TEMOIGNAGE FRANCEINFO. "Ce terroriste, c’était aussi mon enfant" : la mère de Bilal Hadfi, membre du commando du 13-Novembre, se confie
"Vous me parlez d'un terroriste, mais moi, je vous parle de mon enfant, d'un enfant que j'ai porté pendant neuf mois, que j'ai mis au monde, que j'ai allaité, que j'ai protégé… Si j'avais pu choisir, j'aurais donné ma vie pour que cela n'arrive pas."
En actionnant sa ceinture d’explosifs aux abords du Stade de France, le 13 novembre 2015, Bilal Hadfi a laissé derrière lui une mère détruite. "Ce que vous ne comprenez pas, c’est qu’à côté de ces jeunes, il y a des familles qui souffrent. Que ça plaise ou non, nous sommes aussi des victimes", répète Fatima, comme un refrain.
La mère de famille en veut au monde entier. "A moi en premier, à ce système qui ne laisse pas leur place aux jeunes", mais aussi aux autorités et aux journalistes qui, selon elle, ne l’ont pas ménagée. Pour la première fois, elle a accepté de se confier à un média français. Un entretien parfois décousu, à l’image de cette femme cherchant désespérément à comprendre les raisons qui ont poussé son fils à participer aux attentats les plus meurtriers qu'ait connus la France. Elle raconte à franceinfo sa plongée en enfer, depuis ce jour de février 2015 où son fils est parti rejoindre les rangs du groupe Etat islamique.
"Je lui ai donné vingt ans d'amour et, en si peu de temps, ils me l’ont changé”
Bilal Hadfi quitte le foyer familial pour la Syrie le 14 février 2015. "Le jour de la Saint-Valentin, le jour de l’amour et des cadeaux", souffle sa mère. Le jeune homme de 20 ans fait croire à ses proches qu’il part au Maroc, pour se ressourcer dans le pays d’origine de ses parents. Ce n’est que quatre jours plus tard, le 18 février 2015, que sa famille découvre la véritable destination de Bilal. "Je suis en terre de Cham [la région syro-irakienne, dans le vocabulaire jihadiste]", avoue Bilal à son grand frère au téléphone. Belkacem s’énerve. "Tu arrêtes de crier ou je coupe court à l’appel", le menace son cadet. Deux jours plus tard, Bilal appelle sa mère. En larmes, elle lui dit qu’elle n’a "pas eu des garçons pour qu'ils aillent faire le jihad." Pendant deux mois, ils n’auront plus de nouvelles de lui.
Fatima ne se souvient d’aucun indice, d’aucun signe, qui aurait pu l’alerter. “Ça dérange les gens quand on dit ça, mais c'est vrai : je n’ai rien vu. Beaucoup de parents ne voient rien." Il avait bien arrêté de boire de l’alcool et de fumer du shit quelques semaines avant, mais ce n’était pas la première fois. Et quand elle lui demande de jeter un coup d’œil sur son billet d’avion, son fils lui répond simplement qu’il l’a laissé chez un copain. "Il m’a serrée très fort dans ses bras avant de partir pour l’aéroport. Il savait qu'on ne se reverrait pas, mais moi, je ne le savais pas. Il ne m’a même pas embrassée", se rappelle Fatima, dans un sanglot.
La mère de famille commence à se renseigner sur le conflit syrien. Sur les réseaux sociaux, elle scrute des photos de propagande - "même des photos de morts" - à la recherche de Bilal. Sans nouvelles, Fatima ne pense plus qu’à son fils. Un jour, sa fille l’invite à manger une "brésilienne", un gâteau belge, mais Fatima ne parvient pas à avaler la moindre bouchée. "Tout de suite, je me suis demandé si Bilal arrivait à manger, là où il est. Lorsque nous, on entend trop de bruit dehors, on ferme la fenêtre, mais est-ce que Bilal peut échapper au bruit ? Est-ce qu’il arrive à dormir la nuit ? Quand j’allume le poste de télé ou la radio pour écouter de la musique, lui, il entend quoi ? Les bombes ? Le sifflement des balles ?"
