“En un centième de seconde, c'est le noir absolu”

Vingt ans après, l'explosion d'AZF à Toulouse racontée par ceux qui l'ont vécue

Vendredi 21 septembre 2001, 10h17. Un immense fracas fait trembler Toulouse. Dans le sud de la ville, un champignon de fumée jaunâtre s'élève au-dessus de l'usine de fabrication d'engrais et de nitrates industriels AZF, où un stock de nitrate d’ammonium vient d'exploser. A des centaines de mètres à la ronde, le souffle emporte tout et plonge le quartier dans le chaos pendant plusieurs heures. "Jusqu'à ma mort, jusqu'à ce que je ferme les yeux, je garderai tous ces souvenirs en moi", confie aujourd’hui un témoin. La catastrophe fait 31 morts et 2 500 blessés.

Vingt ans plus tard, franceinfo a recueilli les témoignages de ceux qui ont vécu cette journée. Dans ce récit, des responsables des secours, un reporter, le maire de l'époque et plusieurs victimes vous racontent les heures qui ont marqué Toulouse à l'encre orange.

Propos recueillis par Camille Adaoust

"Comme un bang supersonique"

Un homme, masque à gaz à la main, se tient sur les lieux de l’explosion de l’usine AZF, à Toulouse, le 21 septembre 2001. PASCAL LE SEGRETAIN/SYGMA VIA GETTY IMAGE

Pauline Mirandariveraine Ce vendredi-là, il fait beau, il y a du vent. J'en profite pour faire mes vitres. Je finis mon ménage et à 10 heures pile, je mets la clé dans la porte. J'habite en bordure de la rocade, à 200 mètres de l'usine. Je prends ma voiture et je vais au marché de la Faourette pour changer mes rideaux de cuisine.

Philippe Douste-Blazymaire de Toulouse Il est 10h15, je suis au Salon rouge de l'hôtel de ville, qu'on appelle le Capitole à Toulouse. Je suis dans mon bureau avec le secrétaire général de la mairie, Pierre Trautmann. On discute des affaires de la ville et j'ai un interlocuteur de Paris au téléphone.

Patricia Benitahriveraine Maxime, mon petit, a 4 ans et demi. Il n'a pas école et je dois emmener mon aîné, Emmanuel, au travail à l'hôpital Rangueil. On se prépare, on monte dans le véhicule, on parle de tout et de rien. On passe par le chemin de la loge, devant AZF, et je m'arrête au feu rouge.

Roland Le Goffresponsable de la sécurité incendie de l'usine J'arrive au travail à la première heure. La veille, je venais de faire passer de nouvelles consignes sur le filtrage à l'entrée. Dix jours après le 11-Septembre aux Etats-Unis, on avait bien conscience qu'on était dans un établissement chimique qui pouvait être pris pour cible. Donc je me trouve au poste de garde, au niveau de l'entrée principale, pour vérifier que mes consignes sont bien observées et je les mets par écrit pour les équipes du week-end. Là, mon ordinateur s'arrête. Je vais voir mon collègue dans le bureau d'à côté, son ordinateur aussi s'est coupé. Je reviens à mon bureau, je m'assieds et là...

Eric Cabanisphotoreporter à l'AFP Je suis au bureau de l'AFP à Toulouse et je discute avec un collègue journaliste. Tout d'un coup, Babette sort de son bureau et nous demande : "Vous n'avez pas senti le plancher bouger ?"

La localisation des différents témoins au moment de l’explosion, le 21 septembre 2001. JESSICA KOMGUEN/FRANCEINFO

Philippe Douste-Blazymaire de Toulouse J'entends un premier "boum" très sourd, puis un deuxième bruit quelques secondes après. Un souffle arrache tout, les fenêtres s'ouvrent, les vitres sautent et la poignée en fer traverse le bureau. Au téléphone, je dis à mon interlocuteur que je suis désolé, qu'il vient de se passer quelque chose de dramatique.

Patricia Benitahriveraine J'entends deux détonations bien distinctes et ma voiture explose complètement. Le pare-brise éclate et le toit se compresse jusqu'aux portières. A vol d'oiseau, nous sommes à 50 mètres du cratère.

