JO 2021 : il était une fois Son Kee Chung, marathonien coréen otage du Japon
L'athlète a remporté le marathon aux JO de Berlin en 1936 alors que son pays était occupé par le Japon. Sa médaille d'or n'est toujours pas attribuée à la Corée.
“Korean !” “Korean !” Les journalistes ouvrent grand les yeux. Interloqués. Le Japonais Son Kitei vient de s'adjuger le titre olympique du marathon, de boucler les 42 kilomètres en moins de 2h30 - record olympique pulvérisé. Mais au lieu de hurler son bonheur, il insiste : "Korean !" "Korean!". Frénétique, il dessine même la carte de la Corée sur tout ce qu’il trouve. Pourquoi ce Japonais tient-il tant à parler de la Corée, alors que nous sommes à Berlin, organisateur de ces Jeux de 1936 ?
Parce que Son Kitei est en fait Son Kee Chung. En regardant le tableau d'affichage après sa victoire, il y a vu son nom japonisé, et cet horrible drapeau rouge et blanc à côté. Dès qu’il a pu se soustraire aux caméras, il s’est mis torse nu, lavé de la souillure du maillot nippon. Son pays, la Corée, est occupé par le Japon depuis 1910. L’empire nippon s'est lancé dans une entreprise de démolition de la culture indigène, forçant par exemple les enfants à apprendre le japonais à la place du coréen. Et s’il a couru ce marathon, c’est pour montrer au monde entier que les Coréens ne sont pas des sous-hommes. Ils existent. Mieux, ils peuvent être les meilleurs. Mais ça, les journalistes occidentaux ne veulent pas l’entendre. Sur le podium olympique, lui et son compatriote (3e) ont baissé les yeux lorsqu'a retenti l’hymne japonais. Quelques années plus tard, Tommy Smith et John Carlos lèveront leur poing ganté de noir, dans un acte de protestation au retentissement historique. Son Kee Chung, lui, a choisi la protestation silencieuse. Discrète et sobre, mais non moins puissante. Il l’apprendra très vite à ses dépens.
L’ambivalence du maillot blanc et rouge
Son Kee Chung ne cessera ensuite de proclamer son patriotisme. Autographes en alphabet coréen, interviews où il revendique sa nationalité... Il ne veut surtout pas être pris pour un collaborateur. La frontière est pourtant ténue. Dans les faits, loin de s’être soulevé contre l’Occupation, c’est un athlète qui a contribué au rayonnement des Japonais en leur ramenant un titre olympique. Il a profité des infrastructures et des moyens japonais pour briller. De quel héroïsme parle-t-on ? Seule son attitude sur le podium, ses prises de parole, ou sa décision d’arrêter sa carrière dans la foulée de son titre, suggèrent une forme de rébellion. Et encore. Le marathon est une discipline à forte connotation politique. Grâce à lui, le Japon apparaît aux yeux du monde comme l’Empire du courage et de la persévérance. La nation des surhommes.
La Seconde Guerre Mondiale n’arrange en rien cette ambivalence. Dans un exemplaire de ses mémoires, obtenu par François-Guillaume Lorrain, auteur d’un roman sur l’histoire de Kee Chung Le Garçon qui courait, Son Kee Chung indique qu’il est enrôlé de force par l’armée japonaise. Sa mission est de sillonner les campagnes coréennes pour recruter des soldats. Ceux-ci sont ensuite envoyés au front aux côtés des Japonais, souvent pour servir de chair à canon. La rumeur s’est alors répandue : le fameux Coréen vainqueur du marathon de Berlin a viré de bord. Son Kee Chung le collabo.
Pourtant, une fois la guerre terminée, et surtout la Corée libérée, il devient le porte-drapeau de la délégation coréenne aux Jeux de 1948. Quelle réhabilitation éclair ! Son insistance à défendre son pays, et quelques services rendus à la Résistance pendant la guerre, l'ont rendue possible.
Jusqu’à ce que la mort les sépare
Surtout, dans un pays qui cherche à se reconstruire autour d’une identité forte, la figure du héros est nécessaire. Qui d’autre qu’un champion olympique du marathon pour porter cet étendard ? Son Kee Chung a été adulé pendant des années. La Corée s'est battue avec le Comité olympique pour que son nom soit modifié dans les livres d’histoire. Il n’était pas Son Kitei, mais Son Kee Chung. Seule l’Histoire pouvait rétablir ce qui était la plus grande humiliation de sa vie : avoir porté les couleurs japonaises. Mais ce n’était pas chose aisée. D’abord parce que le Japon a mis du temps avant de s’excuser pour les atrocités commises pendant l’Occupation. Ce n’est en effet qu’en 2015 que le premier ministre japonais Shinzo Abe a prononcé les premières excuses liées à cette période.
D’un autre côté, le CIO a toujours rechigné à changer les palmarès olympiques pour des raisons géopolitiques. Résultat, Son Kee Chung est mort en 2002 sans avoir vu son nom inscrit dans le livret olympique. Jusqu’au bout, on lui aura refusé son titre. Il dira tout de même, avant de rendre son dernier souffle : “Les Japonais ont pu empêcher nos musiciens de jouer, nos chanteurs de chanter, nos orateurs de parler. Mais ils n’ont pas pu m’empêcher de courir.”
En 2011, soit 9 ans après sa mort, le CIO accède enfin à ses demandes. C’est désormais Son Kee Chung le champion olympique de 1936, et non Son Kitei. Mais il reste, aujourd’hui encore, un athlète du Japon, et non de la Corée ; le CIO martelant qu'en 1936, "la Corée n'existait plus".
Sa résistance s’est achevée le jour où un Coréen l’a emporté
Les combats de Son Kee Chung n’ont cependant pas tous été vains de son vivant. Le coureur s’est mué après la guerre en entraîneur de l’équipe nationale de marathon. Son rêve était de voir un Coréen triompher aux Jeux pour son pays. Cet exploit qu’on lui avait enlevé, ce bonheur auquel il n’a jamais pu goûter, il voulait le vivre par procuration. A travers l’exploit d’un homme qu’il aurait façonné. Dès lors, il s’est mis à la conquête du futur champion coréen. En 1948, son poulain Suh Yun Bok finit 27e après avoir mené la course sur plusieurs kilomètres. En 1950 Ham Kee Yong remporte le prestigieux marathon de Boston, mais ne concrétisera jamais aux Jeux. Pendant des années, Son Kee Chung échouera à emmener ses (nombreux) élèves sur la plus haute marche du podium olympique.
Jusqu’à ce jour de 1992. Le 9 août, soit 50 ans jour pour jour après la victoire de Kee Chung, Hwang Young-Cho remporte le marathon des Jeux olympiques de Barcelone. Son Kee Chung, alors âgé de 80 ans, est dans le stade. C'est la consécration. L'aboutissement de son engagement silencieux. D'autant que le deuxième sur la ligne d’arrivée ce jour-là s’appelle Koichi Morishita. Il est Japonais.
Article écrit avec l'aimable collaboration de François-Guillaume Lorrain, auteur du roman "Le Garçon qui courait", Prix Jules Rimet de la littérature sportive en 2017
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