Au début, Fatima refuse de prévenir les autorités belges, afin qu’il ne soit pas incarcéré s’il décidait de rentrer. "Je ne voulais pas le cramer de tous les côtés", se justifie-t-elle aujourd’hui. Mais lorsque le jeune homme reprend contact avec sa famille, il n’est plus le même. "Des fois, je retrouvais mon petit Bilal, mais d’autres fois, il ne faisait que me répéter de le rejoindre." Ses mots sont alors durs. Froids. "Ils sont toujours comme ça avec leur maman, je ne sais pas pourquoi. Il n’y avait plus de 'je t’aime', il me disait seulement 'Nhabek fillah' [‘je t’aime à travers Dieu’, en arabe]." Elle l’implore une ultime fois de rentrer en Belgique, mais Bilal refuse. "Arrête de me dire de revenir ou je n’appelle plus", lui lance-t-il. Après cet échange, Fatima, désespérée, appelle sa fille : "Je lui ai donné vingt ans d'amour et, en si peu de temps là-bas, ils me l’ont changé", lui confie-t-elle.
Le 17 juillet 2015, ses enfants l’entourent pour célébrer la fin du ramadan. Mais Fatima n’a pas le cœur à la fête. "C’était mon premier Aïd sans Bilal." Son visage s’illumine lorsqu’il l’appelle finalement depuis la Syrie. Mais, au bout du fil, Bilal est distant. Plus tard, elle apprendra qu'il venait de déterrer des corps. "J’étais tellement contente de l’avoir, mais je n’ai même pas beaucoup parlé avec lui. J’ai donné mon téléphone à ma belle-sœur pour qu’elle puisse lui parler. Je n’ai pas profité. Je ne lui ai même pas dit que je l’aimais…" C’est la dernière fois que Fatima entend la voix de son fils.
"Là, je me suis retrouvée face aux 130 victimes"
Depuis un an, les questions tournent en boucle dans la tête de Fatima. Un recruteur a-t-il convaincu Bilal de partir ? Comment est-il revenu de Syrie en France sans se faire remarquer ? A-t-il vraiment transité plusieurs semaines par une planque à Bruxelles sans passer voir sa mère ? Les autorités n’ont pas su lui apporter toutes les réponses attendues.
Ne parvenant pas à trouver de coupable, elle se blâme elle-même. "Je m’en veux de n’avoir rien vu. J’en suis arrivée à douter de tout. Je n’ai peut-être pas su l’élever correctement, je n’ai peut-être pas su lui montrer que je l’aimais, que je tenais à lui… Pourquoi je n’ai pas vu la souffrance dans son regard avant qu’il parte ? Si j'avais su, je l'aurais emmené loin d'ici, en Alaska, dans la brousse, je m'en fiche, mais on serait partis loin..."
Pour exprimer ses tourments, Fatima se tourne d’abord vers des associations. Elle participe à des groupes de parole, avec d’autres parents dont les enfants ont rejoint le conflit syrien. Après les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, un sociologue organise un stage pour les faire travailler sur la honte et la culpabilité. "Il ne savait pas qui j'étais, je ne voulais pas qu'il le sache, se rappelle Fatima. Lorsqu'on a commencé à travailler sur notre parcours, il a compris, mais il n’a rien dit." A la fin de la session, il s’approche d’elle et lui explique que son fils était au Stade de France, le soir du 13-Novembre. "Là, je me suis retrouvée non plus face au sociologue, mais face aux 130 victimes. J’ai ressenti tout ce poids sur mes épaules." Elle fond en larmes. Emu, l’universitaire la prend dans ses bras. "C’est l’une des rares fois où je ne me suis pas sentie jugée..."
Au quotidien, tout la renvoie à l’acte de son fils. "Si vous êtes dans une salle d’attente et que vous entendez quelqu’un appeler 'Madame Hadfi', vous allez tout de suite lever la tête, pour voir qui est la femme qui a eu cet enfant, relate Fatima, le visage crispé. Je ne suis plus moi, je ne suis plus la maman de mes autres enfants, je ne suis plus que la maman de Bilal, le terroriste de Paris." Certains membres de sa famille lui ont tourné le dos, "comme si j’étais contagieuse". D’autres, comme sa sœur, essaient de la soutenir. Mais cette dernière se sent impuissante et démunie. "Si je vivais ce que tu vis, je serais morte ou folle", lui avoue-t-elle.
