: Enquête franceinfo "C'est comme si quelqu'un venait chez vous et prenait les clés" : comment le CIO prend les commandes de Paris pendant les Jeux olympiques
Même elle. Même la climatisation installée au plafond a eu droit à son morceau de scotch. Hop, disparu, envolé, le nom de ce grand groupe d'électronique qui commence par un S et qui termine par un Y. En acceptant de prêter une partie de ses locaux au CIO le temps des Jeux olympiques de Paris, cette prestigieuse organisation située quelque part dans la capitale (le nom doit rester confidentiel) avait bien l'intention de ranger, pousser quelques tables et passer un coup d'aspirateur. Mais faire la chasse à la moindre marque ? "Ça, non, jamais..." hallucine-t-on dans les couloirs.
C'est ainsi : le Comité international olympique a ses sponsors officiels, et quand il débarque quelque part, il les chouchoute jusque dans les distributeurs de savon des toilettes. La convention impose que "toute publicité ou identification ou marques tierces à celles des partenaires de marketing" soit "supprimée ou masquée". En début d'année, une équipe du CIO est donc venue faire le tour du propriétaire pour lister ce qu'il fallait absolument cacher à l'intérieur du bâtiment avant le début des épreuves.
Le rapport d'audit, que franceinfo a consulté, fait au total une cinquantaine de pages. La marque des ascenseurs ? "A masquer". La marque de l'horloge digitale ? "A masquer". La marque du distributeur de café ? " A masquer". La marque des téléviseurs des salles de réunion ? "A masquer". La marque du presse-agrume sur lequel les salariés se ruent habituellement le matin ? "A masquer" aussi.
"Le CIO exige et nous on s'exécute"
Cette employée revoit encore la petite équipe allant de pièce en pièce, en train de photographier la moindre box internet, le moindre panneau, le moindre interrupteur. "C'est comme si quelqu'un venait chez vous et prenait les clés de votre maison pour en faire ce qu'il veut, raconte-t-elle. Ils nous ont dit qu'ils feraient des contrôles une fois par semaine." Selon les interlocuteurs que franceinfo a interrogés, le Comité international olympique est jugé au mieux comme un partenaire "intransigeant", au pire "épuisant". "Le CIO exige et nous on s'exécute", résume, las, l'un d'eux, qui préfère taire son identité.
"C'est une organisation qui vient se plaquer sur une organisation déjà existante, et qui impose ses propres règles. C'est de la folie."
Un colloborateur anonymeà franceinfo
Depuis plusieurs années, le Comité international olympique oblige en effet les pays hôtes à introduire une législation sur-mesure pour offrir un niveau de sanction supplémentaire. C'est ainsi qu'en mars 2018, le Parlement français a adopté la fameuse loi relative à l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques, et, avec elle, ses dérogations au droit français pour satisfaire aux exigences du mastodonte basé à Lausanne. C'est une protection en béton armé qui a par exemple été érigée autour de l'utilisation des termes "Jeux olympiques", "JO" , "olympiade", "olympisme"...
Et quiconque s'aventurerait à les utiliser à titre promotionnel ou commercial sans autorisation devra passer à la caisse. "La protection des biens olympiques est assurée conjointement par le CIO et le comité d'organisation local des Jeux, assure à franceinfo l'institution du sport mondial. Cette collaboration permet d'assurer la surveillance, la détection et l'intervention en cas de contrefaçon de manière globale, rapide et efficace."
Communiquer autour des Jeux olympiques est donc une épreuve en tant que telle. La ville de Roubaix n'a ainsi pas eu le droit de rebaptiser son parc des sports en "parc olympique", comme elle le fait pourtant depuis trois ans dans le cadre de ses activités estivales proposées aux enfants. "On a rapidement compris qu'on était en train de faire une connerie, explique-t-on à la mairie. En deuxième choix, on a proposé 'village olympique' aux organisateurs. Ça a encore été un non."
"Franchement, où est la concurrence ?"
Finalement, va pour la troisième option, on ne peut plus neutre : "village d'été". Ce qui fait dire à une source à la mairie de Roubaix : "Je regrette qu'on nous bride sur ce type de détails car la population qui profite de nos activités n'est pas celle qui ira à Paris voir les JO. Ce sont des gens qui ont d'autres priorités que d'acheter des billets pour les épreuves. Franchement, où est la concurrence ?"
