JO 2024 : comment le tour d'honneur est "devenu une figure imposée" pour les athlètes médaillés

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
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Le tour d'honneur, célébration iconique en athlétisme, est devenue extrêmement scénarisée et codifiée avec les années. (ASTRID AMADIEU - HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Apparue dès 1952, cette célébration s'est codifiée au fil des années dans des compétitions au timing minuté, laissant de moins en moins de place aux manifestations de joie spontanées.

La même scène va se répéter 144 fois en l'espace de dix jours, sur la piste du Stade de France, entre le 1er et le 11 août. Des yeux écarquillés, un rictus parfois, un sourire souvent, un cri toujours, et des bras qui se lèvent. La chorégraphie de l'athlète médaillé s'accompagne presque toujours d'un seul type de célébration : un tour d'honneur, drapeau sur le dos, dans un stade extatique. Ce sera le cas à l'issue des 48 finales d'athlétisme et leurs trois médaillés, sans parler des autres disciplines représentées aux JO de Paris, tant la pratique a essaimé.

Pourtant, son origine demeure floue. Les suiveurs de l'athlétisme ont l'habitude de créditer l'ougandais John Akii-Bua, policier dans le civil, qui avait remporté la finale du 400 m haies à Munich en 1972 à la surprise générale. Galvanisé par le public, qui le fête comme si un enfant du pays avait levé les bras, il se saisit d'un drapeau brandi par un des rares fans munis d'une bannière jaune, noir et rouge et saute quelques haies. "Je n'ai pas réfléchi à ce que je faisais", confie l'intéressé dans le documentaire The John Akii Bua Story : An African Tragedy.

"J'avais gagné. Je n'avais aucune envie que ça s'arrête. Je voulais remercier tout le monde."

John Akii-Bua, athlète ougandais

dans un documentaire

Une idée pour saluer la foule... que d'autres ont déjà eue avant lui. "Nous ne pouvons pas déterminer qui est le premier athlète à avoir lancé cette tradition, mais John Akii-Bua a sans aucun doute contribué à la populariser", répond, sans trop se mouiller, la société d'études olympiques du CIO dans une réponse à la neutralité très suisse.

"Carl Lewis nous a vus et a demandé notre drapeau"

L'histoire des Jeux olympiques regorge pourtant de précédents, plus ou moins évidents. Passons sur la microscopique mention d'un "tour d'honneur" de l'équipe française de cyclisme sur piste aux Jeux olympiques de Paris en 1924 dans le rapport officiel de l'événement. Mais comment appeler la parade, drapeau sur le dos, du sauteur en longueur brésilien Adhemar Ferreira da Silva, après un concours épique aux Jeux d'Helsinki en 1952 ? Ce jour-là, il décroche l'or en battant quatre fois le record du monde. "Les gens hurlaient 'Da Silva, Da Silva !' et quelqu'un m'a donné un bouquet de fleurs et un drapeau brésilien", raconte-t-il au magazine américain Christian Science Monitor. "C'est à ce moment-là qu'un juge me souffle l'idée de les saluer en faisant le tour de la piste." Le tour d'honneur venait (peut-être) de voir le jour.

Le sprinteur américain Carl Lewis attrape un drapeau tendu par un spectateur, après sa victoire sur le 100 m aux JO de Los Angeles (Etats-Unis), le 4 août 1984. (DAVID MADISON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Après quelques décennies d'artisanat, le "victory lap" entre brutalement dans une ère industrielle à l'occasion des Jeux de Los Angeles de 1984. Les athlètes américains, qui remportent la bagatelle de 40 médailles – un tiers du butin mis en jeu –, effectuent systématiquement cette célébration particulière. Ce qui commence à agacer les autres délégations, et même la presse, qui lève un lièvre après la victoire de Carl Lewis au 100 m. Selon la version officielle de Team USA, le sprinteur a attrapé un drapeau tendu par un certain Paul Tucker, venu en famille de la Nouvelle-Orléans. Mais l'agence Associated Press assure que tout a été mis en scène par un ancien coach de Carl Lewis. "Des gens assurent que Carl a placé ce drapeau [avant l'épreuve] dans la foule. Mais non ! Il nous a vus et a demandé à l'emprunter. C'est aussi simple que ça", s'est défendu Paul Tucker dans The Los Angeles Times. Il n'empêche, le doute subsiste.

