Propos sexistes du patron des JO de Tokyo : au Japon, les femmes subissent la lourde tradition du sexisme
Ce sont des mots qui passent mal. Le 2 février dernier, les propos du président du comité d’organisation des Jeux olympiques de Tokyo, Yoshiro Mori, a affirmé que "les femmes parlent trop pendant les réunions". Les critiques à son encontre sont venues de toute part, à commencer samedi 6 février par la gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, qui a dénoncé un "problème grave", ou encore par la joueuse de tennis japonaise, Naomi Osaka, qui a fustigé son ignorance et qui l'a appelé à "s’informer pour savoir de quoi il parle". Une pétition a d'ailleurs été lancée dimanche 7 février appelant notamment à adopter des "sanctions appropriées" et des mesures pour "prévenir la récurrence de tels agissements". En quelques heures, elle avait déjà recueilli plus de 127 000 signatures.
Face à ces critiques, Yoshiro Mori avait présenté ses excuses du bout des lèvres mais s'est refusé à démissionner. Cette polémique met une nouvelle fois en lumière les difficultés du Japon à se sortir de ses archaïsmes de genre. Dans le rapport annuel de 2020 du Forum économique mondial sur les inégalités entre hommes et femmes, le Japon pointe à une peu glorieuse 121e place sur 149 (la France est 15e).
"Le sexisme est très ancré dans l’éducation. On attend des hommes qu’ils travaillent dur pour faire vivre leur famille, et des femmes qu’elles élèvent leur(s) enfant(s)", explique Alexandrine Trichet, Française de 31 ans, mère de deux enfants, mariée à un Japonais et installée à Tokyo depuis cinq ans. Un point de vue partagé par Ayumi Kurose, un Japonais de 46 ans, qui a vécu à Tokyo jusqu’à ses 13 ans avant d’arriver en France en 1986. "La société japonaise est sexiste au point que la question ne semble intéresser personne. On en parle peu dans les médias par rapport à la France", témoigne ce cadre qui retourne chaque année au Japon voir sa famille.
Des traditions qui anesthésient l’envie de changements
Pour les Japonaises, il est difficile d’évoquer le sexisme, dans le sens où on l’entend en Occident. "Je parle peu de ce sujet avec mes amies. Mais on s'accorde pour dire que ce serait bien de trouver un mari qui puisse nous aider pour les tâches ménagères parce que certains hommes n'en sont pas capables, explique Sayaka Goryo, une Japonaise de 26 ans qui travaille dans une agence de voyage à Tokyo. La plupart des Japonaises n'ont aucune conscience de leur situation actuelle, parce qu’elles ne connaissent pas la situation des femmes dans les autres pays", conclut celle qui a vécu six mois à Nice en 2015.
"La société a tendance à penser ‘Ça a toujours fonctionné comme ça, pourquoi changer ?’, raconte Alexandrine Trichet. La tradition de respecter les anciens bloque les changements dans de nombreux domaines car leurs avis sont considérés comme plus importants que ceux des jeunes." Des traditions qui ankylosent les changements de mentalités. Le mouvement #metoo, qui a ébranlé la grande majorité des pays occidentaux, n’a eu que très peu d’écho au Japon.
"Les femmes japonaises savent très bien faire danser les hommes sur leurs mains."
Loin de Tokyo, dans les préfectures du sud de l’archipel, à Ōita, Fukuoka ou Kumamoto par exemple, la majorité des femmes rejettent pourtant les termes de sexisme et de discrimination. "Les femmes aiment leurs rôles, et les hommes aiment les leurs. Au Japon, il n’y a pas de discrimination entre hommes et femmes comme on peut en parler dans d’autres pays", témoigne Atsuko, 64 ans, de la Préfecture de Fukuoka. Sachimi, 56 ans, ajoute : "Il y a des rôles différents pour les hommes et pour les femmes, mais cela ne veut pas dire qu’il y a une discrimination".