Début juin, une PME du Nord spécialisée dans la vente d'équipements sportifs a carrément reçu un courrier la sommant de changer de nom sous peine de se retrouver au tribunal. Son tort : avoir eu le malheur, il y a plus de trente ans, de s'être appelée "Les Olympiades". "Notre entreprise constitue à leurs yeux une atteinte à la propriété intellectuelle. C'est comme si on faisait de l'ombre aux JO", lâche son dirigeant, Guillaume Bourgeois, encore amer.
"Le ton employé dans les lettres était d'une brutalité incroyable, c'était disproportionné. Ça nous est tombé dessus d'un coup, on ne s'attendait pas à une telle pression."
Guillaume Bourgeois, patron d'une PME ciblée par le CIOà franceinfo
Il y a quelques jours, le gérant d'un restaurant situé près de l'Arena de Nanterre, l'un des sites olympiques de Paris 2024, a lui reçu la visite d'un membre de l'organisation : "Il est venu me rappeler les règles, ce que j'avais le droit de faire, et ce que je ne devais pas faire. Je voulais par exemple mettre en place de la vente à emporter de frites, il m'a dit que c'était eux qui avait le monopole sur le 'take away', explique-t-il. J e ne l'ai pas pris comme une menace, plutôt comme une mise au point."
Bien malin, d'ailleurs, celui qui arrivera en douce à payer ses achats avec une carte MasterCard sur les sites de compétition. "Désolé, seulement les cartes Visa", a répondu, penaud, un jeune vendeur à une famille néerlandaise, un brin surprise, à la sortie d'un match de beach-volley sur le Champ-de-Mars, dimanche 28 juillet. Le groupe bancaire, qui est partenaire des JO de Paris, a le monopole. Point barre.
Saviez-vous que la police doit aussi montrer patte blanche pour pénétrer sur un site olympique ? "Quand on doit intervenir, il faut prévenir notre état-major, qui lui-même demande au CIO, détaille un commissaire parisien affecté sur la sécurisation des Jeux. S'il y a un viol dans une enceinte olympique et qu'on vient faire des constatations sans aviser en amont, même avec notre carte de réquisition, on ne rentre pas. Autant vous dire que ça en refroidit plus d'un..." Ce que confirme Thierry Clair, secrétaire général du syndicat de police Unsa : "Dès qu'on pénètre au sein de l'enceinte sportive, il nous faut une accréditation".
"Il y a eu beaucoup de menaces d'action"
Gare aussi aux sorties de piste pour les athlètes, notamment sur les réseaux sociaux. Pour bien appréhender les "règles CIO", l'ensemble de la délégation française a donc été spécialement formée par les fédérations et le Comité national olympique et sportif français (CNOSF).
"Ils nous ont conseillé d'être toujours positifs, de ne pas donner notre avis, de rester lisse..."
Hugo Hay, coureur de demi-fondà franceinfo
Chacun a ensuite reçu un document de 44 pages résumant les consignes. Dans cette note, que franceinfo a consultée, on a décortiqué plusieurs exemples de publications sur les réseaux sociaux. Deux options à chaque fois : en vert, "publication conforme" ; en rouge, "publication non conforme". Un médaillé n'a, par ailleurs, pas le droit d'associer ses sponsors habituels durant la saison avec les symboles olympiques. Et le partenaire en question peut uniquement partager le post du médaillé, rien de plus.
Mais il y a un principe de réalité : Paul Jordan met au défi le CIO de contrôler chacun des millions de posts passés et à venir. L'avocat britannique conseillait certains sponsors officiels lors des JO de Londres en 2012. A l'époque, "les organisateurs avaient clairement adopté une stratégie consistant à se montrer très durs avant et au début des Jeux, se rappelle le spécialiste en marketing au sein du cabinet Bristows. Des dames âgées qui voulaient tricoter les anneaux olympiques sur des pulls, des bouchers qui voulaient accrocher des saucisses en forme d'anneaux olympiques à leurs fenêtres... Il y a eu beaucoup de bruit et de menaces d'action." Finalement ? "Elles n'ont abouti qu'à très peu d'infractions significatives."
Dans le Nord, la société Les Olympiades a quand même fini par céder aux coups de pression du CIO. "Aujourd'hui, nous avons la certitude que nous allons devoir laisser de côté la dénomination 'Les Olympiades' présente depuis plus de trente ans. Une page se tourne... Un nouveau chapitre commencera avec un nouveau nom", a écrit la PME sur sa page Facebook. Elle demande à ses clients de l'aider à le trouver. Cette dépense, ni budgétée ni désirée, coûtera 60 000 euros à l'entreprise.
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