JO 2024 : entre soutien et rivalité, la vie de famille atypique des fratries d'athlètes olympiques

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Avoir un athlète pour ainé est parfois une source d'inspiration, parfois un poids : "A la maison, j'avais un champion olympique et pas un frère", raconte l'escrimeuse Astrid Guyart au sujet de son frère Brice. (ASTRID AMADIEU - HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Les espoirs français en tennis de table aux JO sont portés par Félix Lebrun et son frère Alexis, à la fois son partenaire de double et sa bête noire. D'autres figures du sport français nous racontent ces relations fraternelles pas comme les autres.

Les deux pieds sur la table de ping-pong, Alexis Lebrun exulte. Il vient de battre son petit frère, Félix, en finale des championnats de France de tennis de table, chez eux à Montpellier, fin mars. Le bonheur de l'aîné contraste avec la détresse du cadet, en larmes. Après avoir communié avec le public, Alexis étreint son frère, inconsolable. Quelques minutes plus tôt, lors de ces mêmes championnats, c'est Camille Lutz qui a réconforté sa petite sœur Charlotte, qu'elle a battue en finale. "C’était vraiment dur d’être hyper joyeuse, alors qu’elle est en train de pleurer, raconte la pongiste à franceinfo. Cela dépend des caractères aussi, Alexis avait le droit de savourer et Felix ne lui en voudra jamais."

Les deux frères débutent lundi 5 août le tournoi olympique de tennis de table par équipes. Le benjamin a remporté la médaille de bronze aux JO de Paris en individuel, dimanche, face au Brésilien Hugo Calderano, qui avait éliminé son grand frère en huitième de finale. Les deux frères s'inscrivent dans une longue histoire de fratries qui pratiquent un même sport au plus haut niveau. Les exemples mémorables ne manquent pas, en France et ailleurs : Renaud et Valentin Lavillenie à la perche, Nikola et Luka Karabatic au handball, Simon et Martin Fourcade en biathlon, Florent et Laure Manaudou en natation, les Américains Bob et Mike Bryan au tennis ou encore les Néo-Zélandais Jordie, Scott et Beauden Barrett au rugby. Même le patron du Comité d'organisation de Paris 2024, Tony Estanguet, a partagé sa passion du canoé-kayak avec son grand frère Patrice, et a dû batailler avec lui pour construire sa carrière. "Mon destin devait passer par cette folie de battre mon modèle", résume-t-il au Monde.

"J’étais plein d’envie et d’admiration, ça a été un vrai moteur"

Si chaque fratrie possède sa propre histoire, "l’héritage du grand frère ou de la grande sœur est un point d'appui", explique à franceinfo Hélène Joncheray, chercheuse en sociologie, spécialiste de la performance sportive. Les cadets de champions bénéficient souvent d'avoir grandi dans un environnement où l'on sait déjà "ce qu’est le sport de haut niveau et ce qu’il faut faire pour performer".

C'est souvent par imitation que le cadet suit son aîné. Comme Astrid Guyart, très curieuse lorsqu'elle accompagnait sa mère chercher son frère Brice à ses cours d'escrime. "J’avais envie de faire comme les grands, je touchais à tout, particulièrement aux fleurets", raconte-t-elle à franceinfo. "J’ai commencé deux ans avant elle, elle était surnommée 'Mademoiselle moi aussi'", confirme le double champion olympique de fleuret (2000 et 2004). "Tout ce à quoi j’avais droit, elle le voulait aussi". Les deux se souviennent d'affrontements électriques à l'entraînement, "durant lesquels que tout le monde s'arrêtait pour nous regarder", assure Astrid, et qu'"on n'arrivait pas à finir", ajoute Brice.

Comme il était plus grand et plus puissant, il me faisait mal quand il lâchait ses coups. J’étais vexée. Et comme j’arrivais à le toucher, moi, sa petite sœur, il était vexé aussi. Il y avait beaucoup d’ego derrière ça.

Astrid Guyart, ancienne escrimeuse

à franceinfo

Partager un sport avec un membre de sa famille, c'est ne jamais manquer d'un partenaire pour pratiquer. Pour le pire, parfois. L'escrimeur Fabrice Jeannet, double champion olympique d'épée en équipe avec son grand frère Jérôme (2004 et 2008), se souvient qu'il détestait s'incliner contre ce dernier, "quel que soit le sport". Mais aussi pour le meilleur : lorsqu'il voit son aîné de quatre ans quitter la Martinique et intégrer le pôle espoirs de Reims (Marne), Fabrice "a des étoiles dans les yeux". "J’étais plein d’envie et d’admiration, ça a été un vrai moteur", raconte celui qui a finalement suivi le même chemin. "Grâce à ces interactions, la rivalité, la coopération ou la résilience se développent, analyse la sociologue Hélène Joncheray. Ces éléments peuvent avoir un impact positif sur des compétences, notamment émotionnelles, qui peuvent être utiles dans le sport de haut niveau."