Pour rester debout, Fatima a choisi de se battre. Pas pour elle, "je n’en vaux pas la peine", mais pour son fils aîné, Belkacem, qu’elle estime être victime d’une "injustice". Ce père de deux enfants est incarcéré dans la prison de Tournai, depuis le mois de janvier. Arrêté dans le cadre d’une affaire de trafic de stupéfiants, il est acquitté trois mois plus tard. Mais Belkacem Hadfi reste en prison, en raison d’une peine antérieure, qu’il effectuait sous bracelet électronique, avant son incarcération. "Plutôt que de le remettre sous bracelet électronique pour sa première condamnation, ils l’ont gardé en détention, explique son conseil Me de Vlaemynck. Officiellement, ils en ont le droit. C’est la loi. Mais dans la pratique, les personnes condamnées sont automatiquement libérables au tiers de leur peine. Ça n’a pas été le cas pour mon client, qui avait déjà effectué une bonne partie de la sienne."
L’avocat dénonce la double peine subie par Belkacem Hadfi : "Mon client n’a pas choisi sa famille et ne doit pas être sanctionné plus sévèrement parce qu’il est le frère d’un terroriste." Dans la prison de Tournai, Belkacem Hadfi est placé à l’isolement, sans possibilité d'entrer en contact avec les autres détenus. Pour l’administration pénitentiaire belge, contactée par franceinfo, "il s’agit d’une mesure de sécurité que les directeurs d’établissement prennent quand un détenu présente des risques pour lui-même, ses codétenus ou la société". Pendant longtemps, lorsqu'elle rendait visite à son fils, Fatima devait lui parler à travers une vitre. Depuis quelques semaines, elle a obtenu le droit de le voir au parloir.
"Pour moi, la justice fait payer Belkacem parce qu’elle ne peut pas avoir Bilal. On lui avait promis qu’il pourrait assister à l’enterrement de son petit frère, mais au dernier moment, ils ne l’ont pas laissé sortir de la prison", s’insurge Fatima. Depuis les attentats, la mère de famille a vu changer les regards qui se posent sur elle. "Avant, j'étais une personne qui avait facilement confiance. Aujourd'hui, je dois apprendre à me méfier des gens. Avant quand une administration me disait 'non', je me disais que c'était la loi. Aujourd'hui, je sais que c'est à cause de ma situation."
"Bilal m'a tout pris"
Un an après sa mort, Bilal Hadfi continue de hanter sa mère. "Il n'a jamais vécu dans mon nouvel appartement. Mais lorsque je suis dans le salon, je l'imagine quand même passer dans le couloir..." Chez elle ou dans les rues de Bruxelles, Fatima guette, par réflexe, la présence de ce fils qu’elle avait tendance à un peu trop couver. Fatima a offert à Bilal depuis ses 5 ans des cours de taekwondo et de natation, auxquels elle assistait au lieu de profiter d'un peu de temps libre.
"Quand il avait des lacunes à l'école, je lui payais des cours privés. C'était cher, mais je m'en foutais. Je n'ai rien fait de ma vie, mes parents n’avaient pas la possibilité de me donner les outils pour réussir. Alors, si mes enfants arrivaient, eux, à faire quelque chose, ce serait ma réussite à moi aussi."
Fatima énumère tous les heureux événements qu’elle ne fêtera jamais : "Le diplôme de Bilal, son permis de conduire, sa première voiture, sa première paie…" Elle espérait un jour lui donner sa bague de fiançailles. Sa grande fille la lui avait demandée, mais elle voulait la léguer à Bilal, le "petit dernier", le "chouchou" de son défunt mari. "Aujourd’hui, c’est ma fille qui l’a", souffle Fatima dans un sanglot. Lors d’une séance, sa psychiatre lui demande à quel point Bilal occupe son esprit. "Pour ne pas la choquer, j'ai répondu 80% de mon temps. En réalité, je pense que c'est plus 95% de mes pensées qu'il prend."
Difficile de faire son deuil quand tout le monde vous l’interdit. Mère d’un terroriste, Fatima Hadfi pleure ce fils qu’on lui demande de condamner. En février, elle avait obtenu un rendez-vous à l’ambassade marocaine de Bruxelles pour obtenir le droit d’inhumer Bilal dans son pays d’origine, où repose son père. "N’oubliez pas qu’il y a quand même 130 morts", lui répond le haut-fonctionnaire.
"J’ai déjà 130 morts sur la conscience, alors que je n’ai rien à voir avec tout ça. J’en arrive même à culpabiliser pour les victimes de l’attentat de Bruxelles, pour ce qu’il se passe en Syrie, s’indigne aujourd'hui Fatima. Il y a la Terre entière pour pleurer les victimes, mais il n’y a personne qui pleure mon fils." Bilal Hadfi a finalement été enterré à Bruxelles, en mars 2016, soit 118 jours après les attentats. "Si je n’avais pas mes enfants, il n’y aurait plus rien pour me retenir sur Terre, confie-t-elle, avant de fondre en larmes. Dans la religion musulmane, il est haram [illicite] d’espérer la mort, mais moi, je l’attends. Avant, j’avais la joie de vivre, mais Bilal m'a tout pris."
