La prison de la santé sort de l'ombre

Elodie Drouard

On perçoit bien quelques bruits de clés et de verrous qui coulissent lourdement, mais c'est surtout un silence pesant qui nous enveloppe lorsque l'on pénètre dans la maison d'arrêt de la Santé. Ce lundi 21 juillet 2014, un étrange climat règne au sein du seul établissement pénitentiaire parisien, déserté pour la première fois par ses prisonniers. La veille, les soixante derniers détenus ont été transférés vers la prison flambant neuve d'Orléans-Saran (Loiret). Seuls les pensionnaires qui bénéficient du régime de semi-liberté reviendront en fin d'après-midi pour y passer la nuit. D'ici là, les gardiens continuent leur ronde, refermant mécaniquement les portes derrière eux, un peu abasourdis par ce calme inhabituel.

Inauguré en 1867, cet établissement mythique fait figure de vétéran au sein du grand chantier de modernisation pénitentiaire lancé par la ministre de la Justice, Christiane Taubira. Doté d'un budget de 800 millions d'euros, il comprend également la rénovation des Baumettes à Marseille (Bouches-du-Rhône) et celle de Fleury-Mérogis (Essonne). Depuis janvier, ce sont des transfèrements progressifs vers d'autres établissements pénitentiaires français, déjà surpeuplés, qui ont permis de vider petit à petit et sous haute surveillance les 621 détenus de la prison de la Santé.

L'entrée principale de la maison d'arrêt de la Santé est située au 42, rue de la Santé, dans le 14e arrondissement de Paris.

Le chemin de ronde entre les bâtiments de la prison et le mur d'enceinte.

Un état de vétusté avancé

Si l'on ne saura pas avant la fin de l'année à quoi ressemblera la prison de la Santé lors de sa réouverture en 2019, on sait déjà qu'il ne restera plus grand-chose de cet impressionnant bâtiment trapézoïdal. Hormis les murs d'enceinte hauts de près de 10 mètres, tout ou presque sera rasé. Et pour cause : l'établissement est, selon le ministère de la Justice, dans un état de «vétusté avancé». Aujourd'hui, seul un bloc sur les quatre de la prison est encore occupé.

En 2006, les blocs les plus délabrés ont fermé. Huit ans plus tard, le temps semble figé dans ces couloirs au parfum post-apocalyptique. Entre les murs en lambeaux, les carcasses de lits superposés rouillent paisiblement, encouragées par l'humidité ambiante. Trois à quatre détenus vivaient dans ces cellules de 8 m2 où la chaleur était souvent insoutenable, comme en témoignent les vestiges de ventilateurs abandonnés ça et là. Dans les cours de promenade qui contenaient jusqu'à cent personnes, la nature reprend ses droits. La dernière rénovation date de 1945, une époque où la prison accueillait 6 000 détenus, six fois plus que sa capacité. Dans quelques mois, ces espaces seront entièrement détruits.

Une cour de promenade du bloc B qui pouvait accueillir jusqu'à cent détenus en même temps.

C'est au fond d'un de ces blocs désaffectés que se trouvait la minuscule cellule des condamnés à mort. De 1909 à 1972, près d'une quarantaine de prisonniers finirent leurs jours à la prison de la Santé. La guillotine, instrument de mise à mort de l'époque, a d'abord été installée sur le trottoir, à l'angle de la rue de la Santé et du boulevard Arago, pour des exécutions publiques. A partir de 1940, elle trône dans la cour d'honneur de la prison. C'est ici que le célèbre docteur Petiot, condamné à mort pour 27 meurtres, y est exécuté en 1946.

Comble du malaise, c'est sur cette cour d'honneur tristement célèbre que donnent les fenêtres des anciens appartements des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. Jusque dans les années 1990, le directeur de la Santé habitait sur place. Pas franchement évident d'élever des enfants ou d'inviter des amis à dîner dans cette ambiance si singulière…

L'ancienne cellule des condamnés à mort.

L'entrée principale de la prison depuis la cour d'honneur.

A l'étage, les anciens appartements de fonction donnent sur la cour d'honneur de la prison.