Se construire avec ou loin de l'autre

Faire carrière dans les traces d'un aîné oblige à grandir très vite, car le sport du haut niveau est parfois cruel. Tony Estanguet a dû éliminer son propre frère dans la course à la qualification pour les JO de Sydney, où il remportera le premier de ses trois titres olympiques. "Quand nous avons appris qu’il n’y avait qu’une place, mon frère est venu me voir et m’a dit : 'Ça va être très dur ce que l’on va vivre. Il va falloir qu’on arrive à bien le gérer pour ne pas que notre relation de frères se dégrade'", raconte-t-il au Monde.

"Je te propose que nos chemins se séparent. A partir de maintenant et pour l’année prochaine, on ne s’entraîne plus ensemble. C’est chacun pour soi et que le meilleur gagne."

Patrice Estanguet, champion de canoë, à son frère Tony

selon des propos rapportés par ce dernier dans "Le Monde"

Astrid Guyart, elle, doit vivre en tant que petite sœur d'un champion olympique de fleuret. "Les autres vous mettent la pression. Ils ne pouvaient pas s'empêcher de nous comparer. De quoi me parle-t-on ? Quand on est jeune, à 20 ans, on veut tout casser. Mais là, on me vole un peu mon insouciance, la fraîcheur de la jeunesse, retrace-t-elle. On m’assigne un objectif qui n’est pas le mien". Elle ne peut lutter à armes égales puisque le fleuret féminin, à l'époque, est "la cinquième roue du carrosse" de l'escrime tricolore. Les athlètes sont même entraînées par des spécialistes de l'épée, "une honte et une insulte" estime Astrid Guyart.

Et quand les fleurettistes masculins sont vus comme "la race des seigneurs", à qui on promet des titres olympiques, les femmes sont regardées de haut. "On s'interrogeait sur notre présence aux Jeux, se souvient-elle. Cette différence de statut se ressentait dans la façon dont les gens nous considéraient, et mon frère n’a pas échappé à cette norme." Durant ces années, Brice Guyart reconnaît qu'il n'était "pas d’un grand soutien" pour sa sœur, et estime aujourd'hui qu'il s'est montré "égoïste" : "Je traçais ma route alors qu’elle était demandeuse de conseils, je prenais peu de nouvelles, et elle me l'a reproché". "J’attendais un peu d'aide, des conseils, de la confiance, qui ne sont pas venus", se remémore la cadette des Guyart. "J’étais déçue, car à la maison, j'avais un champion olympique et pas un frère."

"Avoir un frère champion olympique très tôt, c'est un poids. Il a fallu du temps pour que je m’en affranchisse. J'ai dû accepter que je n’aurai pas le même chemin. J'ai appris à me donner de la bienveillance."

Astrid Guyart, ancienne escrimeuse

à franceinfo

"C'est un classique, et pas seulement dans le sport de haut niveau, de vouloir se construire tout seul, développe la sociologue Hélène Joncheray. Au début, on accepte d'être le passager de la voiture, mais à partir d'un moment, on peut rarement être deux à la conduire." Entre le frère et la soeur Guyart, les choses ont fini par s'apaiser. "Je lui ai dit qu’il ne se comportait pas comme le frère que j’aurais voulu avoir. Il avait conscience d'avoir été un frein dans ma carrière", relate Astrid Guyart. Après 2004, année où son ainé remporte son deuxième titre olympique, celui-ci s'est "plus engagé et impliqué dans [leur] relation".

"Arriver le plus haut possible ensemble"

En formation à l'Insep, Brice Guyart côtoie les frères Jeannet. Il les voit évoluer et admet aujourd'hui son admiration : "Si j’avais eu un frère, ça aurait été très dur, je n’aurais pas su gérer cette relation, Fabrice et Jérôme ont su le faire, je n’ai jamais décelé une once de jalousie." "On s’est toujours félicités du bonheur de l’autre et notre relation a toujours été saine et sans ambiguïté", abonde Fabrice Jeannet. Cette proximité a eu ses avantages lors des compétitions en équipe : "Lorsqu'on tirait [combattre, dans le vocabulaire de l'escrime] ensemble et qu'on avait un truc à se dire, on se le disait franchement, et parfois, on n’avait même pas besoin de se parler", note l'épéiste.

