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"Ici, on est en état d'urgence permanent" : une journée au parquet de Bobigny

Article rédigé par Catherine Fournier - A Bobigny (Seine-Saint-Denis)
France Télévisions
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Devant le tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis), le 26 mars 2015.  (MAXPPP)

La conférence nationale des procureurs a lancé un cri d'alarme sur la saturation des parquets. Francetv info est allé prendre la température dans une des permanences du tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). 

"On va lever la GAV [prononcez "Jave"] et vous allez envoyer l'ensemble des pains à l'INPS [Institut national de la police scientifique] pour des recherches cyano [empreintes] et ADN. On continue en prélim [enquête préliminaire]." Il est un peu plus de 9 heures, jeudi 7 janvier, au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Dans le bureau de la Division des affaires criminelles et de la délinquance (la "Dacrido"), le vice-procureur Sébastien Piffeteau, visage froissé et humeur bougonne, assure la permanence de la semaine. Il est là depuis 6 heures et dort peu depuis quelques jours. La Division des affaires criminelles et de la délinquance organisée est l'une des cinq sections du parquet de Bobigny, premier tribunal de France après celui de Paris.

Ici comme ailleurs, les magistrats chargés de requérir l’application de la loi et de conduire l’action pénale, dictant aux officiers de police judiciaire les orientations à prendre pour un dossier, sont à bout. Avant les vacances de Noël, la conférence nationale des procureurs a poussé un véritable cri d'alarme, en se fendant d'un communiqué pour dénoncer la situation de parquetiers au bord de la crise de nerfs. L'état d'urgence, coupable idéal ? Il est vrai qu'il a engendré quelque 3 000 perquisitions administratives sur l'ensemble du territoire depuis les attentats de novembre.

Une seule voiture pour toute la section

Et à Bobigny, on en a pris une bonne part. En revanche, pas grand-chose à voir avec le terrorisme. Casque sans fil sur les oreilles, Sébastien Piffeteau prend et traite les appels entrants avec une dextérité impressionnante. Sur l'écran d'ordinateur, le motif qui s'affiche est quasiment toujours le même : "Trafic de stup", pour "stupéfiants". Ici, on traite en majorité des affaires de drogue. Du trafic d'armes, du proxénétisme, des braquages aussi. Et parfois, oui, des affaires terroristes, mais sur un malentendu.

Le 13 novembre 2015, la procureure de Bobigny, Fabienne Klein-Donati, et le permanencier du parquet ont été dépêchés au Stade de France pour les explosions entendues pendant le match France-Allemagne. "Nous sommes la seule section du parquet à disposer d'une voiture car il faut toujours se déplacer pour les crimes de sang", explique le substitut Flavien Fouquet, dont le bureau jouxte celui de la permanence. Mais quand il est apparu que des kamikazes avaient actionné leurs ceintures d'explosifs, le parquet antiterroriste a rapidement récupéré l'affaire. Les juridictions locales sont souvent saisies en premier ressort avant que "l'infraction" ne soit requalifiée. Il n'est pas toujours facile de distinguer dans les premières heures le caractère terroriste d'une action violente. 

"Ils m'ont ramassé toute la Seine-Saint-Denis !"

Si l'état d'urgence charge tellement la barque à Bobigny, c'est qu'il ratisse large. Très large. "Sur la totalité des affaires déclenchées par les perquisitions administratives en France [qui ont abouti à 366 interpellations début 2016], seules quatre ou cinq ont été reprises par le parquet antiterroriste", chiffre l'adjoint de Sébastien Piffeteau, Jean-Cédric Gaux, depuis son bureau situé de l'autre côté du couloir. En Seine-Saint-Denis, "on est allé ratisser les lots de faible intensité", poursuit-il. "On a saisi quelques armes, quelques produits stupéfiants", mais rien de spectaculaire, traduit Sébastien Piffeteau.

Depuis le début de l'année, la Dacrido voit passer moins de perquisitions administratives, "car on trouve moins d'objectifs". L'état d'urgence a toutefois permis "d'aller dans des endroits identifiés, où on n'arrivait pas à rentrer", reconnaît le vice-procureur, qui ne boude pas les moyens d'enquêtes supplémentaires qui devraient être octroyés au parquet dans le cadre de la révision constitutionnelle. La "sonorisation et les perquisitions de nuit [réservées normalement aux informations judiciaires], moi, je suis preneur", sourit-il.

"Ici, on est toujours en état d'urgence, résume Sébastien Piffeteau, qui doit gérer une quarantaine de gardes à vue effectuées pendant la nuit. "Ils m'ont ramassé toute la Seine-Saint-Denis !" Sur un tableau blanc derrière lui, Sébastien Piffeteau inscrit au feutre le destin des interpellations nocturnes : ouverture d'information judiciaire, comparution immédiate, convocation à une audience ultérieure, prolongation de garde à vue, requête pénale et injonction thérapeutique.

Harceler les points de vente de drogue

La routine, quoi. Et ça, l'état d'urgence n'y a pas changé grand-chose. Car selon le vice-procureur, l'augmentation du flux de contentieux à Bobigny ne date pas de 2015. Elle est liée à la création des zones de sécurité prioritaires il y a trois ans. La Seine-Saint-Denis en compte quatre. "Dans le département, l'objectif était de harceler les points de vente de drogue, mais à moyens constants pour la justice", regrette Sébastien Piffeteau, tout en remplissant à la main une des fiches roses utilisées pour monter les procédures du jour.

