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Lunel traumatisée par ses jeunes jihadistes morts en Syrie

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Un proche de Houssem et Sabri a gardé cette photo envoyée par les deux frères depuis le front jihadiste en Syrie. ( DR )

Une dizaine de jeunes adultes ont quitté cette ville de l'Hérault pour rejoindre les rangs jihadistes. Six d'entre eux sont morts. Un sujet tabou à Lunel.

Dans la bande, il y avait Houssem, 24 ans, et son petit frère Sabri, 18 ans, Raphaël, 23 ans, et Amine*, 19 ans. Karim, 28 ans, était l'aîné. Les six copains vivaient à Lunel (Hérault), une ville de 26 000 habitants entre Nîmes et Montpellier. Jusqu'à ce qu'ils rejoignent les rangs des jihadistes français en Syrie. En tout, une dizaine de jeunes Lunellois sont partis.

Mi-octobre, Raphaël, Houssem et Sabri ont été tués dans un bombardement de l'armée syrienne à Deir Ezzor, une ville dans l'est de la Syrie où les jihadistes de l'Etat islamique combattent le régime de Bachar Al-Assad. Et Ahmed serait mort à l'hôpital de fortune où il aurait été amené. Début décembre, Karim et Amine ont à leur tour été emportés par la guerre, quelque part entre la Syrie et l'Irak ou, selon une autre version, dans la bataille pour le contrôle de l'aéroport de Deir Ezzor. L'annonce de leur mort a plongé Lunel dans l'hébétement. Le sujet y est tabou et ceux qui acceptent de parler préfèrent rester anonymes.

"C'était des gens normaux"

Au bord du terrain de foot, un jeune finit par lâcher qu'il était un proche d'Houssem et Sabri. Plus qu'un parent, Sabri était son "meilleur pote", "un beau gosse". Son départ l'a surpris. "Un jour, il a appelé pour me dire qu'il était là-bas." Avant, c'était avec lui qu'il venait voir les autres jouer. Quant à Amine, il habitait la même cité que lui quand ils étaient petits, ils y jouaient au ballon. "C'était un homme avec un grand cœur."

L'adolescent en survêtement sort de sa poche son téléphone. Sur le fond d'écran, une photo de Sabri, barbe courte, kalachnikov à la main, sourire aux lèvres. Sur une autre, Sabri porte un foulard noir noué sur la tête, l'œil rivé à la lunette de son fusil. Sur une autre, les deux frères, côte à côte, souriant dans la lumière chaude du soleil. Leurs comptes Facebook ont été fermés. Lui, garde ces souvenirs comme un trésor. "C'était pas des gens bizarres. C'était des gens normaux", conclut-il.

Plusieurs des jeunes de Lunel (Hérault) partis pour la Syrie habitaient la cité L'Abrivado. (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)

"En France, ils se sentaient limités dans leur foi"

"Ils avaient le coeur sur la main. Ils aimaient rigoler. Ils allaient au cinéma ensemble", renchérit un autre de leurs proches, croisé à la mosquée, et qui avance une explication à leur départ. "Je voyais bien que ce qui se passait là-bas les touchait. Ils disaient : 'Tu as vu les massacres, il faut qu'on se rende utiles'. En France, ils se sentaient limités dans leur foi." Alors ils sont partis. Du jour au lendemain. Sans prévenir personne. "Ils ne nous ont pas mis au courant de leur plan. Ils ont été vraiment très discrets. Peut-être qu'ils étaient un peu paranos, qu'ils avaient peur d'être surveillés, ou qu'on les en a dissuadés." Comment ont-ils fait pour organiser et financer leur voyage ? Mystère.

Karim a fait le voyage en 2013. Houssem, accompagné de sa femme Maeva enceinte, et Ahmed sont arrivés en février. Raphaël et Sabri ont suivi en juillet. Tous se sont retrouvés là-bas, avec d'autres Français, venus de Nîmes, de Montpellier et d'ailleurs. "Un groupe est parti et a ouvert la porte aux autres."

 

Des barils peints aux couleurs du drapeau syrien barrent une rue de Deir Ezzor (Syrie) dévastée par les combats, le 7 février 2014. (AHMAD ABOUD / AFP)

En Syrie, "ils avaient l'air bien"

A leurs familles, ils donnaient des nouvelles de temps en temps par téléphone, via le réseau turc, ou par Skype plus rarement. "Ils nous racontaient le quotidien de la guerre. On s'inquiétait. On leur disait : 'Essayez d'être prudents.' Mais on ne voulait pas qu'ils coupent le contact à force de nous entendre leur dire : 'Revenez'."

Raphaël, lui, ménageait ses parents en ne leur disant pas tout de la violence des combats. Pour eux, il faisait de l'informatique dans un bunker. "Ce qui m'a frappé, c'est qu'ils avaient l'air bien. Chaque fois qu'ils appelaient, ils nous disaient : 'Viens. Tu vas voir, on vit bien, on nous a donné une maison, on a de l'argent...'" Les corps d'Houssem et Sabri ont été inhumés sur place, près du champ de bataille. "On nous a envoyé des photos."

