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Faux souvenirs : ces cas d'inceste inventés sur le divan

Un procès à Paris met en lumière un phénomène encore mal connu du grand public : les "faux souvenirs"  qui naissent dans l'esprit de patients, généralement aux mains de thérapeutes aux pratiques douteuses.

Article rédigé par Marion Solletty
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Un psychologue parle à son patient en thérapie en Allemagne, le 16 décembre 2011. (CLAUDIA SCHIFFNER / BILDERBERG)

Ce sont des souvenirs traumatiques revenus en mémoire à la faveur d'une thérapie. Des cas d'abus sexuel, d'inceste, brutalement exhumés par des patients en souffrance. Des centaines de cas... qui ont tous en commun d'être faux. Un procès, qui s'est ouvert mardi 10 avril devant le tribunal correctionnel de Paris, met en lumière un phénomène encore mal connu du grand public : les "faux souvenirs" induits.

L'"humanothérapeute" qui y est mis en cause est accusé d'avoir extorqué plusieurs centaines de milliers d'euros à deux de ses anciens patients. Pour les garder sous son emprise, l'homme les aurait peu à peu coupés de leur entourage en les amenant à penser qu'ils avaient été victimes d'abus dans leur enfance, voire, pour l'un des cas, in utero. Les deux victimes ont fini par réaliser que les souvenirs soi-disant traumatiques qu'elles ressassaient depuis des années étaient totalement fictifs.

Des agressions sexuelles traumatiques qui n'ont jamais eu lieu

Extrême, ce cas est pourtant loin d'être isolé. D'abord identifié aux Etats-Unis, ce phénomène est connu sous le nom des "faux souvenirs". Fondée en 1992 aux Etats-Unis, la False Memory Syndrome Foundation (PDF en anglais) a recensé des centaines de cas probables d'accusations mensongères issues de faux souvenirs au début des années 1990. Laura Pasley, dont le parcours emblématique est relayé par le site spécialisé PsyfmFrance, a ainsi pensé avoir subi des abus sordides de la part de sa mère avant de réaliser qu'elle avait été victime d'une thérapie totalement déviante. Elle a par la suite porté plainte.

Le scénario est souvent similaire : une personne en situation de mal-être consulte un thérapeute et voit ressurgir au fil des séances, guidée par son interlocuteur, des souvenirs d'abus sexuels, souvent par le père de famille. Des accusations terribles suivent envers des parents stupéfaits... car innocents. 

Des thérapeutes qui dérapent

Si l'homme jugé au tribunal de Paris est poursuivi pour abus de faiblesse, dans beaucoup de cas, le thérapeute est de bonne foi. Mais en pensant aider son patient à retrouver les causes de son problème, il glisse peu à peu sur le terrain de la suggestion. Le patient y est d'autant plus vulnérable qu'il arrive généralement dans une situation de mal-être à laquelle il cherche une cause.

"La thérapie peut se dérouler de manière tout à fait normale" en apparence, explique Brigitte Axelrad, professeure honoraire de philosophie et de psychosociologie, auteure de l'ouvrage Les Ravages des faux souvenirs, publié en 2010 (Book-e-book). "Le patient peut parler d'un rêve qu'il a fait (...) et le thérapeute lui dit : 'Est-ce que ce n'est pas un rêve à caractère sexuel ?'" Ainsi aiguillé, celui qui consulte reconstitue peu à peu ce qui ressemble de plus en plus à un souvenir enfoui.

Nos souvenirs ne sont pas ce qu'ils semblent être

Ce dernier est en réalité une construction mentale. "Ce qui est difficile à faire comprendre à l'entourage qui reçoit ce récit, c'est que la personne ne ment pas, elle croit ce qu'elle raconte", explique Hedwige Dehon, docteure en sciences psychologiques, qui travaille sur le sujet au sein de l'unité de psychologie cognitive de l'université de Liège (Belgique). 

C'est le fonctionnement du cerveau humain qui rend possible ce paradoxe. Comme le développent les chercheurs de l'équipe dans un article intitulé "Faux et usage de faux", la mémoire ne fonctionne pas comme un ordinateur qui extrairait de notre cerveau des images ou des récits précieusement conservés, intacts, depuis la date des faits. Pour nous souvenir d'évènements anciens, nous effectuons un travail de reconstruction à partir de toutes les informations dont nous disposons, y compris celles qui nous sont parvenues après les faits. 

Des symptômes réels pour un traumatisme imaginaire

L'appropriation du souvenir "fabriqué" peut aller très loin. "A partir du moment où vous acceptez que ça vous est arrivé, où vous pensez que c'est réel, cela fait partie de votre identité, et vous avez des comportements qui corroborent cette histoire", précise Hedwige Dehon. A tel point que certains patients développent des symptômes de stress post-traumatique, alors même qu'il est prouvé par la suite que l'évènement traumatique en question n'a jamais eu lieu.

Certaines méthodes thérapeutiques contestées, comme l'imagerie guidée, l'hypnose, l'interprétation des rêves, sont particulièrement pointées du doigt par les associations, comme Alerte Faux Souvenirs Induits. Mais c'est avant tout la manière dont elles sont appliquées qui peut conduire au dérapage."Si le thérapeute pratique une méthode qui consiste à trouver une cause unique aux problèmes [du patient], généralement sexuelle, il y a problème", résume Brigitte Axelrad, qui met en avant l'influence des premières théories freudiennes dans ces dérives.

Une vérité très difficile à rétablir

Face à une victime potentielle qui fait état d'un traumatisme survenu vingt ou trente ans auparavant, il devient "particulièrement difficile de faire la différence entre le vrai et le faux", pointe Jean-Marie Abgrall, psychiatre aujourd'hui retraité et longtemps expert pour des affaires judiciaires de ce type. Il a connu des dizaines de cas tout au long de sa carrière où "la réalité des faits s'efface derrière une fiction"

Pour arriver à faire le tri, experts et enquêteurs n'ont qu'une solution : retracer le parcours de la victime supposée."On revient en arrière, raconte Hedwige Dehon. A quel moment a-t-on commencé à parler du souvenir ? Est-ce que ça correspond à une entrée en thérapie ?"

Le risque de dénigrer de vraies victimes

Parfois, des incohérences flagrantes apparaissant, comme dans ce cas, cité par l'experte, où la victime pensait avoir été violée par son beau-père dans une maison dont la famille avait déménagé depuis plusieurs années.

Mais certains cas sont beaucoup plus difficiles à juger. Confrontés à des éléments troublants, le pyscholoque expert "peut simplement dire : 'On a de bonnes raisons de penser que ça ne s'est pas passé'", explique Hedwige Dehon. Au risque de décrédibiliser une vraie victime. "C'est le dilemme de tous les psychologues qui ont cette expertise. On ne voudrait pas passer à côté de vrais abus".

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