GRAND FORMAT. "Il est le ciment" du village : à la rencontre de Jean de Galard, maire depuis 60 ans
"On est les plus vieux du village", constate avec amusement Laure de Galard. "Ah non. C’est madame Boube, rappelle-toi, elle était la secrétaire de mairie lors de notre mariage, en 1954", rétorque son mari. Jean de Galard est maire de Saint-André, en Haute-Garonne, depuis 1959. Il est l’un des deux plus anciens maires de France, avec dix mandats au compteur. Agé de 89 ans et souffrant de maladie cardiaque, l’édile réduit désormais ses déplacements sur sa commune de 19 km2 qui abrite 243 âmes d’une dizaine de nationalités différentes. Nous l’avons suivi lors d’une de ses journées bien remplies.
Une exception au pays des maires
Il est 10h30 ce matin, dimanche 14 avril, quand s’engouffre dans la mairie Jean de Galard, canne à la main. Aujourd’hui, c’est jour de conseil municipal. L’homme de taille moyenne à la prestance naturelle emprunte le couloir qui mène à la salle du conseil. Ce long corridor est orné d’une série de portraits en noir et blanc. Douze exactement. Ce sont les maires de Saint-André. Dans quelques mois, un treizième portrait viendra compléter la collection, celui de Jean de Galard, maire depuis 1959. Mais en attendant, le vieil homme aux cheveux blancs, qui était aussi exploitant agricole, honorera son mandat jusqu’au bout. "On ne démissionne pas à six mois de l’échéance. On n’abandonne pas les gens !" déclare l’élu de la République.
La première fois que Jean de Galard est entré dans la mairie vêtu de l’écharpe tricolore, c’est le 20 mars 1959. Quelques mois auparavant, le maire sortant, Bertrand Danos, propose à l’enfant du pays de prendre la suite. Le jeune homme de 28 ans, descendant des ducs de Gascogne, hésite puis décide de faire la tournée des "gens de tous bords" pour monter son équipe. "Ce fut une des premières listes d’union", remarque celui qui fut père pour la seconde fois l’année où il devint maire. "Je pensais rester six ans" confesse l’élu qui se voit proposer, à l’époque, un poste dans une compagnie d’assurances à Montpellier, à la condition d’abandonner son mandat. "J’ai dit non. Et puis comme une évidence, constate-t-il, vous êtes pris dans l’engrenage".
Ce dimanche matin, autour de la table du conseil, six hommes et trois femmes entourent le maire. Retraités ou actifs, tous sont des habitants de la commune. Certains sont arrivés lors des dernières élections en 2014, d’autres sont là depuis 1971. Eliane Raulet, sa fidèle première adjointe depuis 1985, lance la réunion. A l’ordre du jour : la validation du budget 2018 et le vote de l’enveloppe 2019. Le maire, doyen de l’assemblée, anime sans faillir les débats, encourageant ses comparses à voter une augmentation de 2,5% du budget. "C’est le dernier budget dont nous sommes responsables et il est important que nous laissions aux suivants une commune en bon état." Durant soixante ans, Jean de Galard s’est investi bénévolement pour sa commune et se targue d’avoir "des comptes sains et bien gérés".
Je n’ai jamais perçu un centime pour mon mandat de maire. L’argent doit aller à la commune, qui en a besoin, pas à moi.
Durant soixante années, le maire a eu un agenda bien rempli. Vice-président, président, administrateur, Jean de Galard multiplie les fonctions dans différentes assemblées, de la chambre régionale d'agriculture à l’Union nationale de coopératives d’élevage et d’insémination (Uncia). Au total, cet homme de réseaux a siégé dans une trentaine d’organisations et a pu dénouer de nombreuses problématiques pour ses administrés. "Il a su défendre des dossiers épineux, il avait de la matière grise pour ça", constate Jean-Louis Chassot, 50 ans, un des sept exploitants agricoles présents sur la commune. Par son parcours et sa ténacité, Jean de Galard force l'admiration. "C’est un personnage connu jusqu’au ministère de l’Agriculture avec qui je travaille, témoigne Guy Figarol, 60 ans. C’est extraordinaire et ce n’est pas toujours facile de tenir comme ça en milieu rural, avec la désertification, rappelle ce Saint-Andréen. On a perdu un bistrot, une équipe de foot, un garage."
Soudain, le conseil est interrompu par un bruit sourd. Un jeune homme s’avance en s’excusant d’interrompre la séance et demande à un des conseillers si c’est bien lui qui s’occupe du pain pour le barbecue. A quelques pas de là, les jeunes du comité des fêtes préparent le stand "restauration" pour le vide-greniers du village.
Rendez-vous place de l'Unité, à Saint-André
Dans la salle du conseil, en haut d’une grande armoire vitrée, trône une sculpture en bois. Elle représente un corbeau perché sur un arbre tenant en son bec un fromage, un renard à ses pieds. Cette allégorie d’une fable de Jean de La Fontaine est là comme pour rappeler que le maire ne se laisse pas séduire par de beaux discours.