Il a notamment apprécié le soutien indéfectible de son frère Jérôme lors d'une demi-finale au couteau contre l'Allemagne aux JO d'Athènes en 2004. Mené 43-44 dans le dernier relais, après avoir dilapidé une avance de quatre touches, Fabrice Jeannet "voit le banc se décomposer, mais aussi Jérôme, hyper motivé, qui me pousse". Le cadet finira par l'emporter 45-44 et les Bleus seront champions olympiques. "Tirer en équipe avec son frère, et des gars en qui tu as une confiance totale et qui te font confiance, ça n’a pas de prix". Aujourd'hui, il est envieux des frères Lebrun :

 

"Ça doit être hyper agréable pour eux [Alexis et Félix Lebrun] de jouer en double, quand tu sais que tu peux te reposer sur l’autre."

Fabrice Jeannet, ancien escrimeur

à franceinfo

Alexis Lebrun le confirmait en mars sur L'Equipe TV : faire équipe avec son frère est "une force". Et compense la difficulté de voir, parfois, leurs chemins se croiser en compétition. Des duels fratricides pas faciles à aborder. "C’est forcément différent, explique Camille Lutz, je ne fais pas du tennis de table pour battre ma sœur. Pour la finale [des championnats de France], je m’étais vraiment préparée pour me concentrer sur moi, sur la balle... Je voulais éviter de la regarder, de voir ses mimiques." Après sa victoire, la pongiste glisse à sa cadette Charlotte qu'elle est "désolée d’être heureuse". Malgré sa tristesse, celle-ci assure avoir éprouvé de la fierté : "C'est ma sœur avant d'être une rivale. C’est à nous de gérer la rivalité et de faire en sorte qu'elle reste la plus saine possible."

Les frères Lebrun, eux, sont habitués à s'affronter, mais continuent à s'entraîner ensemble et à "se donner tout le temps des conseils", assure l'aîné Alexis dans une interview à Eurosport. "L'objectif principal, c'est d'arriver le plus haut possible ensemble, donc ça reste une bonne concurrence." Pour le moment, l'ainé est invaincu face à son cadet en seniors. "J'ai juste l'impression qu'il est fort contre moi, qu'il anticipe super bien. Il me connaît par cœur, tente d'expliquer Félix, toujours à Eurosport. Il a peut-être aussi un ascendant mental. J'essaye de régler ça, mais ce n'est pas si simple." Leur entraîneur, Nathanaël Molin, les laisse gérer ces rencontres particulières : "On ne prépare pas ce genre de matchs, ils se débrouillent, c’est leur moment à eux, ce sont leurs histoires. C’est le seul moment où je n’interviens pas du tout", explique-t-il sur le site des Jeux olympiques.

L'espoir d'une finale olympique entre frères

Les frères Lebrun comme les sœurs Lutz sont aux prémices de carrières qu'ils espèrent riches. "Je serais forcément triste si elle n’arrivait pas à atteindre ses objectifs, dans quelque domaine que ce soit", assure Camille Lutz au sujet de Charlotte, quand Félix Lebrun avait confié à Eurosport le rêve d'une finale olympique 100% Lebrun contre Alexis : "Ça signifierait qu'on n'a pas perdu de matchs jusque-là, qu'on a deux médailles olympiques." Ils n'ignorent évidemment pas la dure réalité du sport de haut niveau, a fortiori dans les disciplines individuelles.

Mais une fin heureuse n'est pas impossible. Quand Tony Estanguet est devenu, à Londres, le premier Français à remporter trois titres olympiques en trois participations aux Jeux, c'était avec son grand frère Patrice comme entraîneur. Fabrice Jeannet n'a jamais été champion olympique en individuel, "un regret", mais l'a été deux fois par équipe avec son grand frère Jérôme, et "jamais [il] n’échangerai[t] l'un pour l'autre". 

Astrid Guyart, elle, n'a pas les titres olympiques de son frère, mais a décroché l'argent en fleuret par équipes à Tokyo. "Lorsque j’ai eu la médaille, lui a eu ce soulagement de se dire que je l’ai fait, savoure-t-elle. On termine sur une bonne note, alors que je ne suis que médaille d’argent, mais c’était ma dernière chance." "Cela aurait été terrible qu'elle termine sa carrière sans médaille olympique", confie son frère Brice, qui observe que sa cadette a aussi, avec son équipe, "contribué à faire grandir le fleuret féminin tricolore". Et de conclure avec fierté : "Aujourd’hui, ça me fait plaisir qu’on me dise que je suis le grand frère d’Astrid".

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