RECIT. "Si tu as mal, tu fais avec. Tu n’as pas faim, pas soif" : des militaires nous racontent le défilé du 14-Juillet de l'intérieur
Alignés, la tête haute, le regard droit. Pour être au point pour le 14-Juillet, Maxime a répété pendant des jours. "On s'est tous rassemblés deux semaines plus tôt, dans la base aérienne de Satory", près de Paris, se souvient-il, trois ans après son défilé sur les Champs-Elysées. Les répétitions sont "interminables", confirme Pascal, qui s’est entraîné sur le mont Valérien en 1992. "On fait dix minutes, et puis quelque chose ne va pas, alors on recommence."
Mais le jour J, oubliées la fatigue ou les crampes. "Beaucoup de militaires n’auront jamais la chance de vivre ça dans leur vie", reconnaît Maxime. Avec d’autres soldats, il nous raconte cette journée inoubliable.
"Tous alignés, au garde-à-vous"
Sous de grandes tentes installées dans des hangars, les soldats dorment par dizaines sur des lits de camp. Quelques ronflements résonnent. Le réveil sonne un peu après quatre heures du matin sur les bases de Satory, de Brétigny-sur-Orge ou du mont Valérien, autour de Paris. Tous se glissent hors de leur sac de couchage et se dirigent vers le hangar qui sert de cafétéria provisoire. Après un léger petit-déjeuner, c’est l’heure de se pomponner. Aujourd’hui, ils n’enfilent pas le treillis habituel, mais l’uniforme qui pend dans leur tente. Les retardataires repassent leur chemise en vitesse.
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Chaque année, on sort le grand jeu : "Veste noire à boutons dorés, pantalon noir avec la bande rouge sur le côté, col serré, bicorne sur la tête et épée en main", dépeint François, polytechnicien qui a défilé en 1962 et 1963. Le moindre petit détail compte et les soldats sont "fébriles, concentrés".
Quand on est tous prêts, chacun vérifie l’habit des camarades, pour voir si les insignes sont bien accrochés, si la tenue est parfaite.
Le colonel fait ensuite un tour dans les rangs, replace une cravate ou deux et enfonce les casquettes sur les têtes endormies. Le soleil n’est pas encore levé.
Le départ est réglé à la seconde près. Si c’est 5h22, c’est pas 5h23.
Sur le tarmac, celui-là même où ils se sont entraînés pendant de longues heures, les moteurs des bus, des chars et des Jeep ronronnent déjà. "On grimpe tous", raconte François, direction la place de l’Etoile, en haut des Champs-Elysées, "escortés par des motards de la police". Sur fond de gyrophares hurlants, le convoi emprunte le périphérique parisien, où une voie lui est réservée. Sur le bord des routes, le public est déjà au rendez-vous, drapeau à la main, comme dans cette vidéo tournée en immersion par le YouTubeur Julien Fabro.
Un trajet pour "évacuer la pression" et "se décontracter", dit François, avant d'arriver sur la place Charles-de-Gaulle aux environs de huit heures –soit plus de deux heures avant le début du défilé. L'attente est longue. "Au début, on est libres, on peut faire ce qu’on veut dans la zone qui nous est réservée", raconte Maxime. L'occasion pour lui de prendre quelques selfies avec la Légion ou encore l’armée mexicaine, mise à l’honneur en 2015. "Ils ont des aigles royaux, c’est assez peu commun. C’est sympa à voir." Il croise aussi quelques politiques et journalistes accrédités venus les saluer. Cette année-là, c’est Marie Drucker qui se balade parmi les uniformes pour France 2.
Les heures passent et le moment arrive des derniers réglages. "Notre sergent passe de la cire noire sur les pneus des camions, il faut que tout soit impeccable", décrit Pascal. Dans le groupe de Maxime, on s'entraide. "L’un d’entre nous a perdu un bouton au dernier moment. Il s'en est rendu compte sur place." Le groupe improvise un atelier couture, vite fait, bien fait. Un autre a égaré une partie de son fourreau, qui s’est dévissé. "On s’est tous mis à la chercher sur les Champs !", se souvient Maxime en riant.
Une voix les rappelle à l’ordre : "Tout le monde ! On se place. On monte dans les chars !" Tout est chronométré. "Une heure avant le défilé, on rejoint notre point de départ. Et là, eh bien on attend. C’est un peu long, alors on papote avec nos voisins", décrit Maxime, qui défile à pied. "On se met en formation : pour nous, c’est des carrés de douze, rangés par ordre de taille. Nos positions sont bien définies à l’avance", décrit François. Les groupes sont alors inspectés par les généraux, : "Tous alignés, au garde-à-vous !"
Des souvenirs "gravés dans la mémoire"
C’est fini. "Déjà", regrettent les troupes. "Quand on tourne sur le pont de la Concorde, on respire un bon coup", dit Pascal. "Jusqu'alors, c’était très cadré, le périmètre était délimité. Mais là, il n’y a plus de barrière, on est dans la foule", explique Maxime, qui décrit une "ambiance tour de France". "Les gens sont au ras du peloton et s’écartent au dernier moment", ajoute-t-il. Cette fois-ci, il peut les saluer en toute liberté et poser pour quelques photos.
Le convoi s’arrête. Les militaires se détendent, et le corps reprend ses droits. "Là, tu as envie d’aller aux toilettes, de manger", énumère le jeune homme. On grignote la barre de céréales distribuée le matin, on desserre la chemise et on pose l’arme. En revanche, le convoi "ne peut pas bouger tant qu’il n’y est pas autorisé", raconte François. L'attente, encore, mais le stress est derrière eux. "On se relâche complètement."
