"On fait un échange ?" : cet instant où le colonel Beltrame a pris la place d'une otage lors de l'attentat dans le Super U de Trèbes en 2018

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6min
Une photographie du colonel Arnaud Beltrame à l'entrée du ministère de la Transition écologique et solidaire, à Paris, le 30 mars 2018. (ALEXIS SCIARD  / MAXPPP)
Arnaud Beltrame fait partie des quatre victimes du terroriste Radouane Lakdim, le 23 mars 2018. Alors que le procès de sept membres de l'entourage du terroriste, tué dans l'assaut, s'ouvre lundi, franceinfo revient sur son geste héroïque.

"Qu'est-ce que vous voulez faire avec la dame, monsieur ?" Ce sont les premiers mots qu'a échangés le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame avec le terroriste Radouane Lakdim. Nous sommes le 23 mars 2018, à 11h24 : un homme de 25 ans est retranché depuis une quarantaine de minutes avec une femme dans un local du Super U de Trèbes, petite ville de 5 500 habitants dans l'Aude. Cette salariée, Julie Grand*, a pris soin de ne pas raccrocher après l'appel passé au 17. Sa conversation avec l'assaillant, ainsi que les phrases du gendarme lorsqu'il propose de prendre sa place comme otage, ont été enregistrées et retranscrites sur procès-verbal.

Ce moment de bascule ne manquera pas d'être longuement abordé au procès des attentats de Trèbes et de Carcassonne, qui s'ouvre lundi 22 janvier devant la cour d'assises spéciale de Paris. Sept membres de l'entourage du jihadiste, tué dans l'assaut des forces d'intervention, sont renvoyés devant la justice. 

Ce 23 mars 2018, Julie Grand, 39 ans à l'époque, vient de prendre son service quand Radouane Lakdim fait irruption dans le supermarché. Cette ingénieure, qui occupait alors un job alimentaire en tant qu'agent d'accueil, raconte la scène dans le livre qu'elle vient de publier aux éditions Artège, Sa vie pour la mienne. "J'entends distinctement une voix crier 'Allahu Akbar'. Je souffle à ma collègue : 'Coup de feu, Allahu Akbar, appelle les flics...' Puis je me baisse et là mon cerveau travaille à toute vitesse." A quatre pattes, elle se réfugie dans un bureau. Mais le terroriste, armé d'un "pistolet" et d'"une lame immense", la repère. "Ah ben, voilà mon otage", lui lance celui qu'elle appelle "le gamin" dans son récit. Julie Grand, qui ignore que le jeune homme a déjà, ce jour-là, assassiné trois personnes et en a blessé plusieurs autres, garde son sang-froid. A la demande de son geôlier, elle "appelle les flics" et leur résume la situation. 

En tête-à-tête avec le terroriste

En attendant l'arrivée des forces de l'ordre, le cerveau de Julie Grand se met "en mode survie totale" pendant ce tête-à-tête avec Radouane Lakdim. Le terroriste lui raconte son périple meurtrier, ses revendications, lui parle de sa famille et lui pose des questions sur la sienne. "J'essaye comme je peux de maintenir le contact avec son humanité", écrit-elle. En l'entendant dire qu'il est "prêt à mourir en martyr en tuant un maximum de flics avant", elle ose rétorquer calmement : "Moi je ne suis pas prête à ça." De longues minutes s'écoulent. La captive espère l'intervention d'un "sniper" pour neutraliser le terroriste, "bien visible" là où ils sont situés dans le magasin. Ce sont finalement "cinq gendarmes armés et protégés" qui ont "surgi en ligne". Ils tiennent "en joue" Julie Grand et son preneur d'otage, dans l'encadrement de la porte. Radouane Lakdim se "glisse" derrière elle, le "canon du pistolet" sur son "crâne" et le "couteau au niveau de [ses] côtes"

"A mon sens, les cinq gendarmes, en nous braquant, ont envenimé une situation à peu près stabilisée." 