Des graffitis à la mémoire de Sabri, mort en Syrie dans les rangs jihadistes, ornent les murs du tunnel de la gare de Lunel (Hérault). (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)

"On est face à un phénomène de dérive sectaire"

Tous les six s'étaient laissés pousser la barbe, fréquentaient la mosquée et se seraient tournés vers le Tabligh, un mouvement piétiste fondamentaliste. "On est face à un phénomène de dérive sectaire", estime Philippe Moissonnier, conseiller municipal PS d'opposition. L'élu connaissait Ahmed depuis son enfance. Le jeune homme pratiquait le basket avec son fils. Et Raphaël était dans sa classe en terminale. "Ne me dites pas qu'ils sont partis en Syrie tuer des gens, je n'y crois pas. Ils se sont faits endoctriner. Ils voulaient aller faire de l'humanitaire. C'était des gentils garçons."

Lunel tente de comprendre pourquoi. Le chômage qui touche 20% des jeunes adultes ? La délinquance ? La ville, désignée comme l'une des ZSP (Zones de Sécurité Prioritaires) de la région, a vu débarquer des renforts de gendarmerie et a assisté à des coups de filet contre le trafic de drogue. L'échec scolaire d'Ahmed, élevé par sa mère, ou d'Houssem et Sabri, éduqués par leur père ? Le contexte familial ? Amine s'est éloigné de l'islam de son père. Raphaël, père ingénieur et mère psychologue, s'est converti en 2009 après son bac ES. Il était en 5e année à l'Epitech Montpellier, une école d'informatique. Et puis il a fait sa "hijra" pour vivre sa religion en terre d'islam.

Enquête sur un possible réseau local de recrutement

Karim, lui, tenait un bar à chicha entre le lycée et le collège, baptisé "Le bahut". Il y organisait des soirées DJ. Sur le parking, ses anciens clients boivent leur café et fument des joints autour d'une voiture. Le plus âgé a sa théorie : "Ici, il n'y a rien à faire. Pas de travail. C'est normal que certains aient envie de partir." L'un se vante d'avoir raconté une histoire fabriquée de toute pièce à des journalistes. Il en promet d'autres contre 500 euros.

Il fanfaronne, pointant du doigt ses copains : "Lui, il veut partir et lui, il les emmène." "Il n'y a pas de réseau jihadiste, c'est n'importe quoi", proteste un autre. "On va à la mosquée comme tout le monde, ça ne fait pas de nous des terroristes." Alertée par la DGSI, la gendarmerie enquête tout de même sur l'hypothèse d'un réseau de recrutement local.

Un homme et une femme passent sur le parking et les regardent avec insistance. "Ils envoient des civils. On n'en a pas besoin. Regarde-les. Ça se dit animateurs mais c'est des flics. Soit disant qu'ils sont là pour nous aider mais ils font rien pour nous, que nous surveiller", s'emporte un des jeunes.

"Le Bahut", le bar à chicha tenu par Karim à Lunel (Hérault), avait été fermé avant que le jeune homme ne parte pour la Syrie. (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)
 

Une communauté musulmane mise à l'index

Dans les cités La Roquette et L'Abrivado où certains de ces jeunes vivaient, les habitants passent tels des fantômes. Le maire (divers droite) Claude Arnaud refuse toute interview et s'en tient à son communiqué. Il déplore que sa ville soit "stigmatisée", victime du contexte national et international. Il en appelle à l'Etat et demande aussi à la communauté musulmane de condamner ces départs.

A la mosquée, un homme en jogging et djellaba, le visage barbu enfoui dans une capuche, éconduit le visiteur. "Ça ne sert à rien de venir ici. Les familles sont en deuil. Je vous demande de les respecter. Quelqu'un pourrait s'énerver et ça ne serait bon pour personne."  Les rares musulmans qui acceptent de parler prennent tous la défense de leur imam qui "ne fait pas de politique" et "prêche un islam modéré".

Montrés du doigt, les représentants de la mosquée ont rédigé un communiqué, avant de s'enfermer dans leur silence. Lahoucine Goumri, le président de l'Union des musulmans de Lunel, n'en sort, samedi 13 décembre dans Midi Libre, qu'à la demande insistante du maire, reprenant les termes du communiqué. Il veut faire taire les accusations et dément toute implication de l'imam ou de la mosquée dans une quelconque filière jihadiste. Mais il se refuse à prendre position contre les choix individuels faits par ces jeunes.

"On sent une fracture dans la ville"

Leur mort a aggravé les tensions dans cette ville où 10% de la population est immigrée et où le Front national a réalisé une percée aux dernières élections. Guillaume Vouzellaud, l'un des cinq conseillers municipaux FN, constate "un repli sur soi communautariste". "On sent une fracture", confirme l'élu socialiste Philippe Moissonnier. Et  une défiance généralisée. "Tout le monde s'imagine qu'on est un repaire de jihadistes. C'est très difficile à vivre. Surtout pour nous qui travaillons avec les jeunes", déplore-t-on à la MJC.

A Lunel, c'est jour de marché. Beaucoup de femmes voilées le fréquentent, mais rares sont celles qui souhaitent s'exprimer. Une accepte. "C'est triste. Je suis maman. Perdre un enfant c'est terrible. On est désolé pour ces familles en deuil." Lunel ne redoute qu'une chose : l'annonce d'un nouveau mort.

* Le prénom a été modifié.

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