: Reportage A Mayotte, la plus grande maternité de France tente de faire face à l'explosion démographique : "On manque de tout ici"
"Les filles, préparez un brancard, on a un code orange !" En une fraction de seconde, l'équipe de la maternité du Centre hospitalier de Mayotte (CHM) est sur le pont. Le compte à rebours de trente minutes est déclenché afin de réaliser une césarienne d'urgence. Dans le couloir, une sage-femme recouvre un lit à roulettes d'un drap blanc et file vers la chambre indiquée. Une fois l'anesthésiste présente, direction le seul bloc opératoire de l'étage. Par chance, il est vide. Dans la nurserie, le pédiatre prépare avec soin une table de réanimation. "Il faut que tout soit prêt en cas de besoin", lance-t-il en cherchant une sonde.
Moins de vingt minutes plus tard, une sage-femme sort au pas de course du bloc, le bébé dans les bras. "Ça va ?", lui lance une aide-soignante inquiète. "Non", lui répond la jeune femme en tongs et tenue verte. Le nouveau-né manque d'oxygène. "Bonjour jeune homme, chuchote le pédiatre au-dessus du berceau médicalisé. Allez, c'est bien, continue comme ça !" Au bout de treize longues minutes, l'écran affiche enfin un chiffre proche de la normale. Les soignants peuvent souffler... quelques minutes seulement, avant la prochaine naissance.
En plein océan Indien, le CHM fait figure de paquebot géant. Depuis les années 1960, l'unique centre hospitalier tente de répondre aux besoins sanitaires d'une population de près de 300 000 habitants d'un département marqué par les crises sociales. Un chiffre en pleine croissance et "fortement sous-estimé", affirmait en juin 2022 la Cour des comptes. Au fil des années, une multitude de bâtiments aux formes et aux couleurs disparates ont été construits dans le centre-ville du chef-lieu, Mamoudzou, reliés par des passerelles en bois. Un simple panneau blanc précise le cœur battant de cet hôpital hors norme : la maternité. Il s'agit de la plus importante de France, avec plus de 9 000 naissances en 2021, selon la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques. "Une classe entière naît tous les jours à Mayotte", estime Julien Fontaine, sage-femme coordinateur.
"J'ai quand même dû faire un accouchement dans le couloir"
Vu de l'intérieur, les locaux ne traduisent pas le vertige des statistiques. "Nous avons seulement sept salles de naissance ici, explique Céline Magny, cadre du pôle gynécologie obstétrique. A Bordeaux, pour 6 000 naissances par an, ils en ont 13 !" Un problème structurel qui dépasse les naissances. Ainsi, "toutes disciplines confondues, le nombre de lits (hospitalisation complète) pour 100 000 habitants varie de 139 à Mayotte à 900 ou plus dans le Cantal et les Hautes-Alpes", selon le ministère de la Santé (PDF). "Dans la maternité, le taux d'occupation des lits est de 140%, toutes les chambres sont doublées, voir triplées", ajoute Céline Magny, dont l'accent trahit les 15 années passées à la maternité de Pau avant de rejoindre Mayotte. "On manque de tout ici."
Des brancards doivent être installés dans les couloirs de la maternité. Sur l'un d'entre eux, une jeune femme se tord de douleur, à peine calmée par la main de sa mère sur son bras. "On a dû piquer des brancards en chirurgie ambulatoire, souffle une infirmière. Parfois, il y en a jusque devant l'ascenseur." Des rideaux sont régulièrement tirés dans les coursives pour conserver un semblant d'intimité. "Il y a deux jours, j'ai quand même dû faire un accouchement dans le couloir", se remémore une sage-femme installée depuis moins de deux ans.
Dans ces conditions, certaines préconisations venues de l'Hexagone ont bien du mal à être appliquées à Mayotte. Dans la petite nurserie de la maternité, dix bébés sont parfois réunis et certains se retrouvent à deux dans un même berceau.
"Normalement, on devrait surveiller pendant deux heures une femme qui vient d'accoucher, mais ici, on a souvent besoin de la chambre bien plus rapidement."
Une infirmière du CHMà franceinfo
Toutes les équipes rêveraient de "pousser les murs". Une mission quasi impossible dans le centre-ville de Mamoudzou. Alors, pour désengorger le centre hospitalier, de nombreuses mères sont envoyées vers l'un des quatre dispensaires répartis sur l'archipel, quelques heures seulement après la naissance de leur enfant. "Il faut aussi les transférer avant la fin de journée, sinon elles passent quatre heures dans les embouteillages, souffle Céline Magny. Quand on n'a pas de gyrophares, c'est la croix et la bannière pour traverser l'île."
Cette partie de Tetris permanente pèse sur les conditions de travail des 2 200 agents du centre. A la maternité, comme dans les autres services, le turn-over et le manque de personnel est criant. Plus de la moitié des membres de l'équipe médicale travaillent en tant que contractuels, dont les deux tiers en contrats courts, recensait en 2020 la Cour des comptes.
