RECIT. De la fusillade de Forest à sa capture à Molenbeek, les quatre jours qui ont mis fin à la cavale de Salah Abdeslam
Molenbeek, 18 mars 2016. Salah Abdeslam s’écroule. Cerné par les canons des forces antiterroristes belges, le fugitif encapuchonné est à terre. Blessé par balle au genou, le dernier survivant des commandos terroristes du 13-Novembre est empoigné par les policiers qui l'embarquent dans une voiture noire. Les enquêteurs avaient perdu sa trace le 14 novembre, quand des complices l’avaient déposé à Schaerbeek, dans l'agglomération bruxelloise, après l’avoir exfiltré de la région parisienne. Avec cette arrestation, 126 jours de cavale s’achèvent.
La chasse à l’homme s’est débloquée trois jours plus tôt, le 15 mars 2016. A Forest, une autre commune de l’agglomération bruxelloise, des policiers surprennent Salah Abdeslam et deux complices dans une planque qu’ils croyaient abandonnée. Une fusillade éclate. Trois membres de la division antiterroriste belge et une policière française sont blessés.
Pour ces faits, Salah Abdeslam comparaît devant la justice belge, lundi 5 février, aux côtés de son complice Sofiane Ayari. Tous deux doivent répondre de "tentative d'assassinat sur plusieurs policiers" et "port d'armes prohibées", des faits passibles de 40 ans de prison, avant même que ne soit programmé en France le procès des attentats de Paris et Saint-Denis perpétrés le 13 novembre 2015.
Si Salah Abdeslam est parvenu à prendre la fuite le 15 mars, la fusillade de Forest a précipité l’enquête qui a abouti, quatre jours plus tard, à son arrestation spectaculaire. Jour par jour, franceinfo revient sur le dernier chapitre de la traque de "l'homme le plus recherché d’Europe".
15 mars 2016 : des cris et des balles
Ce ne devait être qu’une perquisition de routine. Lorsqu’ils se présentent au 60, rue du Dries, dans la commune bruxelloise de Forest, les quatre enquêteurs de la division antiterroriste de la police judiciaire belge accompagnés de deux collègues français s’attendent à trouver un logement vide, ce mardi 15 mars 2016. L’eau et l’électricité de cette maisonnette décrépie ont été coupées depuis deux semaines. Elle a attiré l’attention des enquêteurs parce qu’elle a été louée par un complice des terroristes du 13-Novembre sous une fausse identité. Mais ils espèrent, au mieux, y trouver quelques empreintes. Dans le jargon, il s’agit d’une planque "froide".
Les policiers vont pourtant faire face au feu et à la fureur. Dès qu’ils enfoncent la porte, vers 14h15, ils sont accueillis par une kalachnikov. Ils sont visés par une première salve de tirs à bout portant qui déchire le holster d’un des policiers. Ils parviennent à battre en retraite et se mettent à l’abri derrière des voitures. "J’ai entendu des cris et des balles, raconte deux ans plus tard un voisin à franceinfo. Sans réfléchir, je suis sorti pour voir ce qu’il se passait et j’ai vu des policiers en civil retranchés juste devant. Ils m’ont hurlé de me cacher. Parmi eux, il y avait une femme qui avait l’air très secouée. Sans doute touchée. Elle se tenait le bras."
Une policière française et deux collègues belges sont légèrement blessés, sauvés par leurs gilets pare-balles. Le tireur, lui, continue d’arroser les enquêteurs, permettant à deux hommes de prendre la fuite par le petit toit qui se trouve à l'arrière. Ils escaladent un muret et accèdent à un terrain vague aux murs couverts de graffitis. L’un d’eux a le teint mat et porte une casquette blanche. Un portrait-robot, diffusé par plusieurs médias, le décrit comme un individu "de type nord-africain", d’environ 1,85 m, mince et "âgé de 25 à 28 ans".
Pris pour cible, les policiers ne peuvent pas prendre en chasse les fuyards. Très vite, des renforts arrivent et la paisible commune bruxelloise se transforme en "zone de guerre". Une voisine se souvient : "Le terroriste tirait comme un fou. Avec mon mari, on a vu des snipers avec des cagoules débarquer sur les toits."