Roland Le Goffresponsable de la sécurité incendie de l'usine C'est un fracas terrible. Je n'ai pas le temps d'entendre ou de voir quoi que ce soit, pas le temps de dissocier l'explosion du souffle. En un centième de seconde, c'est le noir absolu. Je me retrouve par terre, la tête entre les jambes. Toute la charpente, tout le béton du bâtiment est au-dessus de moi, sur mon bureau.

Pauline Mirandariveraine Je vois arriver des morceaux de débris sur ma droite. A ce moment-là, je suis couchée dans ma voiture et je sens qu'elle se soulève et se retrouve sur le terre-plein. Je regarde dans mon rétro, le monsieur derrière moi est en sang.

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Depuis le siège du Sdis à Colomiers, j'entends comme un bang supersonique, mais beaucoup plus grave. Quelques secondes après, le bâtiment tremble et on s'aperçoit vite qu'il y a quelque chose de très, très anormal qui vient de se passer. Je monte sur le toit du bâtiment, qui offre une très large vue, et là j'aperçois un champignon de fumée qui s'élève du sud de Toulouse. C'est là que se trouve le pôle chimique de Toulouse.

Eric Cabanisphotoreporter à l'AFP Un collègue journaliste attrape aussitôt son téléphone pour savoir ce qu'il se passe. Les informations sont très vagues. Il y aurait eu une explosion ou deux, on ne sait pas trop. Certains disent que c'est du côté du palais de justice. D'autres que c'est proche de notre immeuble.

Patricia Benitahriveraine Mon fils aîné, qui se trouvait côté passager, nous évacue de la voiture. Je commence à marcher et je tombe dans les pommes. Il me tire, me tapote sur le visage pour que je me remette à marcher. Il prend le petit dans les bras et on va chez mes parents, qui sont à côté d'AZF. Autour de nous, c'est un paysage de guerre, il y a de la poussière jaune partout, des blessés, du sang.

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Je vais dans la salle où on reçoit tous les appels d'urgence du 18. Ils sont très nombreux, avec des indications de demandes de secours très diverses : "attentat à Marks & Spencer", "attentat dans le métro", "attentat à la Sécurité sociale"... Les gens décrivent très précisément les scènes qu'ils voient, mais on n'arrive pas à mettre de lien entre tous ces témoignages. Et deux minutes après, toutes les communications téléphoniques, y compris d'urgence, s'arrêtent. Il est à peu près 10h25.

Philippe Douste-Blazymaire de Toulouse C'est tellement violent que je suis persuadé que c'est une bombe dans les sous-sols de la mairie. Nous sommes dans une ambiance post-terroriste. Je descends immédiatement, je ne vois rien. Je sors. Il y a beaucoup de gens effrayés. Quelqu'un me dit que c'est une cuve d'Airbus qui a sauté. J'essaie d'appeler le préfet, impossible. J'essaie d'appeler le colonel des pompiers, impossible. Il n'y a plus de ligne téléphonique.

Roland Le Goffresponsable de la sécurité incendie de l'usine Je suis sous les décombres, dans un trou de souris. Je suis grand, costaud, et j'ai juste un espace vital. Il y a une poussière de démolition qui m'empêche de respirer, mes yeux sont collés. J'ai des douleurs partout et pendant une minute, je me demande si je suis mort ou vivant. J'imagine que j'ai une hémorragie interne et que, si je suis vivant, ce n'est pas pour longtemps. Je pense à ma famille, à mon épouse, à mes enfants, à mes amis… Autour de moi, tous les appareils de détection des produits dangereux qu'on utilise habituellement se mettent à sonner.

"Cette minute, c'est la pire de mon existence. Et puis après commence l'attente…"

Philippe Frontinmédecin responsable de la cellule de crise du Samu Je suis au travail, posté au Samu à l'hôpital Purpan. On croit tous que ça s'est produit pas loin de là où on se trouve. On ne peut pas sortir avec ce nuage orange qui s'est formé dans le ciel. On se demande si ce n'est pas toxique… Alors pendant une heure, avec la panne téléphonique, on se retrouve complètement sourds et aveugles.

