fonctionner le collège-lycée, comme le souhaite le père de la petite Myriam et fondateur de l'établissement, Yaacov Monsonego. Terrassé par la douleur le jour des faits, il les convoque dès le lendemain chez lui.

Il nous a dit : 'je reviendrai, faites en sorte que l'école poursuive sa mission'. Ce message nous a portés et nous porte encore aujourd'hui.

Laurent Raynaud, directeur des études à Ozar Hatorah

"Mes enfants ont terminé péniblement l'année"

Un hommage aux victimes de l'attentat de Toulouse (Haute-Garonne) organisé place de la Bastille, à Paris, le 19 mars 2012. (MAXPPP)

Les cours reprennent le vendredi. Les élèves sont soutenus et encadrés. Mais pour certains, continuer est trop dur. Des internes regagnent leur ville d'origine, d'autres attendent le mois de juin. "Mes enfants ont terminé péniblement l'année puis je les ai inscrits dans le public à la rentrée de septembre", précise David. "On a connu une chute des inscriptions. On est passé de 200 à 140 élèves l'année suivante", relève Marc Fridman, président de l'association de parents d'élèves et vice-président du Crif Midi-Pyrénées. Hypervigilance, nervosité, agressivité… Au fil des jours et des semaines, les symptômes liés à l'état de stress post-traumatique, malgré la prise en charge précoce, font leur apparition chez certains jeunes.

Mon fils est devenu à fleur de peau, irritable.

Nicolas, parent d'élèves

"Le mien est devenu agressif depuis l'attentat", ajoute David. "Ces adolescents étaient en pleine puberté quand cela s'est produit, avec des problématiques psychiques qui ont pu être révélées ou renforcées par l'événement", analyse Jean-Pierre Jeudy. "Un attentat peut entraîner des modifications durables de la personnalité", renchérit Barbara Combes, psychiatre de la CUMP de Toulouse.

Les adultes ne sont pas en reste. Pendant un certain temps, le rabbin Harold Avraham Weill "préfère griller un feu rouge plutôt que de rester en voiture à côté d'un scooter". Nicole Yardeni, elle, n'a retrouvé le sommeil qu'au bout de six mois. Elle a vu par hasard la vidéo de la tuerie, filmée par des caméras de surveillance et par Mohamed Merah. Peu après, son œil gauche s'est paralysé. "Je suis restée dans la pénombre pendant sept semaines. On n'a jamais su pourquoi." Selon elle, ce ne sont pas les images visionnées, "irréelles", qui ont provoqué cette infirmité temporaire. Mais la succession de chocs.

"Une terrible mémoire collective"

Une cérémonie d'hommage à Imad Ibn Ziaten, Abel Chenouf, Mohamed Legouard, Gabriel, Arieh et Jonathan Sandler et Myriam Monsonego, les victimes de Mohamed Merah, organisée à Toulouse (Haute-Garonne), le 19 mars 201 (LANCELOT FREDERIC / SIPA)

Un an après l'attentat, certains reviennent consulter, comme a pu l'observer Barbara Combes. La psychiatre décrit un phénomène classique de "reviviscence". La plupart ont toutefois été suivis en libéral, par des praticiens recommandés par la communauté juive. "Cela a fait remonter aussi leur histoire et une situation de persécution qui a refait surface très violemment", souligne Jean-Pierre Jeudy. "Il y a toutes ces voix qui viennent de dessous la terre et qui finissent par être lourdes à entendre, complète l'avocat Simon Cohen. C'est une terrible mémoire collective, dont on se dit qu'elle s'écrira toujours de la même façon. "

On s'était dit que plus jamais on ne tuerait d'enfants en France parce qu'ils sont juifs. Et puis on a été rattrapés par ce destin. C'est l'incompréhension.

Samuel Sandler, père de Jonathan, l'une des victimes

Face à ces questions sans réponse, la foi, qui s'est révélée salvatrice pour certains, vacille. "Où était le bon dieu le 19 mars ?" s'interroge ce père et grand-père meurtri. "Heureusement qu’il y a la foi. On a la conviction que la petite n’est pas un Kleenex qu’on a jeté à la poubelle. Mais qu’elle existe, qu’elle est là où nous allons tous la rejoindre un jour ou l’autre", avait confié, les larmes aux yeux, Yaacov Monsonego à l'AFP, lors d'une interview en mars dernier. Il avait ajouté, du bout des lèvres, ne pas tout comprendre et n’être parfois pas d’accord avec le "chef d’orchestre qui dirige tout". Sollicité par franceinfo, il n'a pas souhaité s'exprimer cette fois-ci.

Le fils de David, lui, a complètement rejeté la religion. Celui de Nicolas, à l'inverse, est "religieusement très impliqué". Certaines familles ont fait le choix de quitter la France et de faire leur Alyah en rejoignant Israël. Selon Marc Fridman, 300 d'entre elles ont quitté Toulouse depuis 2012. "L'hémorragie s'est accentuée en 2014-2015. Plusieurs amis sont partis. Là-bas, on veille les uns sur les autres", souligne le vice-président du Crif Midi-Pyrénées, qui a choisi de rester, malgré, selon lui, la "libération de la parole antisémite à Toulouse" depuis l'attaque.

Chaque attentat ravive la blessure. "Ma fille habitait Montrouge, dans les Hauts-de-Seine. Elle a entendu les tirs qui ont tué la policière Clarissa Jean-Philippe [victime d'Amedy Coulibaly], raconte Samuel Sandler. Elle est partie à Jérusalem."

