"Certains sportifs peuvent exagérer leur état de santé" : aux Jeux paralympiques 2024, la délicate traque des tricheurs au handicap

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié
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Une joueuse de tennis fauteuil évolue sous le regard de son entraîneur et d'un médecin classificateur chargé de déterminer sa catégorie de handicap. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Aux Jeux de Sydney, en 2000, l'Espagne avait aligné des basketteurs simulant des déficiences mentales. Vingt-quatre ans plus tard, certains para-athlètes essaient encore de s'arranger avec les règles.

Personne ne les remarque, mais eux voient tout. Dans les tribunes bruyantes de l'Arena Paris Sud, deux officiels de la Fédération internationale de tennis de table tentent de se concentrer. Assis au "bureau technique", ils scrutent les services, les déplacements des joueurs, griffonnent des notes, regardent les ralentis. Ce n'est pas tant le score ou le vainqueur qui les intéressent. Plutôt les performances. Ils sont là avec une mission bien précise : "observer si les capacités des joueurs sont conformes à leur catégorie". Dans leur viseur, les éventuels cas de tricherie ou d'arrangement avec les règles. 

Attention, sujet tabou. Au sein de l'organisation des Jeux paralympiques, un responsable est presque gêné d'en parler : "C'est important de préciser que c'est rare. Mais oui, ça arrive. Quand on est athlète para, on a tout intérêt à affronter des adversaires plus handicapés que soi. Donc certains sportifs peuvent exagérer leur état de santé pour accéder à une meilleure catégorie." Dans le jargon du Comité international paralympique (IPC), cette tromperie porte un nom : la "déformation intentionnelle de ses compétences et de ses capacités". Et cela constitue une "infraction disciplinaire grave".

Un sprinteur turc disqualifié aux Jeux de Paris

Cette entorse au règlement peut coûter cher. C'est peut-être ce qui a valu, mercredi 4 septembre, au Turc Serkan Yildirim d'être privé de son titre de champion paralympique du 100 m, quatre jours seulement après l'avoir décroché dans la catégorie T12. Il n'était "pas éligible pour concourir", son niveau de déficience visuelle étant "en cours de révision", selon la Fédération internationale de para-athlétisme.

Le sprinteur turc Serkan Yildirim, sacré champion paralympique du 100 m dans la catégorie T12, le 3 août 2024, au Stade de France. (MUSTAFA YALCIN / ANADOLU / AFP)

L'an dernier, la Fédération internationale de para-athlétisme avait déjà suspendu pour quatre ans le sprinteur ouzbek Dilshodbek Jabborov, accusé d'avoir utilisé une autre identité pour participer à des compétitions. En 2022, l'Indien Vinod Kumar avait été prié de rendre sa médaille de bronze obtenue aux Jeux de Tokyo au lancer de disque en fauteuil. Plusieurs de ses mouvements en compétition "n'étaient pas cohérents avec ses performances" observées lors de l'évaluation de son handicap.

D'autres affaires, plus retentissantes, avaient déjà entaché l'image des Paralympiques. Deux fois médaillée d'argent à Pékin en 2008, la cycliste néerlandaise Monique van der Vorst avait fini par avouer, en 2012, qu'elle pouvait parfaitement marcher au moment de ses exploits. Scandale aussi après les Jeux de Sydney, en 2000, quand le public avait découvert que dix des douze basketteurs espagnols sacrés champions paralympiques n'avaient en réalité aucun handicap mental.

Des tests spécifiques organisés avant les compétitions

Avec le temps, les contrôles se sont professionnalisés. Avant un match de cécifoot, un arbitre vérifie désormais les masques occultants que portent les joueurs de champ, tous déficients visuels. En natation, les lunettes opaques des nageurs non-voyants sont, elles, contrôlées à l'arrivée.

Bien malin celui qui arrivera à tromper son monde lors des sessions de classification, ce passage obligé pour pouvoir s'aligner sur une compétition. En plus de fournir des documents médicaux attestant de leur handicap, les sportifs sont soumis à une batterie d'examens. Sauts à pieds joints, marche sur la pointe des pieds, marche sur les talons... Les médecins peuvent aussi mesurer l'épaisseur d'une cuisse ou la souplesse d'une jambe, voire piquer la plante des pieds pour tester les réflexes.