La pression est redescendue. On est entre nous. On déconne, on fait des blagues, on se charrie.
Après une heure environ, tout le monde repart en car. Sur le chemin du retour, chacun commente l’expérience qu’il vient de vivre. Puis les différentes unités se séparent : les uns participent au pot organisé à l’école militaire, en face de la tour Eiffel, les autres se retrouvent à la base pour manger. "On fête ça tous ensemble, dans une ambiance bon enfant", raconte François. Pascal et quelques camarades ont quartier libre et décident de retourner sur les Champs-Elysées profiter de la fête. "On voulait un hamburger, on s’est rendu au McDo. Au comptoir, la serveuse nous a offert le café", raconte-t-il. S’il tient chaud en ce mois de juillet, l’uniforme a ses avantages.
Des années après, la journée reste "gravée dans [leur] mémoire". "C’est un moment privilégié", décrit Maxime. "Un moment unique", surenchérit Pascal. "C’est extrêmement prenant. On est fiers de défiler, d’incarner une image de la France", ajoute François. Tous se replongent dans les photos. "J’aurais bien aimé le refaire une seconde fois. J’étais assis d’un côté du camion, j’aurais bien voulu essayer depuis le siège du chauffeur ou de l’autre côté du véhicule. Voir les choses sous un angle différent", imagine Pascal. Impossible, malheureusement. Aujourd’hui âgé de 51 ans, il n’a pas prolongé son service militaire. Alors, pour se souvenir de cette journée si particulière, il se rend chaque année sur la plus belle avenue du monde. Mais cette fois, derrière les barrières.
* : le prénom a été changé à la demande de l'intéressé
En avant, marche !
Le top départ est donné par la Garde républicaine, aux alentours de 10 heures. "Le cortège de cavaliers passe et puis ça démarre", décrit Maxime. Les sabots de centaines de chevaux frappent les pavés, en rythme. Le concert sonore continue avec le défilé aérien. Pendant dix minutes, avions et hélicoptères offrent un ballet à la foule massée le long de l'avenue. Les soldats, eux, ne font que deviner ce qui se passe au-dessus de leur tête, comme Pascal, qui se souvient juste d’un "bruit" impressionnant. "Je les ai entendus, mais je n’ai rien vu. On ne peut pas lever la tête à ce moment-là."
C’est maintenant à leur tour. "Ça va s’agiter", annonce François. Les troupes se mettent en marche. "A ce moment-là, je suis fier. Très, très fier. Je réalise un rêve d’enfant", s’enthousiasme Pascal. Tous peinent à dissimuler leur joie.
Le moment est exceptionnel. Si tu as mal, tu fais avec. Tu n’as pas faim, pas soif. Tout ce que tu vis là, c’est plus fort.
Les troupes passent devant la station de métro George V. Concentrés, chacun reproduit les gestes appris pendant les répétitions. La première consigne : rester impassible, droit, le regard fixe. "On a tellement été briefés là-dessus, c’est très strict", rapporte Pascal.
Je ne regarde pas les bâtiments, je ne profite pas des Champs-Elysées. Je regarde droit devant et je vois les visages qui défilent sans pouvoir m’attarder. Je ne souris pas. Rien du tout.
Maxime ne distingue même pas sa famille dans la foule. Il est concentré sur sa posture. Tout comme Pascal, assis dans un camion : "J’ai la main droite sur le famas et la main gauche sur le genou gauche." François, qui défile à pied, raconte : "Mon bras oscille, ce qui fait bouger l’épée qui vient frotter mon épaule." Il jette des coups d’œil discrets pour vérifier si ses mouvements sont synchronisés avec ceux de ses camarades. "La musique nous entraîne. (…) Notre rangée est alignée." Soulagement. Pour lui, l’esprit de groupe qui règne est comparable à celui des joueurs de l’équipe de France de football, unis pendant la Coupe du monde. Et leur adversaire est tout trouvé : "On veut être meilleurs que les élèves de Saint-Cyr, juste derrière nous. On a toujours dit qu’ils défilaient mieux que nous, alors on veut prouver que c’est faux", explique le polytechnicien.
Ils sont désormais au niveau de la station Franklin Roosevelt. "Tout devient mécanique", explique Maxime. Seuls quelques zigzags sont autorisés pour éviter les crottes laissées par les chevaux de la Garde républicaine – "mais sans trop se faire remarquer". Autour de la place Clémenceau, le long du Grand Palais, la foule se presse contre les barrières et s’amasse aux fenêtres des bâtiments haussmanniens. "Les Champs sont bondés", s’étonne Maxime. Tout le monde prend des photos, applaudit et agite des drapeaux. "On sent qu’on vit quelque chose fort", vient ajouter François.
La clameur de la foule, c’est impressionnant. A un moment, j’ai eu l’impression d’être à la place de ceux qui ont libéré Paris.
Les premiers arrivent déjà place de la Concorde. "Tout passe tellement vite, la descente des Champs-Elysées dure quinze minutes, commente Maxime. Je n’ai pas vu le temps passer." La tribune présidentielle se profile déjà. "J'aperçois les invités, c’est impressionnant."
La pression monte d’un cran. "Il s’agit de ne pas de trébucher devant le président, quand même !", s’amuse François. Rapidement, chaque unité tourne et disparaît. "J'aurais bien aimé croiser le regard du président ou du Premier ministre", imagine Pascal. Raté, son camion s’éloigne déjà des VIP.