"Je suis libre de faire ce que je veux faire, assure Michiko, Japonaise d'une cinquantaine d'années. Pour le travail à la maison et pour les enfants, je partage tout avec mon mari. Les femmes japonaises savent très bien faire danser les hommes sur leurs mains". Mieko, une autre Japonaise du sud du Japon, partage ce sentiment. "Aux temps de ma mère et de ma tante, il y avait de la discrimination. Les femmes devaient s’occuper du foyer, une tâche dont peu d’hommes s’occupaient. Maintenant ce n’est plus comme cela."
Pour Hélène Lancelot, directrice financière française dans une société industrielle au Japon entre 2008 et 2010, notre vision occidentale biaise notre perception de la société japonaise. "On ne peut pas appliquer ces jugements comme on pourrait le faire en Occident. Vu de l’extérieur, oui, le Japon paraît sexiste. Mais ce que j'ai découvert là-bas, c'est que la société est genrée, autrement dit chaque genre, autant l’homme que la femme, a son rôle", explique cette cadre, qui dit n’avoir jamais été aussi bien considérée qu‘au Japon, du fait de son statut d’experte et d’étrangère.
Les femmes ont un rôle de travailleur mais dès qu’elles se marient et deviennent mères, elles en changent afin de s’occuper des enfants. Un basculement qui, pour Christine Lévy, chercheuse au Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale (CRCAO), illustre justement le sexisme de la société japonaise. “C’est un fait objectif. Le fait de dire que chacun à son rôle, c'est qu'on accepte la division des rôles et cette construction sociale.”
Des préjugés sociaux enracinés dans l’éducation
Le taux d’activité des femmes était d’environ 70% en 2017. Mais elles ne sont qu’un peu plus de 50%, seulement, à continuer à travailler après la naissance de leur premier enfant. Une statistique en progression puisqu’elles n'étaient que 38% en 2011. L’écart se creuse encore plus avec la gente masculine sur les postes à responsabilité, où le pourcentage de femmes cadres dans les sociétés japonaises cotées en bourse n’était que de 3,7 % en 2017. Plus généralement, d’après le Bureau de l’égalité des sexes, la proportion de femmes occupant des postes de direction cette fois, se situe autour de 13%.
Ces chiffres représentatifs du monde de l’entreprise découlent de préjugés sociaux encore très ancrés dans l’éducation et toujours visible aujourd’hui. "Certaines entreprises japonaises ‘vieux-jeu’ pensent que certaines tâches ne peuvent être effectuées que par les femmes comme les photocopies, la préparation du thé ou la dactylographie. Dans mon ancienne entreprise, j’avais un poste à responsabilités, explique Amy Giesen, une canado-Japonaise de 26 ans, vivant à Kanagawa (au sud de Tokyo), qui travaille dans une société de conseil international. Un jour, mon chef m’a demandé de préparer du café et du thé pour une réunion. J'ai demandé à mon patron si d'autres collègues, masculins notamment, pouvaient le faire à ma place, mais il m’a répondu qu’il était préférable que ce soit une femme qui le fasse."
Avant même leur arrivée dans le monde de l’entreprise, les femmes subissent les préjugés sociaux à l’université. Si elles font globalement des études supérieures, elles sont en revanche sous-représentées dans les universités les plus prestigieuses. "Depuis dix ans, le nombre de filles étudiant à Tōdai, l’université la plus prestigieuse de Tokyo, est de 18%. Ce n’est pas qu’elles ne sont pas reçues, mais tout simplement qu’elles sont moins nombreuses à tenter les concours. Nous sommes en plein dans un préjugé social”, approfondit Christine Lévy.
En 2018, un scandale a mis en lumière le profond sexisme de la société japonaise. Un grand quotidien japonais, le Yomiuri Shimbun, révèle qu’une prestigieuse université de médecine a volontairement baissé les notes des tests d’entrée des candidates afin de ne pas dépasser 30% d’étudiantes admises, gardant ainsi un quota favorable aux hommes. L'Université a justifié ce choix par le fait que les femmes renoncent à leur carrière lorsqu’elles se marient et ont des enfants.