Il faut rester soi-même, naturel, et surtout rester droit. Et puis ensuite, il faut savoir écouter les autres et avoir, enfin, l’esprit de conclusion.
Au cours de ses dix mandats, le maire a développé "le sens du dialogue des gens opposés", expliquant qu’il est nécessaire "de s’en faire des alliés qui comprennent pourquoi on le fait." Car ce qui anime l’homme public depuis 1958, c’est l’unité. Son équipe municipale en est le reflet. De tous horizons politiques, et censés représenter toutes les zones géographiques de la commune, les dix conseillers portent d’une seule voix l’ambition de leur maire : "Ici, on protège le bien commun." Il a d’ailleurs baptisé la place de la mairie "place de l’Unité", il y a trois ans.
Jean de Galard, maire de droite entouré de communes majoritairement à gauche, fait preuve d’un attachement profond aux valeurs qu'il a toujours défendues. "Dans le milieu rural, c’est quelqu’un, reconnaît Monique Rey, maire d’Eoux depuis 2001. Il n’a jamais eu cet opportunisme que certains ont en politique et pour cela, je le respecte. Il a le sens de l’Etat."
Véritable bâtisseur, l’édile au verbe haut semble avoir transmis son énergie à tout le village. Travaux de réhabilitation, achats, transformations, créations, rien ne résiste aux ambitions du maire. En soixante ans, le village s’est doté d’un terrain de football et d’une salle des fêtes, entre autres. Le réseau électrique est totalement enfoui. Le conseil cherche actuellement à attribuer un nom à toutes les voies de la commune, afin notamment de faire venir la fibre. "Et puis cela sera plus pratique pour les pompiers", remarque Clare Vasey, conseillère municipale depuis 2014. Fait exceptionnel pour un si petit village, la mairie a racheté deux anciennes maisons au cœur du village pour en faire des logements à loyer modéré.
Un projet peut unir. Vous mettez tout le monde d’accord et c’est gagné.
L’école de Saint-André est sa fierté. En 1958, il y avait 12 enfants. Aujourd’hui, ils sont 40, de la plus petite section de maternelle au CM2. Le maire espère que son successeur continuera à en faire une priorité. Pour lui, comme pour tous les Saint-Andréens, le maintien de l’école est vital pour la commune. "Il a toujours mis les moyens" observe la directrice de l’école, Sophie Fuentes, titulaire depuis deux ans.
Les deux cafés, eux, ont fermé. "Cela serait bien aussi que l’on trouve un repreneur pour le café du village, situé juste à côté de l’église, on y mangeait si bien", glisse le maire un brin nostalgique. Le second café vient d’être racheté par un couple toulousain qui l'a transformé en maison de campagne. Ils ont été séduits par l'endroit. "C’est un vrai village, le maire a maintenu ici une atmosphère particulière. Tout le monde est venu nous voir pour se présenter et nous saluer", constate avec enthousiasme Philippe Mollière, 57 ans.
Le maire est le ciment qui a maintenu cette vie de village.
Il est midi passé, le budget 2019, qui fait la part belle à l’école, a été voté à l’unanimité. L’équipe se sépare. Le maire est le dernier à quitter la maison à colombages. Il s’engouffre dans sa voiture. Un air d’accordéon crépite dans l'autoradio, il part rejoindre son épouse au vide-greniers.
Un mandat de plus en plus complexe
Sur le parvis de la salle des fêtes, monsieur le maire et son épouse, assis à une table, sont sollicités de toutes parts. Chacun vient les saluer chaleureusement. Tel un couple mythique, Jean et Laure de Galard cristallisent autour d’eux cette unité si chère à l’élu, depuis trois générations.
"Mes parents forment un couple très fusionnel", raconte Béatrix, 64 ans, l’aînée de la famille. "Avec papa, on ne savait jamais combien on était à table. Les gens débarquaient à n’importe quelle heure, n’importe quand, avec leurs problèmes. C’était en continu. Mon père s’occupait davantage de ces administrés que de nous. Ce n’était pas forcément facile à vivre tous les jours." Mais chacun des trois enfants, Béatrix, Amaury et François, remercient leur père de leur avoir transmis ce goût de la terre.
Pour mon père et ma mère, c’est le village avant tout. Mais on les aime comme ça.
Pendant des années, son épouse, Laure de Galard, investie dans la vie de la paroisse catholique, n’a pas vu son mari. "Il partait à 7 heures du matin et rentrait tard. C’est vrai que cela change de l’avoir tout le temps à la maison maintenant, alors c’est moi qui pars", sourit-elle.