C’était très impressionnant. On a fini par se réfugier dans la salle de bains, la pièce la plus éloignée des fenêtres. On craignait une balle perdue.
Tout le quartier, qui court jusqu’aux voies ferrées reliant Paris à Amsterdam, est bouclé. Les enfants d’une école et d’une crèche voisines sont confinés, tandis que les journalistes sont tenus à distance. Les unités spéciales sont déployées au sol, appuyées par un hélicoptère.
A 16h30, les forces de l'ordre tentent une première offensive. En vain. Un quatrième policier est légèrement blessé, à la tête cette fois, malgré son casque. Déterminé à tuer, l’assaillant réapparaît à la fenêtre, kalachnikov au poing. Un tireur d’élite des unités spéciales l'aligne alors dans la mire de son fusil. L’ordre est donné de tirer. Le terroriste s’écroule, après plus de trois heures de siège.
Lorsqu’ils investissent la maisonnette, les enquêteurs mettent la main sur une kalachnikov, un fusil d’assaut tchèque, près de 200 munitions, des détonateurs et un drapeau du groupe Etat islamique. Un arsenal laissant supposer que les occupants préparaient une attaque d’ampleur.
Dans les rues désertes de la ville, les chaînes d’information multiplient les duplex. Devant leur télévision, les Bruxellois se posent les mêmes questions : qui sont les deux hommes qui ont pris la fuite ? Le forcené était-il Salah Abdeslam ? Est-ce la fin de sa cavale ? Est-il mort ? Pour mettre fin aux rumeurs, le parquet belge répond sur l’identité de l'homme abattu.
Il ne s'agit pas de Salah Abdeslam.
Dans la foulée, le Premier ministre belge convoque une conférence de presse dans la soirée, depuis son cabinet du 16, rue de la Loi. Devant les micros des principales radios et télévisions du monde, Charles Michel conclut : "Nous constatons que nous avons eu beaucoup de chance. Quatre de nos agents ont été blessés légers, ç'aurait pu être un drame." Si une tragédie a bien été évitée, l’échec demeure cuisant pour les autorités. Salah Abdeslam est parvenu, une nouvelle fois, à passer à travers les mailles du filet.
16 mars 2016 : un coup de fil désespéré
L’agglomération bruxelloise se réveille groggy. A Forest, certains habitants ont dû attendre la matinée pour rentrer chez eux et de nouvelles perquisitions ont été menées toute la nuit. Après la brève prise de parole du gouvernement la veille, une nouvelle conférence de presse est organisée dans la matinée, au parquet fédéral, cette fois. Avant d’entrer dans le bâtiment austère qui fait face à l’imposant palais de justice de Bruxelles, chaque journaliste est minutieusement fouillé, créant un retard de plus d’une heure.
A 11h30, le substitut du procureur révèle l’identité du forcené tué dans la planque de la rue du Dries : il s’agit de Mohamed Belkaïd, un Algérien de 35 ans. L’homme n’était pas connu des autorités, à l’exception d’un fait de vol simple en 2014. Plus tard, les enquêteurs découvriront qu’il est en réalité l’un des acteurs principaux des attentats de Paris. C’est à lui que les trois terroristes du Bataclan ont envoyé le SMS "on est parti, on commence", avant de semer la mort dans la salle de spectacle. Les deux fugitifs, eux, courent toujours.
A deux kilomètres de là, dans les bureaux de la police fédérale belge, les enquêteurs de la DR3, la section antiterroriste, travaillent d'arrache-pied. La veille, un appel de dénonciation les a convaincus que c’est bien Salah Abdeslam qui s’est échappé de la maisonnette de Forest. Au bout du fil, un ami du fugitif affirme aux enquêteurs que ce dernier l’a appelé pour lui demander de l’aider à trouver une nouvelle planque, explique L’Obs. Dès lors, l’attention des enquêteurs se focalise sur la banlieue bruxelloise. Esseulé, Salah Abdeslam n’aurait pas d’autre choix que de se tourner vers son cercle le plus proche, qu’il sait pourtant surveillé.