"Il ne reste plus rien. Plus rien"

Vue d’ensemble de l’usine AZF et de l’ampleur de l’explosion, le 21 septembre 2001. ERIC CABANIS/AFP

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Je pars, dans un véhicule de pompiers. Je passe par le centre-ville et je vois des réactions complètement inhabituelles de la population. Il y a des voitures arrêtées devant les écoles, moteurs en marche et portières ouvertes. Ce sont les mamans qui vont chercher leurs enfants. Plus je m'approche du site, plus j'entre dans une autre dimension. Les étals des marchands sont renversés sur les trottoirs. La route est jonchée de gravats, de morceaux de béton ou de ferraille. Il règne un silence absolu, un silence de mort, sur des kilomètres. Ce sont des ambiances auxquelles on n'est pas habitués. La mort, j'ose dire qu'on la côtoie, c'est le métier, mais là, ça dépasse tout. Des personnes ensanglantées, le regard perdu en demande d'aide. Des sapeurs-pompiers interrogatifs. Et je ne peux pas leur donner d'ordre, ce serait engager un processus qu'il faut absolument maîtriser.

Philippe Douste-Blazymaire de Toulouse À ce moment-là, je demande à mon chauffeur de partir tout de suite. Quelqu'un me dit : "C'est l'Onia, la poudrerie", comme on appelle l'usine depuis toujours. Au fur et à mesure que l'on s'approche, je vois des cendres partout sur la rocade. Quatre ou cinq voitures sont retournées. Les gens sont hagards, se demandent ce qu'il s'est passé. Je continue, on fait un slalom entre les voitures. Les quatre pneus de la voiture crèvent. Je continue quand même. En arrivant, je vois des centaines de personnes sortir plus ou moins blessées. Une catastrophe absolue.

FRANCE 3/INA

Eric Cabanisphotoreporter à l'AFP Je prends mon scooter, mes appareils photo et je pars en ville à la recherche de cette explosion. Je me dirige vers le palais de justice. Je vois des vitres brisées, des gens affolés, mais quelqu'un me dit que ce n'est pas ici. Je fais demi-tour, j'essaie d'appeler le bureau mais il n'y a aucun réseau. Je passe en haut de l'avenue du Muret. Une femme ensanglantée me dit : "Monsieur, c'est à l'Onia que ça s'est passé." Je descends lentement l'avenue en scooter sur un tapis de poussière jaunâtre, sous un ciel jaunâtre et avec cette odeur de soufre. Je ne vois plus rien, je gare mon scooter et j'avance. Quelqu'un me donne un masque. Beaucoup de gens quittent l'usine, moi je fais le contraire. J'ai besoin de faire des photos, l'AFP a besoin de photos. Je ne pense qu'à ça. J'ai même l'impression d'être en retard. Je marche plus vite.

Pauline Mirandariveraine J'essaye de me sortir de l'endroit où je me trouve. Je prends la contre-allée et là je vois ce champignon jaune. Je ne cherche pas à comprendre, pour moi c'est AZF qui a pété, c'est une réalité. J'arrive à ma résidence, en bordure de la rocade. Et là, il n'y a presque plus rien. On me dit : "Pauline, ne rentre pas, Pauline, ne rentre pas." Mais il faut que je prenne mon téléphone pour joindre mon mari, qui travaille du côté de Bellefontaine. Avec ces scènes, je me dis : "C'est pas possible, il est mort."

La façade d’un immeuble voisin de l’usine AZF dont les volets ont subi le choc de l’explosion, à Toulouse, le 21 septembre 2001. DOMINIQUE ALLIE

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Je connais très bien l'usine, je sais que les locaux de la direction sont au sud. J'y vais tant bien que mal à pied, puisqu'il est impossible de rouler sur la route qui longe AZF. Et là, je croise une personne qui sort, qui m'identifie : "Monsieur, vous êtes responsable des pompiers ? Je vous avertis, il va y avoir une deuxième explosion au moins aussi puissante que la première dans les vingt minutes qui viennent." Bien sûr, je suis déstabilisé, je lui demande qui il est. "Je suis ingénieur technico-commercial." Des pensées parasites m'envahissent. Je suis complètement isolé, je n'ai aucun contact avec les collègues, je ne peux donner aucun ordre.

Eric Cabanisphotoreporter à l'AFP J'arrive devant l'usine, elle est détruite. Il faut que je rentre. Le portail est détruit, c'est apocalyptique, il ne reste plus rien. Plus rien. Je vois un bras sortir d'une voiture, quelqu'un est mort là… Des pompiers cherchent les blessés et évacuent les gens. Et moi je suis là, devant cette mer de sable qui recouvre tout.