Le docteur Petiot est guillotiné dans la cour d'honneur de la prison de la Santé, le 25 mai 1946. (ROGER BERSON / ROGER-VIOLLET)

Le quartier VIP, un monde clos dans un monde clos

Des célébrités comme le docteur Petiot, la maison d'arrêt de la Santé peut se targuer d'en avoir accueilli des dizaines dans son «bloc des particuliers», plus connu sous le nom de «quartier VIP». Ce petit couloir de 14 cellules a vu défiler les détenus les plus médiatiques. Le terroriste Carlos, l'homme d'affaires Bernard Tapie, l'ancien trader Jérôme Kerviel, le général Noriega, «l'ennemi public n°1» Jacques Mesrine, l'ancien préfet de police Maurice Papon, le convoyeur de fonds Tony Musulin ou le rappeur Joey Starr y ont tous purgé une peine plus ou moins longue.

Souvent fantasmé, ce quartier VIP est pourtant loin d'être une prison 5 étoiles, même si les cellules, plus grandes, y sont individuelles et les toilettes isolées par une porte. Ici sont incarcérés des condamnés dont la médiatisation ou la spécificité de l'affaire les contraint à être protégés du reste des détenus.

Hormis cet isolement, il n'y a aucune différence de traitement dans le quartier VIP. Les détenus mangent la même chose que les autres, ils sont soumis aux mêmes règles de sécurité que les autres. C'est en fonction de sa personnalité et de son affaire que le placement en quartier VIP est décidé par la direction interrégionale de l'administration pénitentiaire, parfois après recommandation des juges. Sylvie Manaud-Bénazéraf, chef d'établissement de la maison d'arrêt de Paris-La Santé depuis 2007.

L'ancien fonctionnaire de Vichy Maurice Papon (C) quitte la maison d'arrêt de la Santé en compagnie de l'un de ses avocats, Me Francis Vuillemin (2e G), après la décision de la cour d'appel de Paris de le remettre en liberté pour raisons de santé, le 18 septembre 2002. (JACK GUEZ / AFP)

Ce quartier, d'abord appelé «quartier des banquiers», aurait été créé afin de préserver l'intégrité physique des cols blancs incarcérés. Si ce n'est pas un quartier privilégié, les détenus, du fait de leur petit nombre, bénéficient toutefois d'un régime de faveur de la part des surveillants, plus disponibles. Alors que dans le reste de la prison, un surveillant a en charge cent détenus, il n'en a que dix en quartier VIP. Ici comme ailleurs, les détenus peuvent améliorer leur quotidien en achetant auprès de la maison d'arrêt nourriture, vêtements ou même lecteur DVD via un catalogue tarifé.

Revers de la médaille, l'isolement des détenus VIP leur interdit l'accès à certains services comme le culte ou le terrain de sport (il n'y a pas de gymnase à la Santé). Et vivre dans une communauté d'une dizaine de personnes peut s'avérer plus pesant que vivre au milieu d'une centaine de détenus. Ceux qui souhaitent sortir de l'isolement de leur cellule peuvent se rendre dans la salle d'activités pour lire ou jouer à des jeux de société. Dans la pièce adjacente, une table de ping-pong et quelques appareils de musculation permettent aux détenus VIP de compenser l'exiguïté de leur cour de promenade.

La cour de promenade des détenus du quartier VIP.

Ce quartier des particuliers est une exception en France. A Fresnes, seul un bout d'aile est réservé aux détenus dits sensibles, et s'il existe un quartier spécifique à Fleury-Mérogis, il brasse toutefois des personnalités aux profils beaucoup plus variés.

Dans l'esprit des magistrats, la prison de la Santé abrite un quartier VIP, et comme ces mêmes VIP habitent souvent Paris, leurs avocats préfèrent qu'ils soient incarcérés à la Santé plutôt que d'avoir à courir à Fresnes ou à Fleury. Pascal Loucheur, formateur des personnels et premier surveillant, en poste à la prison de la Santé depuis dix-huit ans.

S'ils sont protégés des autres détenus, les prisonniers du quartier VIP ne le sont pas forcément des paparazzis. Car la prison de la Santé, située au cœur du 14e arrondissement de Paris, à quelques minutes de la place Denfert-Rochereau, est cernée par des immeubles qui offrent une vue plongeante sur les cours de promenade des détenus.

C'est depuis ces immeubles que sont prises les photos des détenus du quartier VIP lorsqu'ils sont en promenade.