Les policiers réactivent les écoutes, tous azimuts, et passent au peigne fin les télécommunications de son entourage. D’après Le Monde, un appel, passé le 15 mars à un numéro qu'ils soupçonnent être celui de Salah Abdeslam, les met sur la piste d’un de ses cousins : Abid Aberkan. Ce trentenaire, père de quatre enfants et employé depuis quinze ans dans une entreprise de nettoyage, lui est toujours resté fidèle.
Salah Abdeslam, c'est ma famille (...). Sa grand-mère maternelle est la sœur de ma grand-mère paternelle.
La solidarité familiale est tout ce qu’il reste à l’homme le plus recherché d’Europe. Lorsqu’il appelle son cousin, Salah Abdeslam est désespéré et n'a nulle part où aller. Dans la nuit du 15 au 16 mars, Abid Aberkan vient les chercher, lui et son complice Sofiane Ayari, en voiture et les cache dans son garage pendant une heure, comme le révèle le documentaire Belgique, frappé au cœur des chaînes RTBF et VRT. Puis il reprend la route avec les deux fugitifs en direction du logement de sa mère.
Le petit deux-pièces avec buanderie est situé au rez-de-chaussée. Il comporte une cave où un gros tapis rouge leur permet de dormir au milieu du désordre. L’adresse : 79, rue des Quatre-Vents à Molenbeek, à seulement 700 mètres de la maison familiale des Abdeslam.
Grâce au bornage du téléphone d'Abid Aberkan, les enquêteurs braquent leur attention sur ce petit immeuble en brique, typique des quartiers populaires de Bruxelles. Sans preuves, ils ne veulent cependant pas prendre le risque de lancer une perquisiton en plein cœur de ce quartier qui a vu grandir les frères Abdeslam.
18 mars 2016 : la dernière course
L’empreinte de Salah Abdeslam retrouvée dans l'appartement perquisitionné" : à 13h16 ce vendredi, L’Obs prend de court les enquêteurs en révélant sur son site internet que le dernier survivant des commandos du 13-Novembre se trouvait bien dans la planque de Forest. Le parquet fédéral belge est furieux. Un accord avait été passé avec la presse pour qu’elle ne publie pas cette information qui risquait de compromettre l’arrestation du fugitif.
L’intervention était programmée pour samedi, à l’aube. La police ne voulait pas intervenir vendredi, jour de prière pour les musulmans, dans cet appartement voisin d'une mosquée. Surtout, une école se trouve à quelques mètres de là. Mais il faut se retourner, et vite. "On s’est dit qu’il risquait de décamper de nouveau", explique un responsable policier à Paris Match. Pas question de le laisser filer une nouvelle fois. L’opération doit être avancée, coûte que coûte.
Les unités spéciales et antiterroristes de la police belge sont mobilisées, assistées de deux policiers français. A 16h30, ils s’engouffrent dans la rue des Quatre-Vents et s’avancent en direction du petit immeuble en brique rouge. Les forces de l'ordre prennent par surprise, en plein jour, ce quartier de la banlieue bruxelloise. Les passants sont sommés de s’éloigner. "Ils sont arrivés d'un seul coup, ç'a été très vite, se souvient une voisine de l’immeuble d’en face. On a dû s'éloigner des fenêtres et allumer la télé pour voir ce qu’il se passait." Une colonne de policiers, lourdement armés et encagoulés, s’approche prudemment de l’immeuble, escortée par des blindés.
Les mots du négociateur des unités spéciales ricochent dans la rue complètement bouclée.
Ici la police fédérale. Les gens du rez-de-chaussée du septante-neuf [79] rue des Quatre-Vents, je vous demande de sortir les mains en l’air par la porte principale.