Une organisation du travail qui met les femmes à l’écart
Dans la société japonaise, les heures supplémentaires et la flexibilité font partie de la culture du travail. Alors, pour une femme, attendre un enfant est synonyme de dilemme. Car si un congé maternité est prévu dans la loi, celle-ci n’est pas contraignante. En pratique, les femmes n’y ont pas toujours accès, et en bénéficier n'est pas, dans la majorité des cas, sans sacrifices. "La situation varie selon les entreprises. Certaines vont laisser un long congé à leurs employées, avec la possibilité de revenir ensuite. Mais pendant leur 'absence', des hommes vont prendre leur place et elles seront réintégrées à des postes inférieurs et souvent à mi-temps. C’est également le cas dans la fonction publique", développe Guibourg Delamotte, maître de conférences en science politique, chercheuse à l'Institut français de recherche sur l'Asie de l'Est (IFRAE), une équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris et au CNRS. "Il est considéré comme normal que les femmes qui attendent un enfant quittent leur emploi, si elles étaient à des postes de carrière. Prendre un congé maternité revient à être mis au placard. La législation existe bien, mais la culture d'entreprise et sociétale n’est pas là", détaille-t-elle encore.
Pire, une femme sur cinq serait victime de "matahara" (contraction de maternity harassment) ou le "harcèlement pour cause de maternité". Ce harcèlement, encore très répandu, se traduit par des pressions de la part de l’employeur, et le ressenti de ne plus être à sa place. Aujourd'hui, des Japonaises commencent à briser le silence et à dénoncer ces pressions qui ont provoqué, chez certaines, des cas de fausses couches.
Mettre son enfant en crèche, un choix pas forcément bien perçu
Alexandrine Trichet, ancienne agent immobilier pour les étrangers venant s’installer temporairement à Tokyo, fait partie de ces femmes qui ont dû arrêter de travailler. Alors enceinte de son premier enfant, son entreprise lui a "fortement et gentiment" fait comprendre qu’il était préférable qu’elle parte. "Ils m’ont également dit, à demi-mot, que je ne pourrai pas revenir travailler à temps-plein. J’ai été assez choquée et j’ai préféré démissionner. J’ai attendu que mon deuxième enfant soit plus grand pour chercher de nouveau un travail", raconte-t-elle, amère. "Au Japon, il n’est pas forcément bien vu de mettre son enfant à la crèche après sa naissance. Il est traditionnel, pour son bien-être, qu’il soit élevé par un de ses parents, en théorie n’importe lequel", analyse-t-elle encore. Pour obtenir de meilleures conditions de travail, certaines femmes décident de travailler dans des entreprises étrangères qui les intègrent davantage.
Dans l’entourage d’Alexandrine, beaucoup de femmes ont arrêté de travailler par choix. "La plupart ont été élevées selon ce modèle, et elles le suivent sans vraiment se poser de question. Il y a une sorte de résignation", témoigne Alexandrine Trichet. Selon Sayaka, c’est davantage un choix "voulu" qu’un acte "subi". "Pour beaucoup, ce sont les femmes elles-mêmes qui décident de ne pas récupérer un poste à responsabilités parce que cela implique de nombreuses heures de travail. Ce qui est difficile à allier avec l’éducation des enfants."
"Les hommes ont tout autant envie que les femmes que cette construction sociale évolue."