Dans le bureau des sages-femmes, ce jour-là, une maïeuticienne de 26 ans s'avance en doyenne. "Je fais partie des plus anciennes alors que ça ne fait que deux ans que je suis là", explique la jeune diplômée qui loue tout de même "l'ambiance géniale" du service. Devant leurs ordinateurs, ses collègues ne sont là que pour des contrats de trois, six ou douze mois. Dans les toilettes, les photos et les prénoms des dizaines de sages-femmes passées par le CHM recouvrent les murs jusqu'au plafond.
Dans ces conditions difficiles, les équipes sur place doivent faire face à un défi unique en France : l'explosion de la population. Entre octobre 2020 et octobre 2022, Mayotte est le seul territoire français dont le nombre de naissances quotidiennes a augmenté, détaille l'Insee. A l’horizon 2050, entre 440 000 et 760 000 habitants devraient ainsi vivre sur l'archipel, selon l'agence régionale de santé (ARS).
Les facteurs explicatifs sont multiples, dont un nombre d'enfants particulièrement élevé. "Avec 5 enfants par femme à Mayotte, la fécondité augmente et dépasse toujours largement la moyenne métropolitaine (1,9 enfant par femme)", écrivait l'Insee en 2019. "Nous avons à la fois des mères très jeunes, mais également des mères plus âgées qui ont beaucoup d'enfants", note Rakfia Mouhoutar, sage-femme coordinatrice depuis neuf ans à Mayotte. Presque toutes ont en revanche un point commun : une vie précaire et un accès réduit aux soins. "La grossesse est souvent le seul moment où elles vont rencontrer un professionnel de santé", note la cadre.
Dans l'archipel, près de 80% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, rapporte l'Insee. Plus de 20% se déclarent en mauvaise ou très mauvaise santé, contre 7% dans l'Hexagone et en Corse, souligne de son côté l'ARS. "C'est une médecine d'urgence plus que de la médecine du quotidien", analyse une interne du service.
"On ne va pas fuir notre misère"
L'une des patientes de l'hôpital se rapproche soudain d'une sage-femme. Sa douleur est visible sur son visage. Problème : elle ne parle pas français. C'est le cas de nombreuses personnes ici, notamment celles venant des Comores voisines. En 2016, 75% des femmes qui accouchaient à Mayotte étaient étrangères, selon l'ARS.
Les aides-soignantes et les auxiliaires de puériculture enfilent alors leur deuxième casquette. "Ici, on a deux boulots : soignante et traductrice", explique l'une d'elles, avant de rassurer la patiente en shimaoré, l'une des langues parlées à Mayotte. Leur assistance est indispensable au bon fonctionnement de la maternité. "Je suis née ici, raconte une puéricultrice qui cumule plus d'ancienneté au CHM que les quatre sages-femmes du service réunies. C'est chez nous. On ne va pas fuir notre misère."
Les Comoriennes qui viennent accoucher au CHM sont souvent installées depuis longtemps à Mayotte, avec ou sans papiers. Elles sont à peine plus de 10% à arriver dans le département français au cours de leur grossesse, note l'ARS. Malgré cela, il reste très difficile de mettre en place un suivi avant l'accouchement. "De nombreuses Comoriennes vivent seules dans un banga [case en tôle] avec leurs enfants et ne peuvent pas venir aux consultations", explique Céline Magny. Il arrive également que les pères soient expulsés lors de l'hospitalisation de la mère.
Des exceptions dans le droit français
Une fois le bébé né, d'autres défis restent à surmonter pour l'équipe médicale. "Il y a beaucoup d'usurpations d'identité, pour que l'enfant obtienne la nationalité française, note une cadre de santé. Il y a quelques jours, un père est carrément venu me demander un blanco pour modifier son carnet de naissance."
"La démographie à Mayotte fait que tous les services publics dysfonctionnent" , a affirmé le ministre de l'Intérieur et de l'Outre-mer, vendredi 21 avril, sur franceinfo. Gérald Darmanin compte multiplier les expulsions de sans-papiers lors d'une vaste opération lancée fin avril et baptisée "Wuambushu", "reprise" en mahorais. Il veut aussi durcir les conditions d'accès à la nationalité française à Mayotte. Une nouvelle exception dans le droit français, qui vient s'ajouter à l'absence d'aide médicale d'Etat (AME) et de couverture médicale universelle (CMU), rappellent les sénateurs dans un rapport sur l'archipel rendu en juillet 2022. Parmi les étrangers vivant à Mayotte, seules les femmes enceintes, les mineurs et les personnes nécessitant des soins d'urgence accèdent à des soins gratuits.
Malgré l'afflux continu de patientes en salle d'attente, l'ambiance reste étrangement silencieuse dans la maternité. "Ici, les femmes se plaignent très peu, elles font une grande partie du travail seules, c'est une chance pour nous", note une sage-femme. Mais derrière ce calme apparent, les naissances continuent à un rythme effréné. A peine le temps de prendre une pause-déjeuner pour l'une des professionnelles que deux nouveaux-nés ont atterri à la nurserie.
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