L'ancien dictateur du Panama Manuel Noriega quitte la cour de promenade réservée aux détenus VIP de la prison de la Santé, à Paris, le 2 mai 2010. (DR)

Les parloirs avocats réservés aux détenus du quartier VIP.

Sécurité maximale au «mitard»

Hormis le quartier des célébrités, un autre couloir de la prison de la Santé abrite des détenus au statut un peu particulier. A l'entrée du quartier disciplinaire (QD), une petite salle est réservée aux audiences internes. Ici sont jugés et condamnés au «mitard» les prisonniers qui ont enfreint le règlement intérieur de la prison. Une liste exhaustive de fautes et le barème des jours de confinement correspondant y sont affichés. Jusqu'à 30 jours, la peine maximale, en cas de tentative d'agression d'un surveillant.

Les cellules y sont individuelles, certes, mais minuscules. Un lit et un bloc toilettes-lavabo y sont scellés au sol tandis qu'un espace de rangement est creusé dans le mur. Pour plus de sécurité, les cellules du QD sont fermées par une porte doublée d'une grille. La première s'ouvre avec la clé d'un surveillant tandis que la grille ne peut être déverrouillée que par un gradé. Une protection nécessaire vis-à-vis de ces détenus souvent dangereux. Toutes les heures, un gardien vient vérifier à travers le judas que le prisonnier est bien dans sa cellule. Vivant. Comme ailleurs, ces œilletons sont vitrés et parfois doublés d'un grillage afin d'éviter au surveillant de se prendre une fourchette dans l'œil.

Le couloir du quartier disciplinaire.

La salle d'audience du quartier disciplinaire.

Le quartier d'isolement se trouve dans le prolongement du QD. Certains détenus demandent à y purger leur peine. Les autres y sont placés d'office en raison de leur dangerosité ou pour les protéger des autres prisonniers (dans le cas des condamnés pour pédophilie, par exemple). A la Santé, ce quartier a vu défiler des condamnés célèbres comme le terroriste Carlos, les tueurs en série Michel Fourniret et Guy Georges, ou encore le braqueur Antonio Ferrara, qui y était surveillé 24 h/24 après son évasion en 2003 de la prison de Fresnes. Pendant son procès, Ferrara avait finalement été installé à l'isolement à la Santé afin d'éviter un transfert quotidien depuis Fleury-Mérogis où il était détenu initialement. Une décision motivée par un souci d'économies : deux hélicoptères étaient réquisitionnés (entre autres) à chaque fois qu'il se rendait au tribunal.

Les détenus de ces deux quartiers de haute sécurité ont droit à une heure de promenade par jour dans une cour individuelle. Elles sont au nombre de douze, découpées en triangle façon camembert et recouvertes d'une épaisse couche de grillage et de concertina, ce fil de fer barbelé composé de lames de cutter. Ce faux plafond est tellement dense qu'il masque le ciel et isole le détenu du regard du surveillant installé dans une tourelle au-dessus des cours.

Le quartier d'isolement se trouve dans le prolongement du quartier disciplinaire.

Les douze cours de promenade individuelles réservées aux détenus du quartier disciplinaire ou à l'isolement. Un gardien les surveille depuis une tourelle qui les surplombe.

Une cour de promenade individuelle.

Jacques Mesrine dans sa cour de promenade individuelle, le 21 novembre 1975. (TONY BOSCO / GAMMA-RAPHO)

Les Maghrébins avec les Maghrébins…

Autre particularité de la prison de la Santé, les détenus y étaient répartis dans les bâtiments par nationalité jusqu'au début des années 2000. Un regroupement ethnique souvent dénoncé par les associations, mais que le surveillant Pascal Loucheur justifie sans peine :

Au niveau du tribunal de grande instance, la Santé reçoit la fin de l'alphabet, de S à Z. Donc les X, les sans-papiers. En 1996, on en avait beaucoup qui venaient du Maghreb et d'Afrique noire. On les regroupait car beaucoup d'entre eux ne parlaient pas français. Quand on a quatre Chinois dont trois qui ne parlent pas français, forcément, on met les quatre ensemble pour qu'ils puissent discuter entre eux et qu'on puisse se faire comprendre. Si je me fais incarcérer en Lituanie, j'aimerais bien être avec deux ou trois Français. Si on l'explique comme ça, ça passe, sinon les gens sont choqués.