L'athlète Margot Boulet, qui porte une prothèse à la cheville gauche depuis un accident de parachutisme, se souvient encore de ces tests. "Pour vérifier avec précision la perte d'amplitude articulaire, des machines ont mesuré la force générée en watts par le membre sain et par celui qui a un handicap", raconte la Française, médaillée de bronze en aviron le 1er septembre.

Des athlètes tentés de "surjouer" leur handicap

A la Fédération internationale de tennis de table, on accorde une importance particulière aux mises en jeu. "Si un athlète affirme qu'il ne peut pas ouvrir complètement la main parce que ses doigts sont crispés du fait de son handicap, on va lui demander de nous le montrer. On se met autour d'une table et on lui demande de faire des services", illustre un membre de la fédération.

A force, les médecins classificateurs connaissent certaines astuces. "On sait parfaitement qu'un sportif peut ne pas tout donner lors de l'évaluation", raconte l'un de ces experts, sous couvert d'anonymat. "Il peut être sur la retenue, il peut arriver dans des conditions de fatigue, il peut avoir fait exprès une séance de musculation juste avant. Tout ça pour espérer majorer ses limitations fonctionnelles." Gare à celui qui tenterait de "surjouer" son handicap dans l'espoir de basculer dans une catégorie où il brillerait davantage.

"Pendant l’évaluation, le classificateur peut à tout moment interrompre la session pour avertir le joueur de ses soupçons et lui expliquer les conséquences d'une fausse représentation de ses capacités."

Un membre de la Fédération internationale de tennis de table

à franceinfo

Les classificateurs se rendent régulièrement sur les bords des terrains pour observer les sportifs en situation. Ils filment, prennent des photos et convoquent si nécessaire les tricheurs. "Ils ont toujours des athlètes dans le viseur, parce que la classification attribuée est un peu douteuse", glisse un témoin. "Ca peut être une erreur involontaire, car la classification n'est pas une science exacte. Mais ça peut aussi être volontaire." En cas de doute, les fédérations peuvent aussi déposer une réclamation à l'égard d'un athlète.

Des coups de pression sur les classificateurs

Sur le circuit, les imposteurs sont rarement bien accueillis. "Pour moi, une tricherie dans l'attribution d'une catégorie, c'est comme du dopage", résume Margot Boulet, un brin amère. "C'est dommageable pour le parasport, mais il ne faut pas être naïf : il y a des grands enjeux, notamment financiers."

"Vous aurez toujours des gens qui essaieront de tricher."

Margot Boulet, rameuse française

à franceinfo

Les personnes en charge de la classification n'échappent pas aux pressions. "Certains vont essayer d'influencer leur jugement", avance le médecin de la Fédération française handisport, Frédéric Rusakiewicz. "Cela peut effectivement se produire", confirme-t-on dans les couloirs de la Fédération internationale de tennis de table. "Nos classificateurs sont formés pour gérer ces situations et ne travaillent jamais en solitaire. Ces cas peuvent être signalés, afin d'être investigués et, le cas échéant, sanctionnés."

Les para-athlètes mécontents de la catégorie qui leur est attribuée ont un moyen plus légal de se faire entendre : la "demande de révision médicale" (dont voici un exemple de formulaire). "C'est une commission d'appel qui peut reconsidérer son premier avis si la pathologie n'a pas été bien prise en compte", explique Sami El Gueddari, membre de la Fédération française handisport et ancien champion de paranatation. "En amont des Jeux, la délégation française a déposé une dizaine de dossiers. Une en tennis de table, trois en cyclisme, cinq en basket, une en natation et deux en rugby."

Dans son dossier, le paracycliste Mathieu Bosredon a glissé des radios, des électromyogrammes et sa bonne foi. La commission d'appel a fini par lui donner raison, en le reversant de la catégorie H4 à la catégorie H3, réservée aux sportifs paraplégiques sans mobilité volontaire du tronc. Bien lui en a pris : le Briviste de 33 ans a été sacré champion paralympique sur le contre-la-montre, mercredi, avant de remporter l'or sur la course en ligne le lendemain.

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