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Je reviens vers l'entrée nord et je tombe complètement par hasard sur deux personnes qui sortent d'AZF de la porte du milieu. Ils m'abordent et me disent que les systèmes de sécurité ont globalement bien fonctionné. "On pense qu'il n'y aura pas d'effet domino dans les six heures qui viennent." Toujours les mêmes questions : "Qui êtes-vous ? Que faites-vous ?" - "Je suis ingénieur process." "Je suis technicien."

"Me voilà, patron des pompiers, avec une pièce de monnaie, et je ne peux pas jouer à pile ou face, ce n'est pas possible."

Je prends finalement la seule décision qui peut être prise : appliquer le principe de précaution et demander l'évacuation de Toulouse par zones de 500 mètres, en sachant pertinemment que ce sera très certainement sans efficacité et que ça risque d'ajouter de la panique à la panique. Néanmoins je n'ai pas le droit de ne rien faire. Dans cet état d'esprit, je m'apprête à rejoindre ma voiture pour essayer de faire passer cet ordre. Et là, je revois des personnels du Samu, des personnels de l'usine, des sapeurs-pompiers qui ressortent d'AZF. Ils ne toussent pas, n'ont pas les yeux qui pleurent, ne sont pas indisposés par des vapeurs. A priori, je n'ai pas de fuite massive et grave, sur le plan toxicologique, à l'intérieur d'AZF.

Patricia Benitahriveraine Mon père nous prend et nous amène à la clinique Ambroise-Paré. Avec mes enfants, on a des plaies de partout.

"Les plans habituels de secours ne peuvent pas être appliqués"

Des pompiers tentent de secourir une personne blessée dans une voiture dans l’enceinte de l’usine AZF après l’explosion, à Toulouse, le 21 septembre 2001. ERIC CABANIS/AFP

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Les équipes de détection chimique sont déjà à l'œuvre. Elles me transmettent les concentrations de dizaines de produits. Elles sont toutes dans une limite tout à fait acceptable en termes de toxicologie et surtout – surtout – elles sont en décroissance. A partir de là, je revois complètement ma position et je me dis : "Je peux engager les opérations de secours telles qu'elles doivent l'être et abandonner l'idée de l'évacuation de Toulouse concentrique." A ce moment-là, il est 11h15-11h30.

Philippe Frontinmédecin responsable de la cellule de crise du Samu Au Samu, on monte une cellule de crise dont je suis responsable. C'est une grande salle dans laquelle il y a une vingtaine d'intervenants, un peu comme une fourmilière. Au début, c'est difficile, on découvre tout et le stress monte. Mais chacun prend sur soi. On trouve des lits, on dégage des places sur Toulouse et les environs, on accueille les patients. Il y a beaucoup de traumatologie, notamment au niveau des yeux. Beaucoup de criblages dus aux projections de verre ou de tôle, après le souffle. Et puis on gère tous les renforts qui arrivent de Bordeaux, de Lyon, du national, etc.

Roland Le Goffresponsable de la sécurité incendie de l'usine J'entends les sirènes des pompiers et les hélicoptères. Je sais que les secours sont en place, maintenant il faut être patient. J'essaye de ne pas trop paniquer, de ne pas trop bouger parce que je me dis que quelque chose de très lourd est peut-être en équilibre au-dessus de moi.

"Si je bouge, je peux détruire ce château de cartes."

Dans les décombres de l’usine, une personne participe aux recherches après l’explosion d'AZF, à Toulouse, le 21 septembre 2001. ERIC CABANIS/AFP

Pauline Mirandariveraine L'air est irrespirable. Tout le monde dit qu'il faut se protéger, alors chez moi, je me mets dans la seule pièce qui n'est pas endommagée, qui n'avait pas de fenêtres : les toilettes. Je suis par terre et je fais une crise de panique. Puis je sens quelque chose qui me coule sur le côté gauche du visage. Avec la manche, j'essaye de l'enlever et je me rends compte que c'est du sang. Ça coule de mon oreille gauche. Elle est morte.

Eric Cabanisphotoreporter à l'AFP Je fais des photos, j'essaie d'en emmagasiner un maximum. A un moment, je me dis qu'il faut que je décroche, que je rentre au bureau pour envoyer mes photos pour les journaux. Les locaux de l'AFP sont remplis, tout le monde est revenu, se distribue le travail. L'un téléphone au procureur, l'autre va sur le terrain… Moi, je repars sur la zone.