"On avait l'impression d'inventer un truc"

Quand les épreuves se déroulent hors du sol américain, c'est parfois la foire d'empoigne entre les champions. Surtout quand on court en relais. "Vous 'cassez' sur la ligne et votre premier réflexe, c'est de chercher un type qui agite un drapeau américain dans les tribunes", raconte Andrew Valmon, médaillé sur le 4x400 m aux Jeux de Séoul (1988) et de Barcelone (1992).

"Parmi les quatre relayeurs, on voulait absolument avoir un drapeau chacun. Et si possible, un plus grand que les copains."

Andrew Valmon, athlète américain

à franceinfo

Les années 1990 marquent l'âge d'or de l'exercice. L'un des plus légendaires est effectué en commun par l'Ethiopienne Derartu Tulu et la Sud-Africaine Elana Meyer après le 10 000 m des Jeux de Barcelone, les premiers de l'ère post-Apartheid. "Nous voulions montrer que nous représentions toutes les deux l'Afrique", confie Derartu Tulu, aujourd'hui présidente de la Fédération éthiopienne d'athlétisme. "C'était l'accolade d'après course la plus forte que j'ai jamais eue." Le drapeau sous lequel elles saluent toutes deux le public du stade Montjuic, une bannière neutre, est exposé au Musée olympique de la cité catalane. Huit ans plus tard, l'Australienne Cathy Freeman se joue de l'article 50 du CIO qui proscrit toute manifestation politique et défile, drapeau aborigène sur le dos, après sa consécration sur le 400 m à Sydney.

Les relayeurs américains Jon Drummond, Bernard Williams, Brian Lewis et Maurice Greene, sacrés champions olympiques du 4x100 m, à Sydney (Australie), le 30 septembre 2000. (GAMMA-RAPHO / GETTY IMAGES)

L'exercice perd ses lettres de noblesse lors de ces mêmes Jeux de Sydney. La faute (en partie) à Bernard Williams. Le sprinteur américain fait partie du relais 4x100 m victorieux la même année et dont la célébration très expansive fait sortir de ses gonds la frange la plus cocardière du public américain. La bande de Maurice Greene, homme le plus rapide du monde à l'époque, expose ses biscottos, s'enroule dans la bannière étoilée, tire la langue pendant l'hymne. "On avait l'impression d'avoir inventé un truc, se défend Bernard Williams. On vient d'une culture où un joueur de NBA peut dunker sur la tête de son adversaire et ensuite lui hurler au visage sans qu'il écope d'une faute technique."

"On voulait amuser le public. Et ça a marché : dans le stade, les gens en redemandaient"

Bernard Williams, athlète américain

à franceinfo

Mais le sprinteur ne s'attendait pas à se faire taper sur les doigts. Désormais, la Fédération américaine d'athlétisme ordonne à ses sportifs de rester dans leur couloir dès le plus jeune âge. "Nous avons mis en place un code de conduite qui s'applique à partir des compétitions juniors", détaille Aretha Thurmond, responsable des athlètes au sein de la fédé. Au rayon des restrictions, le drapeau ne doit pas toucher le sol, ni être porté à l'envers, encore moins être noué ou enfourné dans le short ou sous le débardeur. Oubliez aussi toute velléité de l'emporter en zone mixte et quand vous le posez, surtout, ne le chiffonnez pas.

