Paris 2024 : rancœur contre l'Allemagne, sexisme, optimisme, la star Johnny Weissmuller... A quoi ressemblaient les JO à Paris en 1924 ?
Un autre monde. Une autre époque. Superposer les deux images de Paris à 100 ans d'intervalle rappelle ces kaléidoscopes où, certes, des formes subsistent, mais la vue d'ensemble est totalement floutée. Les symboles et les monuments historiques sont toujours là, mais au moment d'accueillir ses troisièmes Jeux olympiques, la capitale française n'a plus rien à voir avec cette ville qui sortait éreintée et brisée de la Première Guerre mondiale. Victorieuse, oui, mais elle en avait payé le prix.
Pourtant, soucieuse de son rayonnement à l'étranger et d'un prestige à restaurer, la France avait pesé de tout son poids pour obtenir ces Jeux. Et l'influence du baron de Coubertin au sein du CIO avait fini par faire pencher la balance en faveur de Paris, alors qu'Amsterdam était donnée grande favorite. L'ambiance générale était donc à la fierté nationale. Car l'époque s'y prêtait. "L'entre-deux-guerres est une phase très intense de démocratisation et de spectacularisation du sport", contextualise Stanislas Frenkiel, historien à l'université d'Artois et créateur de la première chaîne Youtube sur l'histoire du sport.
La flamme après les cendres
Ce spécialiste met en exergue l'affirmation inexorable du sport spectacle qui fait vibrer la capitale : "Il y a un engouement populaire inéluctable car le milieu des années 20 donne encore l'occasion de s'affronter pacifiquement par le biais du sport, et de rivaliser avec les Américains qui avaient tout raflé lors des Jeux interalliés de Paris en 1919." Tout est donc en place pour que ces deuxièmes Jeux olympiques organisés à Paris, après ceux, beaucoup plus confidentiels, de 1900, soient une fête. Même si, finances obligent, la Ville lumière a dû serrer son budget. Prestige oui, mais sans opulence ostentatoire.
D'après l'Insee, cité par La Croix [article payant], le coût de ces Jeux de 1924 a été établi à 15 millions d'anciens francs, soit 22 867 euros. Rien à voir avec le budget alloué à Paris un siècle plus tard (près de 9 milliards d'euros d'après les dernières estimations). Symbole de cette maîtrise raisonnée des dépenses, le stade de Colombes, agrandi pour accueillir la cérémonie d'ouverture et de nombreuses épreuves (pour atteindre 45 000 places), fait pâle figue à côté du gigantisme de Wembley (127 000 places à l'origine), construit à la même période à Londres. En dépit de ces nombreuses restrictions, ces Jeux sont pourtant, à bien des égards, considérés comme les premiers de l'ère moderne et c'est dans cette enceinte de Colombes que défilent, sous les yeux du président français Gaston Doumergue et du Prince de Galles, les 44 délégations présentes. Mais pas l'Allemagne.
Cette fois, même le pouvoir de Coubertin, qui œuvrait pour la participation aux JO des pays battus, n'aura pas suffi. "Les Jeux sont un espace de rencontres entre les athlètes de différents pays et il y a une forme de diplomatie olympique", note Nicolas Bancel, spécialiste, entre autres, de l'histoire du sport et auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Ce dernier précise qu'il y aurait eu "une forme de logique à ce que ces Jeux de Paris soient ceux de la réconciliation, et non ceux des vainqueurs comme l'a titré la presse à l'époque." Mais, à l'image des innombrables veuves de guerre qui quémandaient autour des stades, les cicatrices de la guerre contre l'Allemagne étaient encore trop visibles.
" Les prémices d'un sport qui se politise"
Nicolas Bancel témoigne de ces "blessures encore chaudes, notamment dans le nord de la France et en Belgique. Il y a toujours plus d'un million de 'gueules cassées' qui déambulent dans les rues, les privations sont encore nombreuses et on est en pleine période de tension internationale avec l'Allemagne depuis l'invasion de la Ruhr en 1923 [la France y envoie des troupes coloniales pour contraindre l'Allemagne à payer ses dettes de guerre]."
"Le ressentiment envers l'ancien ennemi est encore très fort. Pour reprendre le langage de l'époque, 'le Boche' on n'a pas envie de le voir à Paris."