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Les plans habituels de secours ne peuvent pas être appliqués. Tous les bâtiments qui sont censés abriter des centres de commandement ou de recueil des blessés sont détruits. On prend donc la décision d'implanter un poste médical avancé au Centre de rééducation des invalides civils, au rond-point de la Croix de pierre. A partir de là, tout bascule. Pompiers, hôpitaux, associations, police… Tout le monde sait que maintenant, il y a un pilote dans l'avion. Tout le monde sait quoi faire, comment le faire, avec qui le faire et quand le faire. C'est le top départ de la mise en œuvre massive et extrêmement puissante de tous les secours. On passe d'une situation extrêmement chaotique à une situation de crise. Une crise très sévère, mais on préfère. Il est 11h45-midi.

Philippe Douste-Blazymaire de Toulouse Monsieur Pizzocaro est là. Je demande le risque qu'il y a. Il me dit que la seule trouille qu'il a, c'est qu'à côté d'AZF, il y a l'usine de phosgène, un gaz mortel. Il ne faudrait pas que ça fuie. On fait un saut dans cette usine et on comprend que ce n'est pas le cas.

Le maire de Toulouse de l’époque, Philippe Douste-Blazy, sur les lieux de l’explosion de l’usine AZF,
le 21 septembre 2001. NICOLAS AUER

Pauline Mirandariveraine J'attends en pleurs dans les toilettes, je ne peux rien faire d'autre. Dans ma tête, mon mari est mort. Au bout d'un très long moment, il me semble entendre sa voix. Je me dis : "Ce n'est pas possible, de là-haut, il m'appelle." J'entends "Popo, Popo, Popo !", c'est comme ça qu'il me surnomme. Après plusieurs fois, j'ouvre la porte et il est en face. Je ne peux pas expliquer ce que ça peut faire.

Patricia Benitahriveraine À la clinique, il y a des patients partout. C'est tellement la panique qu'on nous recoud à vif. C'est de la médecine de guerre. J'entends mon petit hurler. Moi aussi je hurle. J'ai des plaies au visage, un œil bien abîmé, des plaies dans le cou, sur la cuisse. Et on a tous des problèmes auditifs.

Des victimes de l’explosion de l’usine AZF arrivent à l’hôpital de Toulouse, le 21 septembre 2001. PASCAL PARROT/SYGMA VIA GETTY IMAGES

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Les opérations de secours sont sur les rails. Me reviennent maintenant les images de cette population complètement hébétée, affolée. Il faut faire quelque chose. J'appelle le directeur de cabinet du préfet pour lui dire qu'il faut dès maintenant parler aux médias, expliquer clairement ce qu'il se passe. Le préfet me donne son accord, donc on fait rentrer trois ou quatre journalistes dans l'usine, pour qu'ils puissent témoigner de ce qu'ils voient. On ne leur demande qu'une chose : "Si on vous dit de sortir, vous ne vous attardez pas, vous nous suivez, on part très vite."

Philippe Frontinmédecin responsable de la cellule de crise du Samu On est tous inquiets, on n'a pas de nouvelles de nos familles. Je ne sais pas où est ma femme, qui est sur le point d'accoucher. Cette inquiétude reste en toile de fond, mais tout le monde fait son boulot. Il n'y a pas de peur.

Philippe Douste-Blazymaire de Toulouse Je retourne à la mairie pour tout organiser. Je réquisitionne tous les gymnases de la ville pour faire venir les gens qui étaient dans les quartiers où il y a eu des explosions massives. Ils n'ont plus de fenêtres, il faut bien les mettre quelque part. Je fais aussi des appels par toutes les radios locales aux gens qui fuient la ville. Je les calme en leur expliquant de ne pas partir, que tout rentre dans l'ordre.

"Et puis j'appelle le président Chirac, je lui dis qu'il faut venir, que c'est la plus grande catastrophe industrielle depuis la Seconde Guerre mondiale."

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Vers 14 heures, la situation est globalement maîtrisée. Le président de la République arrive. Je vais à sa rencontre devant AZF et je lui serre la main. Sa visite se passe bien. Suivent le Premier ministre, le ministre de l'Intérieur, le ministre de l'Industrie et le ministre de l'Ecologie.