"Il faut fournir le drapeau en quelques instants"

Un cahier des charges trop contraignant dans l'euphorie d'une médaille ? Aretha Thurmond et ses équipes actualisent régulièrement un code de conduite sous forme de PowerPoint, en plus de formations dispensées lors des rassemblements de l'équipe américaine. L'avantage, c'est que l'athlète n'a plus à se soucier de chercher un drapeau. "Chaque année, j'en commande environ 300, made in America, à 15 dollars pièce, avec les étoiles cousues, souligne Aretha Thurmond. Comme ça, on a le même drapeau, la même qualité, et la même taille pour tout le monde." Histoire d'éviter qu'une athlète format poche se retrouve avec un étendard de la taille d'une housse de couette comme la Namibienne Christine Mboma après sa médaille d'argent aux Jeux de Tokyo (2021).

La sprinteuse namibienne Christine Mboma fête sa médaille d'argent sur 200 m, lors des JO de Tokyo (Japon), le 3 août 2021. (JEAN CATUFFE / GETTY IMAGES)

Sur une compétition comme les Jeux, la responsable américaine embarque jusqu'à trente drapeaux par jour. Et les distribue à une armée d'émissaires répartis tout autour du stade. "Il arrive qu'on ait des relais qui se terminent en même temps que des concours de saut, et qu'on gagne une médaille surprise à un autre endroit du stade, témoigne-t-elle. Notre groupe WhatsApp crépite quand les épreuves s'emballent. Mais il faut qu'on puisse fournir un drapeau en quelques instants à notre athlète." D'autres délégations s'appuient sur les photographes du cru pour apporter des drapeaux aux athlètes (les Pays-Bas par exemple) ou prient pour qu'un supporter soit assis dans les premiers rangs (la Belgique). Les soirées d'athlétisme sont avant tout un spectacle télévisé, où chaque événement est minuté, de peur que le téléspectateur lassé pique un sprint vers les autres chaînes.

"C'est devenu une figure imposée", peste Olivier Morin, photographe qui a couvert quatre sessions olympiques d'athlétisme au XXIe siècle pour l'AFP. "Ce qu'on ne voit pas à la télé, ce sont les volontaires qui poussent l'athlète hors de la piste quand le temps imparti est écoulé. Je regrette vraiment qu'on empêche un champion de laisser éclater sa joie comme il l'entend."

"C'est aussi ridicule que cette manie qu'ont les photographes de demander aux athlètes de mordre leur médaille sur les podiums..."

Olivier Morin, photographe français

à franceinfo

Rares sont les athlètes qui fêtent leurs titres autrement désormais. Ou qu'on laisse célébrer leur sacre à leur manière. Question de statut ou d'appétence pour le show, ce qui n'est pas donné à tout le monde. "Un Mondo Duplantis [le recordman du monde du saut à la perche] pourrait se le permettre, mais ça n'est pas dans son caractère", déplore Olivier Morin.

Celle qui lui manquait. Gianmarco Tamberi tient finalement sa médaille d'or mondiale, après celles olympique et européenne. L'Italien a passé 2,36 m au premier essai et devance ainsi l'Américain JuVaughn Harrison (2,36 m au 2e essai) et le Qatari Mutaz Essa Barshim (2,33 m).
Saut en hauteur (H) : Gianmarco Tamberi obtient son premier titre planétaire Celle qui lui manquait. Gianmarco Tamberi tient finalement sa médaille d'or mondiale, après celles olympique et européenne. L'Italien a passé 2,36 m au premier essai et devance ainsi l'Américain JuVaughn Harrison (2,36 m au 2e essai) et le Qatari Mutaz Essa Barshim (2,33 m).

Sans doute, gardez-vous le souvenir des monstres sacrés Usain Bolt ou Mo Farah par le passé, qui ont inventé leurs propres gimmicks, des gestes, jouaient avec les mascottes et régalaient le public. Plus près de nous, le très démonstratif sauteur en hauteur italien Gianmarco Tamberi avait arraché son maillot au terme d'un happening incroyable aux Mondiaux de Budapest en août 2023. "C'était un moment historique", décrit Mattia Ozbot, lauréat du prix de la meilleure photo, prise lors de ces championnats. "L'une des plus grandes manifestations de joie après une victoire." Loin, bien loin, des tours d'honneur classiques entrevus sur les tartans.

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