Quand j'ai appris pour <em>Charlie Hebdo</em>, j'étais au supermarché, je n'ai pas pu continuer mes courses, je suis allé me réfugier dans ma voiture

Le rabbin Harold Avraham Weill

"On s'est rendu compte au fur et à mesure que les juifs n'étaient plus les seuls visés", souligne David. En 2012, seules 10 000 personnes défilent dans les rues de Toulouse, quand plus de 4 millions manifestent dans toute la France en janvier 2015, constate, amer, Marc Fridman. "Il a fallu Charlie mais surtout le Bataclan et Nice, réagit-il. Maintenant, la communauté nationale a compris."

"La mission éducative au premier plan"

Des élèves se rendent en cours à l'école Ozar Hatorah de Toulouse (Haute-Garonne), le 19 mars 2013. (MAXPPP)

A l'école Ozar Hatorah, les exercices attentat-intrusion menés à partir de la rentrée 2016 n'ont pas été mal vécus. "Les élèves sont conscients du danger et sont plutôt rassurés par ce type de mesure", observe Marc Fridman. Seule une trentaine d'entre eux, aujourd'hui en terminale, ont connu le 19 mars 2012. "Certains sont encore suivis psychologiquement", précise le président de l'association de parents d'élèves.

Mais la vie a repris dans l'établissement, désormais protégé par un haut mur d'enceinte et des barbelés, qui ne sont pas sans évoquer un bâtiment militaire ou carcéral. Au milieu de la cour s'élève L'Arbre de vie, une sculpture de Charles Stratos érigée en mémoire des victimes lors de la cérémonie des cinq ans, en mars 2017.

"L'Arbre de vie" installé dans la cour de l'école Ozar Hatorah, à Toulouse (Haute-Garonne), photographié le 27 septembre 2017. (CATHERINE FOURNIER / FRANCEINFO)

Pour les élèves, les cérémonies du 19 mars sont importantes. Mais on ne parle pas trop de ce qui s'est passé à l'école. Ce n'est pas tabou, mais on place la mission éducative au premier plan.

Laurent Raynaud,&nbsp;directeur des études à Ozar Hatorah

Ce mercredi 27 septembre, à quelques jours de l'ouverture du procès, les cris dans les couloirs et les bruits de ballon contre les fenêtres sont ceux de n'importe quel collège-lycée. Les inscriptions remontent et l'établissement a "conservé son excellente réputation et son niveau", selon Marc Fridman.

Procès Mérah : l'école Ozar Hatorah ouvre ses portes à France 3
Procès Mérah : l'école Ozar Hatorah ouvre ses portes à France 3 Procès Mérah : l'école Ozar Hatorah ouvre ses portes à France 3 (LAURENCE NAHON, MARC SAVINEAU / FRANCE 3)

Sur ce point, les avis sont unanimes : si l'école a continué d'exister, c'est grâce à la volonté du directeur Yaacov Monsonego et de son épouse, parents de quatre autres enfants. "Quand on voit qu'ils sont là, qu'ils avancent malgré ce qu'ils ont vécu, ça pousse l'ensemble de l'équipe et des élèves à aller de l'avant", souffle Laurent Raynaud. Le père de Myriam passe tous les jours devant l'endroit où sa petite dernière a été tuée. Mais il n'a pas renoncé à ses fonctions. Il est le "pilier central et l'âme de cette école. Il a une force de caractère hors du commun", poursuit Marc Fridman.

"Un procès ne peut rien contre la douleur"

Des fleurs déposées en hommage aux victimes devant l'école Ozar Hatorah, à Toulouse (Haute-Garonne), le 25 mars 2012. (ERIC CABANIS / AFP)

Yaacov Monsonego n'ira pas au procès. "Je n’en attends absolument rien", avait-il confié à l'AFP. Bryan B., qui garde des séquelles physiques depuis qu'il a été traversé par les balles de Mohamed Merah, non plus. Aujourd'hui âgé de 21 ans, il est, selon son avocat, dans "la mise à distance" : "Cette mise à distance, c'est sa thérapie, sa résilience à lui." Pour autant, le jeune homme, qui a quitté l'école après l'attentat et est toujours suivi psychologiquement, attend beaucoup de cette audience. Désormais étudiant, "il garde en lui la douleur de la mort des autres enfants. Il m'a dit qu'ils étaient toujours avec lui", souligne son avocat.

C'est pour parler de son fils et de ses petits-enfants que Samuel Sandler a choisi, lui, d'assister au procès. "Parler d'eux, c'est tout ce qu'il me reste", observe-t-il dignement. Il entend également faire "contrepoids" face aux accusés : Abdelkader Merah, le frère du terroriste, et un ami commun, Fettah Malki, jugés, entre autres, pour complicité.

Par ma présence, on entendra le nom de mon fils et de mes petits-enfants et pas seulement celui de l'assassin.

Samuel Sandler, père de Jonathan, l'une des victimes

La perspective de ce procès bouleverse les parties civiles. Les questions des journalistes font de nouveau couler les larmes. Et perturbent le sommeil. Mais d'aucuns considèrent qu'il est important que justice passe. "C'est un approfondissement de la compréhension", estime Nicole Yardeni. "Un procès ne peut rien contre la douleur. Les blessures restent vives et ouvertes. Mais il permet de mâcher intellectuellement sa peine, de la partager, de mieux la faire entendre, de mieux la comprendre", complète Simon Cohen. Les débats dureront cinq semaines. "Cela devrait permettre aux parties civiles de mettre un point final au processus judiciaire", ajoute l'avocat. Une étape dans la longue reconstruction d'Ozar Hatorah, conclut Laurent Raynaud.

L'école regarde vers l'avenir mais n'oubliera jamais.

Laurent Raynaud,&nbsp;directeur des études à Ozar Hatorah

* Le prénom a été modifié.

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