Julie Grand

dans son livre "Sa vie pour la mienne"

Cette mère d'une petite fille alors âgée de 3 ans se voit "mourir". Elle murmure deux fois à Radouane Lakdim : "Attention, tu trembles, ne me tue pas sans le faire exprès." Quand soudain une "voix claire et autoritaire se fait entendre". C'est celle du colonel Arnaud Beltrame qui hurle à ses hommes : "Vos gueules, reculez ! Je prends !" Le gendarme s'avance doucement vers le bureau et entame la discussion avec "le gamin". "On fait un échange ?", propose-t-il. Le dialogue qui s'ensuit figure intégralement dans la procédure, consultée par franceinfo. 

" – Attention, premier mouvement je tire (...) J'ai une grenade, je la dégoupille...

– Ils ne bougeront pas... C'est moi qui suis leur chef (...) Je veux juste, monsieur, que vous me preniez à la place de cette dame, c'est tout ce que je vous demande, vous aurez un otage gendarme et pas cette dame qui n'y est pour rien.

– Donc faites-moi sortir tous ces comiques... Ça sert à rien, on va parler, on va discuter...

– Alors je suis d'accord... On les fait sortir mais vous me prenez comme otage à la place de la dame, on est d'accord (...) ?"

Julie Grand, "surprise" par la démarche de cet homme qu'elle prend pour un "négociateur", a "envie de lui hurler de ne pas faire cela". Elle décrit dans son livre "un homme parfaitement professionnel", dont "chaque mot est pesé, chaque geste mesuré". Radouane Lakdim finit par acquiescer, à condition que son interlocuteur lui donne son arme et retire son gilet pare-balles. Les cinq gendarmes battent en retraite, Arnaud Beltrame s'avance dans la pièce et Julie Grand en sort timidement. "Je pars doucement", répète-t-elle à trois reprises. 

"Attaque... Assaut, assaut" 

"Ces quelques pas sont les plus difficiles de ma vie", raconte l'ancienne otage, persuadée que le terroriste va "changer d'avis" et lui tirer dessus. Elle imagine "une plaque en fonte vissée sur [son] dos, pour [la] protéger de cette balle". Au lieu de cela, Radouane Lakdim lui demande de fermer la porte. Le piège se referme sur le lieutenant-colonel.

Le huis-clos va durer plus de deux heures. Alors que Julie Grand est prise en charge avec le reste des survivants de l'attaque, l'antenne locale du GIGN arrive à 12h10 sur place. Des négociateurs et la mère du terroriste tentent d'entrer en contact avec ce dernier. Il réclame la libération de Salah Abdeslam, l'un des auteurs des attentats du 13-Novembre, et répète son souhait de mourir en martyr. A 14h16, alors que des renforts nationaux débarquent, la conversation est interrompue. Des bruits de lutte et de cris parviennent du bureau et le gendarme hurle : "Attaque... Assaut, assaut." Le terroriste est tué de quatre balles dans la tête. Arnaud Beltrame est grièvement blessé ; il succombera le lendemain à l'hôpital. 

Quand Julie Grand apprend sa mort, "le choc s'additionne au choc".

"Je ne peux pas m'empêcher d'être en colère que l'on n'ait pas pu aider l'officier et le sortir de là."

Julie Grand

dans son livre "Sa vie pour la mienne"

Le geste du lieutenant-colonel a fait de lui un héros national. Timbres à son effigie, rues, squares, écoles qui portent son nom... Depuis six ans, la France célèbre Arnaud Beltrame. Mais aujourd'hui encore, celle qui porte le poids de cette vie échangée contre la sienne ne cesse de se poser des questions. Comme celle-ci : "Aurait-il pu être sauvé si ses collègues étaient intervenus à temps ?" Julie Grand, dont la vie a été bouleversée par l'attentat, le souligne dans son ouvrage : "Obtenir des réponses" est son "principal espoir vis-à-vis" du procès qui s'ouvre lundi.  

* Ce nom est un pseudonyme.

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