Ce regroupement est également justifié par un souci de confort, en particulier en période de ramadan, afin de respecter les différences de pratiques religieuses entre détenus. Malgré une plainte contre X de l'association SOS Racisme pour «tri ethnique» en 2000 suivie d'un non-lieu confirmé en appel, ce regroupement par bâtiment ne sera plus appliqué après la fermeture, en 2006, des blocs B et C qui regroupaient respectivement les détenus d'Afrique noire et du Maghreb. Il est toutefois toujours en vigueur dans les cellules.

Seulement trois évasions en 147 ans

Malgré son état de délabrement avancé, la prison de la Santé avait bonne réputation parmi les détenus. Alors que Fresnes est connue pour sa sévérité dans l'application du règlement, l'établissement parisien était réputé plus souple. Ici, les détenus trouvaient une forme d'humanité dans les relations avec le personnel pénitentiaire. Une souplesse voulue afin de compenser la dégradation des lieux, l'absence d'infrastructures pour les activités et le manque d'espace. De fait, la prison se distingue par son faible nombre de suicides (un seul en 2013) et d'agressions, que ce soit entre détenus ou contre les surveillants. Et en 147 ans d'existence, la Santé ne compte que trois évasions réussies à son compteur, dont la dernière date de plus de vingt-cinq ans, ce qui la classe parmi les établissements les plus sûrs du monde.

En 1927, c'est Léon Daudet, le polémiste du mouvement d'extrême droite Action française, qui s'en évade treize jours après son arrivée, grâce à un faux ordre de libération rédigé par ses amis. En 1978, les braqueurs Jacques Mesrine et François Besse escaladent le mur d'enceinte de la prison et se font la belle, laissant derrière eux un troisième détenu abattu par les surveillants. Moins sanglante, la dernière évasion en date est la plus spectaculaire : en mai 1986, le braqueur Michel Vaujour s'évade dans un hélicoptère piloté par sa femme Nadine.

La prison de la Santé abrite une annexe de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) dans laquelle les détenus se font soigner.

Un hélicoptère piloté par son épouse Nadine délivre le détenu Michel Vaujour de la prison de la Santé, le 26 mai 1986. (ALEXIS DUCLOS / GAMMA-RAPHO)

Sous les toits, des inscriptions gravées dans les murs témoignent de la présence d'anciennes cellules de détenus datant des années 1940.

Réouverture prévue en 2019

Les travaux de démolition démarreront au cours du premier semestre 2015. Tout ou presque sera rasé. Disparaîtront alors à jamais les vestiges d'une architecture historique datant de près d'un siècle et demi. Comme ces greniers qui abritent encore les anciens réservoirs d'eau de la prison, les hautes cheminées de chauffage, déjà rabotées par le passé car elles menaçaient de s'écrouler, ou encore les murs gravés des anciennes cellules de prisonniers datant de la fin de la seconde guerre mondiale.

Pendant la durée des travaux, qui doivent s'achever en 2019, le quartier de semi-liberté qui héberge aujourd'hui 80 détenus continuera à fonctionner tandis que la cinquantaine de surveillants arpenteront inlassablement les pavés centenaires du chemin de ronde. Parallèlement, le déménagement s'organise. Après les détenus, c'est au tour des réserves des cuisines d'être réparties dans les autres établissements pénitentiaires d'Ile-de-France.

Les 20 et 21 septembre prochains, la prison de la Santé ouvrira ses portes pour la première fois au public dans le cadre des journées du Patrimoine. Quelque 900 privilégiés se bousculeront alors pour découvrir ce lieu hors du commun où personne ne souhaite d'ordinaire pénétrer.

Les combles de la prison abritent encore les deux réservoirs à eau qui servaient à alimenter la prison au début du siècle dernier, avant le raccordement à l'eau courante.

Les anciennes cheminées de chauffage, déjà rabotées car elles menaçaient de s'effondrer, seront rasées.

Dans les cuisines, au sous-sol de la maison d'arrêt, des palettes de conserves attendent d'être envoyées dans divers centres pénitentiaires ayant accueilli les détenus de la prison de la Santé.