"Maman est au courant ?"
Ce ne sont pas les autorités, mais les médias qui apprennent à la famille Hadfi la participation de Bilal aux attentats. Belkacem est assis dans un café bruxellois, dimanche 15 novembre, lorsqu’il découvre le nom de son petit frère sur l’écran de la télévision. L’homme de 33 ans sort en trombe du bistrot pour appeler sa mère depuis une cabine téléphonique. Voyant un numéro inconnu s’afficher sur son portable, Fatima croit d’abord que Bilal tente de l’appeler depuis la Syrie, où il est parti neuf mois plus tôt. "Je n’étais au courant de rien ! Bilal était mort depuis deux jours et je pensais que c’était lui qui m’appelait", lance-t-elle aujourd’hui d’une voix rageuse. Au téléphone, Belkacem contient son émotion pour ne pas inquiéter sa mère. Il lui demande simplement de rentrer chez elle le plus rapidement possible.
Lorsque Fatima est de retour dans son appartement bruxellois, son deuxième fils, Yanis*, 23 ans, est lui aussi au téléphone. Au bout du fil, une journaliste du quotidien belge La Dernière Heure tente de glaner des informations sur son frère, qui vient d’être identifié par les enquêteurs comme l’un des kamikazes du Stade de France. Il raccroche et va dans sa chambre, quand sa grande sœur l’appelle à son tour. "Est-ce que maman est au courant ?", lui demande-t-il. Dès lors, tout s’assemble dans l’esprit de Fatima. "Voilà comment j’ai compris. Pourquoi le ministre de l’Intérieur ne m’a pas contactée pour me dire que mon enfant était mort ? Nous, les parents, on n’a même pas eu ce droit. On n’a même pas eu le droit au minimum."
La machine médiatique s’abat sur sa famille, dont la vie bascule. A 20 ans, Bilal Hadfi était le plus jeune des membres du commando du 13-Novembre. Il a activé sa ceinture d'explosifs à 21h53, une vingtaine de minutes après les deux autres terroristes de Saint-Denis. Il meurt devant un McDonald's, à environ 500 m de l’entrée sud-est du Stade de France. Les enquêteurs continuent de s’interroger sur les raisons qui l’ont poussé à activer sa ceinture ici, sans faire de victime. Un vigile a toutefois raconté aux autorités que Bilal a essayé, à quatre reprises, de rentrer dans le Stade de France, entre 21h05 et 21h25. Quand elle apprend la nouvelle, la mère de famille refuse d’abord de croire à l’implication de son fils. "Dans ma tête, je me disais que c’était un complot. J’aurais tellement voulu que ce soit un complot."
A la recherche d’explications, Fatima se rend à Paris avec sa fille et ses deux autres fils. La voiture file sur l'autoroute A1, qui relie Bruxelles à Paris. Tout le monde parle fort. Fatima, mutique, observe le paysage défiler à travers la fenêtre. Arrivés au niveau de la porte de la Chapelle, ils aperçoivent, au loin, le Stade de France. Tout s’arrête. "Il y a eu un silence de cathédrale dans la voiture, un silence qui fait mal. Vraiment mal", raconte Fatima, en posant la main sur son ventre.
La famille se rend à l’Institut médico-légal. Une femme présente à Fatima le corps de son fils. Sous le drap, son visage est intact. "J’ai réalisé que c’était bien lui, que tout ça était vrai." La voix de Fatima se brise. "A ce moment, je me suis demandé si j’allais sortir un jour de ce cauchemar. Et bien, non. C’est ma vie et ça le restera jusqu’à ma mort."
Fatima ressent le besoin de se rendre sur les lieux de l’attentat. Elle va à Saint-Denis, quelque temps plus tard, et demande à une passante de lui montrer l’endroit exact où son fils s’est donné la mort. La zone a été nettoyée, mais des bris de verre sont encore visibles sur le sol. "Le jour où il est parti en Syrie, j’ai eu l’impression qu’on m’avait arraché un organe vital, mais là, c’est comme si l’explosion s’était faite dans mes entrailles…"
*Le prénom a été changé à la demande de la famille.