Plusieurs femmes, dont l’épouse et la mère d’Abid Aberkan, sortent de l’immeuble. Elles sont immédiatement interpellées, tout comme le sera Sofiane Ayari, l’autre fuyard de Forest. Salah Abdeslam, lui, tente une sortie par derrière, rapporte Le Soir, mais cette cour n’offre aucune échappatoire. De toute façon, les tireurs d’élite, en surplomb depuis des bâtiments adjacents, veillent.
Dix minutes seulement après le début de l’opération, Salah Abdeslam se sait à court d’options. Il surgit par la porte d’entrée, qu’il sait pourtant gardée. A la surprise générale, il amorce un sprint en direction de l’école, pour laisser les forces de l’ordre dans son dos. Craignant qu’il ne porte une veste d’explosifs et ne la déclenche, les policiers visent sa jambe et tirent, interrompant l’ultime course du fugitif. Etendu au sol, il est saisi par les militaires, casqués et surarmés. Aux policiers qui l’ont traqué pendant quatre mois, il fait un premier aveu.
Je suis Salah Abdeslam.
17 mars 2016 : des funérailles sur écoute
Il fait gris ce jeudi matin. Le long des verdoyantes allées du cimetière de Schaerbeek, dans l’agglomération de Bruxelles, six hommes portent sur leurs épaules un modeste cercueil en bois. Au total, ils sont une vingtaine à être venus mettre en terre le cercueil de Brahim Abdeslam, le frère aîné de Salah, qui s’est fait exploser dans le café Voltaire à Paris, le soir du 13-Novembre, après avoir participé au mitraillage des terrasses. Abid Aberkan est en tête du cortège. Vêtu d’un bonnet noir et d’un bas de survêtement Adidas aux bandes bleu, blanc, rouge, il prend une pelle pour recouvrir de terre le cercueil.
Mohamed Abdeslam, autre membre de la fratrie, va signer quelques documents auprès du responsable du cimetière. "Il avait l'air affecté, et j'imagine que c’était plus qu’un air… Pour la famille, c'était quand même un frère, un fils, un enfant", décrit deux ans plus tard le directeur du cimetière, contacté par franceinfo. Ce dernier a hésité avant d’accueillir la dépouille du kamikaze.
<span>Lui était un barbare, mais pas nous. Nous n’allions pas le laisser pourrir sur la voie publique.</span>
La cérémonie, qui ne dure pourtant qu’une vingtaine de minutes, a de quoi troubler le calme de ce cimetière multiconfessionnel. La presse se masse dans les rues adjacentes pour interroger les proches du terroriste et capturer quelques clichés. Mohamed Abdeslam a permis aux journalistes d'assister à distance à la cérémonie : "Vous pouvez regarder, faites vos articles mais, par respect, pas de photos", a-t-il calmement demandé. Des images se retrouvent pourtant en vente dans les agences de presse.
Pour échapper aux photographes, les membres du petit groupe portent lunettes de soleil, casquettes… Un homme est même intégralement dissimulé derrière un foulard blanc. "C'était un peu inhabituel parce que la plupart étaient masqués, et ils étaient assez méfiants", décrit le responsable du cimetière. Mais ils ont beau cacher leurs visages, rien n’échappe à la surveillance policière.
En civil, des enquêteurs épient le moindre mouvement des membres du cortège. "La plupart des policiers étaient cachés derrière la végétation", se remémore le responsable du cimetière. Grâce à des micros longue portée, ils "sonorisent" les conversations, qui sont enregistrées et traduites en direct, selon Le Parisien. C’est alors qu'Abid Aberkan trahit, malgré lui, Salah Abdeslam. Se croyant hors d'atteinte, il mentionne la cave où se cache son cousin.
La présence des deux fugitifs dans la rue des Quatre-Vents se précise et les policiers en recevront une ultime confirmation le soir même. Postés devant l'immeuble, ils voient Abid Aberkan rapporter vers 23 heures des pizzas qu'il est allé chercher. Mais, raconte Le Soir, la quantité de nourriture paraît bien trop importante aux enquêteurs pour qu'elle soit uniquement destinée à lui et sa mère, âgée et malade. Pour les policiers, c'est une certitude : les deux hommes sont bien là. Ils n’ont plus qu’à les cueillir.