Toujours sur fond de lutte contre le terrorisme, la situation s'est corsée depuis les attentats de janvier et le déclenchement du plan Vigipirate à son niveau le plus élevé. L'accent est mis sur le maintien de l'ordre public, avec une présence policière accrue. De quoi multiplier les constatations d'infractions sur le terrain et, de facto, leur judiciarisation. La réponse pénale a du mal à suivre. "Cela ne peut pas fonctionner si on déploie des forces de l'ordre mais pas de magistrats en face. Du coup, cela crée un décalage qui se résume grossièrement à : 'La police arrête les bandits, la justice les remet dehors'", analyse Sébastien Piffeteau. 

Comme d'autres, le tribunal de Bobigny souffre d'un manque de personnel. Avec la politique de réduction des effectifs de la fonction publique sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le nombre d’entrées à l’Ecole nationale de la magistrature avait diminué de moitié. Ajoutez à cela le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, et "on compte 25% de magistrats en moins en ce moment à Bobigny, calcule Flavien Fouquet. Au parquet, on est 46 au lieu de 53." A la Dacrido, le service tournait à huit jusqu'au départ d'un collègue non remplacé. Ils sont deux vice-procureurs et cinq substituts à absorber la charge de travail quotidienne, 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

"On peut bien donner sept jours de sa vie au service public"

A l'heure du déjeuner, les odeurs de plats préparés embaument la permanence. Sébastien Piffeteau ne prend pas de pause et se contente de grignoter. Les couverts et la brosse à dents dans les toilettes montrent que l'équipe passe une grande partie de sa vie dans ces locaux, où le café vient souvent à manquer. "C'est exigeant, mais passionnant", insiste Jean-Cédric Gaux, quatre ans de Dacrido au compteur, quand la moyenne se situe à deux ou trois ans. 

Sébastien Piffeteau, qui a la même ancienneté, a beau grommeler, il relativise lui aussi la charge de travail pendant les permanences (quatre jours non-stop la semaine et trois jours le week-end), qui reviennent à raison d'une fois par mois environ : "On peut bien donner sept jours de sa vie au service public, on est payé pour ça !" Selon lui, les premiers à pâtir des sous-effectifs sont les habitants de la Seine-Saint-Denis, pas les magistrats : "Déjà qu'ils se sentent comme des citoyens de seconde zone, ils ne doivent pas être traités comme des sous-justiciables." 

Le manque d'effectifs ici est aussi lié à la désaffection des jeunes magistrats pour le parquet. "C'est chronophage, c'est sûr. Mais, on peut faire beaucoup, beaucoup de choses", argumente le vice-procureur. Le pouvoir du parquet a été sensiblement renforcé depuis les lois Perben en 2004. Les parquetiers se partagent leur temps en trois tiers : les audiences, la permanence et le suivi des enquêtes. Chacun gère un volume permanent de 10 enquêtes préliminaires. Pour sa prochaine affectation, Sébastien Piffeteau ne se voit pas juge au siège comme juge d'instruction ou président de tribunal. "Le ministère public est le dernier lieu de la collégialité judiciaire. Ici, on travaille beaucoup plus en équipe."

A 19 heures, la journée commence...

Il y a un réel passage de relais au sein de la division : Flavien Fouquet récupère le dossier de comparution immédiate du jour traité par Sébastien Piffeteau. Il s'agit d'une affaire de trafic de méthamphétamine et de kétamine dans le milieu asiatique. Les deux hommes impliqués doivent être déférés devant le tribunal impérativement avant 15 heures, au risque d'un renvoi à une autre audience.

Le substitut court dans les couloirs pour atteindre "le dépôt" au sous-sol, les geôles du tribunal, accessibles par un ascenseur sécurisé. Il fait froid et le confort y est plus que sommaire. Flavien Fouquet s'installe dans un petit bureau miteux pour notifier aux intéressés, traducteur à l'appui, la raison de leur présence et ce qui leur est reproché. Dans le couloir, un homme insulte les forces de l'ordre et menace de se suicider. Il vient d'apprendre qu'il va devoir aller exécuter sa peine en prison. "Vous vous expliquerez devant le tribunal. C'est compris ?" insiste Favien Fouquet auprès des deux prévenus. 

Une fois leurs signatures apposées, nouveau sprint pour rejoindre la 13e chambre correctionnelle, dont la Dacrido est "la rampe de lancement".  On y juge les affaires de trafic de stups. L'audience a commencé. Favien Fouquet dépose discrètement le dossier de comparution immédiate sur le pupitre de sa collègue, qui représentera l'accusation. L'après-midi se poursuit par une réunion de la Dacrido, pour faire le point sur les dossiers en cours. Dans le bureau de Sébastien Piffeteau, moquette grise au mur et beige au sol, le juge d'instruction passe une tête pour venir discuter d'une affaire d'homicide. Biscuits Petits écoliers en guise de goûter, l'ambiance est détendue et les blagues fusent, un peu comme dans les salles de garde de médecins, où l'humour fait office d'exutoire face à la lourdeur de la tâche. 

A 18 heures, la nuit est tombée sur Bobigny et Sébastien Piffeteau regagne le bureau de la permanence. Les coups de fil reprennent. Un OPJ appelle pour un SMS libellé de façon suspecte, pouvant laisser penser à un engin explosif. Le magistrat lui demande seulement d'identifier l'expéditeur. "Si on ne fait pas preuve de sang-froid, je ne vois pas qui va le faire", rétorque Sébastien Piffeteau. "Ce genre de signalement, on en a tout le temps depuis le 13 novembre", souffle-t-il. Il est 19 heures et il lâche : "C'est maintenant que la journée commence". Il la finira un peu plus tôt que la veille. A minuit. 

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