Philippe Douste-Blazy et Jacques Chirac, respectivement maire de Toulouse et président de la République à l’époque, arrivent sur les lieux de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre 2001. NICOLAS AUER

Eric Cabanisphotoreporter à l'AFP Dans l'après-midi, je visite des bureaux proches de l'usine. C'est atroce. Les vitres ont explosé et les gens ont reçu des morceaux dans le corps. Certains sont devenus aveugles. Sur un mur, je vois la trace d'une main de sang. Quelqu'un devait chercher la sortie.

Roland Le Goffresponsable de la sécurité incendie de l'usine Je patiente pendant huit heures. Jusqu'au moment où j'entends un chien qui marque ma présence, qui signale qu'il y a quelqu'un de vivant sous les décombres. J'entends des voix. Là j'appelle, je crie ! Les collègues me reconnaissent. Ils mettent une heure à faire une trouée pour me sortir des décombres. Je vais enfin sortir de ce sarcophage de métal et de béton. J'ai des côtes cassées, mais malgré la douleur, dès que je peux tendre les bras vers l'extérieur pour qu'ils me tractent, je le fais.

"Quand je ferme les yeux, j'entends encore les sirènes"

Des employés d'EDF réparent les câbles électriques devant l'usine AZF, à Toulouse, le 22 septembre 2001. ERIC CABANIS/AFP

Patricia Benitahriveraine Le petit ne parle pas, il est complètement prostré. Après les sutures, on rentre chez nous. Je découvre notre commerce, notre appartement. Il n'y a plus rien. Mais on a frôlé la mort et on est en vie, c'est déjà pas mal. A côté, le matériel, c'est rien.

Roland Le Goffresponsable de la sécurité incendie de l'usine Des collègues viennent vers moi, je leur pose des questions sur les autres. J'apprends que le collègue dont je suis allé voir l'ordinateur est décédé, celui du bureau d'à côté également, deux autres dans le bureau d'accueil. A cinq mètres de moi, il y a six personnes décédées. A l'endroit où j'étais, on ne me cherchait pas vivant. J'ai eu une chance inouïe. Avant de monter dans l'ambulance, je demande son téléphone au médecin qui m'ausculte. Je fais le numéro de ma femme. "C'est moi, ça va. Je suis vivant." Il n'y a rien d'autre à dire à ce moment-là. On m'emmène au centre de tri des blessés puis à l'hôpital Purpan. J'ai des côtes cassées, des plaies à la tête et une entorse au genou.

Philippe Frontinmédecin responsable de la cellule de crise du Samu En rentrant, la pression retombe. Je ne dors pas. Au bout du compte, il me tarde de retourner au travail. Parce que la crise va durer. Il y a eu l'explosion, mais derrière, beaucoup de gens sont traumatisés. Il faudra le gérer.

Christian Pizzocarodirecteur opérationnel du Service départemental d'incendie et de secours (Sdis) de la Haute-Garonne Vers 1 heure du matin, au poste de commandement qu'on a installé sur la rocade, je sens une vague d'émotion qui remonte. J'ai une période de décompensation. Je demande à être seul et je me mets à sangloter. Une minute ou deux. Puis ça va mieux. A 4 heures du matin, je rentre chez moi. Quand je ferme les yeux, j'entends encore les sirènes de police et de pompiers. Je rouvre les yeux, je ne les entends plus. Je les referme, ça revient. Quelqu'un m'aurait raconté ça, j'aurais dit que ce n'était pas possible.

Vue du cratère formé après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 23 septembre 2001. AFP

Pauline Mirandariveraine La première nuit, nous dormons par terre. Sans fenêtre, sans volet. Les pompiers sont passés dans l'après-midi pour nous mettre du polyane à la place des vitres. Puis au bout d'une semaine, la mairie viendra nous poser des contreplaqués et on restera dans le noir complet pendant des mois et des mois.

Publié le 21/09/2021 à 07:00

Crédits

Journaliste : Camille Adaoust

Photos : Pascal Le Segretain/Sygma, Eric Cabanis/AFP, Dominique Allie/MaxPPP, Pascal Parrot/Sygma, AFP, Nicolas Auer/MAXPPP

Carte : Jessica Komguen/Franceinfo

Iconographie : Vassili Feodoroff

Design et conception : Eric C, Romain Pennacchio, Stéphane Jeanneau

Relecture : David Perrault

Supervision éditoriale : Carole Bélingard