Les débuts de mandat n’ont pas été faciles pour ce fils de militaire. "Les anciens me répondaient en patois pour me piéger. Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que je le comprenais, donc je leur répondais, mais en français." Il ne fut pas toujours un homme facile d’accès non plus, se souvient un de ses conseillers, Jean-Louis Gardere, 60 ans, exploitant agricole, au conseil municipal depuis trente-deux ans. "Plus jeune, il était assez directif, dur, il avait du mal à partager ses idées." D’ailleurs, un conseiller claqua la porte sur un différend, mais l'histoire en a oublié la nature exacte. D’autres, comme Jean-Louis Chassot, 50 ans, exploitant agricole, lui reconnaissent néanmoins "une diplomatie pour en recevoir des gens comme moi, énervés, dans son bureau".
Certains ont poussé le maire à viser plus haut. "Tout le monde m’a dit : 'Va au conseil général.' J’ai fini le premier tour en tête et au second, j'étais battu." Jean de Galard, froissé mais pas vaincu, se consacre alors entièrement à sa commune. "Ce n’est pas l’étiquette qui le motive, mais la volonté de son voisin" analyse son fils François, 56 ans, le benjamin de la famille.
Le maire reconnaît la complexité croissante de l'exercice du mandat depuis quelques années. Les lourdeurs administratives, le manque de moyens, l’exigence des administrés "éloignent de plus en plus le monde rural et le monde urbain", pour ce tribun de la République. Ce qui l’a particulièrement contrarié ce matin au conseil, c'est le courrier que la directrice de l’école a envoyé aux parents d’élèves. Elle les invite à bloquer l’école jeudi pour manifester leurs craintes vis-à-vis de la loi Blanquer. Et elle n’a pas prévenu le maire. "Les parents d’élèves n’ont aucun intérêt à ce qu’on se mette à dos l’administration", assène le maire, attaché à la défense du milieu rural. Il ne s'interposera pas, mais il estime qu’un autre moyen peut être trouvé si la directrice veut bien échanger avec lui.
Le temps a fini par marquer son empreinte sur le vieil homme, qui continue de porter impeccablement veste et chemise. Ce qui le met en colère, ce sont ses yeux qui le font souffrir. "Cela devient dur quand on veut s’occuper de ses administrés", dit tristement l’édile. Ses jambes ne le portent plus, lui qui aime tant aller voir les gens, ici ou dans les autres villages "et voir ce qu’il s’y passe."
Quelques gouttes de pluie commencent à tomber sur les étals. Monsieur et madame de Galard en profitent pour s'éclipser. Chacun dans sa voiture, ils prennent la direction du "château", comme on dit dans le village.
Une succession qui s'annonce difficile
Le "château" est une vaste demeure bourgeoise entourée d'un grand parc, avec ses anciennes écuries et une orangeraie. Chaque recoin de la maison regorge de trésors. Le maire est un collectionneur effréné. Des centaines de bougeoirs trônent sur les tables et les commodes "et il y en a autant en haut", confesse le vieil homme. Il y a aussi, ici et là, des vitrines remplies de silex de toutes tailles. Certains ont été achetés dans des ventes, mais "j’en ai trouvé moi-même pas mal dans la région" complète-t-il.
L'élu collectionne également les décorations : légion d’honneur, ordre du mérite… plus de dix médailles trônent sur son bureau. Mais celle qu'il arbore fièrement, c’est celle décernée par son conseil municipal pour ses soixante années à la mairie, le 6 avril 2019.
Soixante ans de mandat, ce n’est pas rien. Cela va être très difficile de passer après lui.
Lors des dernières élections, en 2014, 40% des maires ont été renouvelés. Jean de Galard, lui, n’a pas failli depuis dix mandats, même si sa fille ne souhaitait pas qu’il se représente. Du changement, l’homme en a vécu, lui qui a connu tous les présidents de la Ve République. Mais l’élu estime avoir fait son temps, l’écharpe tricolore ne lui manquera pas. "J’ai appris beaucoup de choses et mon plus beau souvenir reste la spontanéité des gens de Saint-André." Le maire ne se rend plus que deux fois par semaine place de l’Unité pour "l'épluchage des petits ennuis", comme il dit.
Aujourd’hui, il se murmure dans les rues du village que le conseil partirait en même temps que lui, en 2020. Certains espèrent, en secret, que le fils cadet, Amaury, se présentera. D’autres ne le souhaitent pas, car ils estiment qu'il est trop éloigné du monde agricole – Amaury vit en effet en Espagne et est cadre chez un gros fabricant d'engrais. Le père reste en tout cas discret sur le sujet de la succession. Mais il confesse qu’il souhaiterait que sa "première adjointe soit au cœur du prochain conseil, mais moi je n’y serai pas". Comme une façon de garder la main, car nul doute que l’enfant du pays continuera à veiller sur ses congénères depuis le "château". Tous, à Saint-André, espèrent que le maire ne sera pas "un fonctionnaire éloigné des réalités rurales". Qu’il sera disponible et rassembleur, comme le fut Jean de Galard pendant soixante années.
En attendant la relève, les travaux continuent chez les De Galard. Dans une quinzaine de jours, trois cents invités fouleront l’herbe du parc du "château". Le maire marie la première de ses petites filles. "Il était temps", lâche-t-il, non sans une certaine émotion.
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Texte : Guillemette Jeannot