Nicolas Bancel, historienà franceinfo: sport
D'autant que, comme le rappelle Stanislas Frenkiel, l'entre-deux-guerres marque également l'avènement du nationalisme dans le sport : "Certes il est encore tôt en 1924, Hitler ou Franco ne sont pas encore au pouvoir, mais il y a déjà les prémices d'un sport qui se politise, qui devient l'indice de vitalité d'un peuple, la vitrine d'un régime et surtout un instrument de propagande."
Ces Jeux sont donc ceux des vainqueurs, à défaut d'être ceux de la parité, une notion tout à fait absconse à l'époque. Au total, 3 089 athlètes sont présents à Paris dont... 135 femmes. "C'est tout à fait dérisoire, reprend Nicolas Bancel. Cela allait contre la volonté de Pierre de Coubertin qui évoquait des 'olympiades femelles' et avait une vision très conservatrice. Ses motivations ne suivaient pas un certain courant médical qui prétendait que l'effort physique pouvait obérer la capacité des femmes à enfanter, mais elles étaient plutôt guidées par la conception d'un ordre social très genré dans lequel les hommes ont un rôle de direction et où les femmes doivent rester à la maison, poursuit l'historien. Donc cette représentation féminine est plus symbolique qu'autre chose." Il nuance toutefois : "À partir des années 20, le développement du sport féminin s'autonomise de plus en plus, quand bien même cet essor concerne surtout la bourgeoisie."
Lorsque les femmes concourent, c'est souvent en jupe longue. Car se replonger dans les Jeux de 1924, c'est également revenir au temps où les sportifs étaient encore amateurs, au temps aussi des premiers crampons vissés et des shorts trop larges qui freinent les sprinteurs. Ce qui n'empêche pas certains athlètes de laisser leur nom à la postérité durant ces Jeux qui seront ceux du Finlandais Paavo Nurmi, avec notamment deux victoires sur le 1 500 m et le 5 000 m courus à moins de deux heures d'intervalle ! Un autre sportif survolera la compétition, avant de bondir de liane en liane quelques années plus tard à Hollywood : Johnny "Tarzan" Weissmuller, quatre fois médaillé dans les bassins.
La France, troisième au classement des médailles
Le futur roi de la jungle a pourtant dû partager la vedette, cette année-là, avec un certain Norris Williams, rescapé du Titanic qui avait coulé douze ans plus tôt. Lui qui avait frôlé l'amputation après avoir survécu au naufrage en nageant dans les eaux gelées, remportait le double mixte en tennis et écrivait, à sa façon, la légende des Jeux. Côté français, le héros de la nation s'appelle Roger Ducret. Ancien prisonnier de la Première Guerre mondiale, l'escrimeur brille dans toutes les disciplines (fleuret, épée, sabre) et contribue grandement à placer le pays hôte à la 3e place finale au tableau des médailles derrière les Etats-Unis et la Finlande.
D'autres anecdotes, qui passeraient pour des anachronismes aujourd'hui, témoignent de ces temps éloignés. Ainsi, Eric Liddell, grand favori de l'épreuve reine du 100 m en athlétisme et fervent chrétien, refusa de prendre le départ des séries de l'épreuve car celles-ci étaient programmées un dimanche. Le Britannique, invoquant le repos obligatoire à observer le jour du Sabbat, signait un acte de foi qui est à l'origine du célèbre film "Les chariots de feu".
La liesse populaire qui accompagne tous ces exploits aide à panser les plaies de la guerre dans un Paris en pleine reconstruction. Les questions autour de la sécurité, qui hantent aujourd'hui les responsables de Paris 2024, sont tout à fait marginales à l'époque : "L'insécurité pèse uniquement sur des confrontations qui tournent à la bagarre dans des sports collectifs ou des débordements de supporters, rappelle Nicolas Bancel. Les dispositifs sont alors très minimalistes par rapport à ce que l'on connaît aujourd'hui. Les enjeux sont essentiellement périphériques et sont réglés par quelques gendarmes que l'on poste autour des stades."
Une quasi-insouciance qui se retrouve dans l'optimisme qui berce la capitale en 1924, comme le conclut Nicolas Bancel : "C'est une période où l'on rattrape assez rapidement le retard pris dans la production industrielle d'avant-guerre et où l'optimisme prédomine. L'atmosphère qui règne dans la capitale est beaucoup plus joyeuse, on est dans le Paris de Josephine Baker, du jazz, du quartier latin... Même si elle était déjà renommée, la ville prend encore plus cette reconnaissance de référence culturelle et cosmopolite." Une réputation que Paris devra réaffirmer, un siècle plus tard.
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