Qu’en est-il du rôle du père ? "Les pères ont droit à un congé parental mais ils subissent des pressions pour ne pas le prendre. Ainsi, très peu d’entre eux en profitent", souligne Christine Lévy. Au-delà de la loi, les mentalités conservatrices sont ancrées très profondément chez les hommes. "Mon mari m’a dit un jour ‘Je trouve que le congé paternité est une bonne idée, et j’aimerais beaucoup le faire, mais je n’ai pas été élevé comme ça, je me sentirais mal à l’aise’ ", rapporte Alexandrine Trichet. "Si l'homme veut passer plus de temps avec sa famille, ce qui implique qu'il sera moins présent avec ses collègues, il sera alors moins bien vu à son travail", commente Guibourg Delamotte.
Toutefois, il serait cliché de dire que l’homme est privilégié car il travaille, alors que la femme doit s’occuper des enfants. "En réalité, si on regarde la vie des Japonaises qui s'occupent de leur enfant, on les voit prendre le thé et café avec leurs copines. Le mari, lui, rentre tard, dort seul dans le salon pour ne pas déranger la vie de la famille. Cette vie familiale n’est pas très envieuse. Les hommes ont tout autant envie que les femmes que cette construction sociale évolue", analyse Guibourg Delamotte. D'ailleurs, en août 2019, le ministre de l'environnement, Shinjirō Koizumi, a pris les préjugés à contre-pied et a annoncé qu'il prendrait son congé paternité après la naissance de son enfant, prévue pour 2020.
Quand les raisons économiques sont plus fortes que le féminisme
Depuis l’arrivée au pouvoir de Shinzo Abe en 2012, le gouvernement multiplie les prises de parole en faveur des femmes. Le premier ministre japonais a même déclaré en 2016 vouloir un Japon où les "femmes brillent". Mais tous ces discours sont bien loin des revendications féministes. Si le Japon se préoccupe davantage de la situation des femmes, c’est notamment parce que l’archipel fait face à une pénurie de main d’oeuvre. De plus, il est confronté au vieillissement de la population et à la baisse de la natalité. Des éléments conjoncturels qui inquiètent d’autant plus que le Japon connaît un déclin de sa croissance économique.
Pour y remédier, et redorer son blason sur la scène internationale en vue des Jeux olympiques de Tokyo en 2020, le gouvernement a mis en place une série de lois, adoptées en 2018, pour faire avancer les choses. "Les hommes peuvent rentrer un peu plus tôt à la maison et l'accès des femmes au travail a été facilité : on a créé des places de crèches dont la gratuité est effective, et donné davantage de flexibilité", détaille Guibourg Delamotte. Mais pour Christine Lévy, ces lois ne sont pas suffisantes. "Nous sommes exclusivement dans le discours. Il y a certes des lois mais encore une fois, elles ne sont pas contraignantes. Les mœurs, notamment dans les entreprises, ne changent pas", conclut la maître de conférence.
La situation est paradoxale. Face à la baisse de la natalité, le gouvernement encourage les femmes à procréer, mais les entreprises, elles, les poussent à choisir entre leur carrière et leur vie personnelle. "Les entreprises et le gouvernement ont du mal à comprendre que nous sommes dans une société moderne, et que moins une femme aura la possibilité de concilier vie familiale et professionnelle (si elle le souhaite) et moins elle fera d’enfants", souligne Christine Lévy. Un point de vue que Guibourg Delamotte précise. "En étudiant les Européens, les Japonais se sont rendus compte que les femmes qui obtenaient la carrière professionnelle qu’elles souhaitaient, faisaient plus d’enfants. Ce qui était contre intuitif pour les Japonais qui croyaient que moins les femmes travaillaient et plus elles faisaient d’enfants."
Ainsi, à court terme, le gouvernement a pour objectif de porter la proportion de femmes occupant des postes de direction à 25 %. Côté politique, Shinzo Abe souhaite atteindre les 30% de femmes candidates aux élections nationales. Des objectifs difficilement atteignables, étant donné qu’aux dernières élections des chambres hautes et basses, les pourcentages étaient bien en-deçà.
Alors que Paris 2024 a choisi le visage de Marianne pour représenter la France dans son emblème pour ses Jeux olympiques et paralympiques, le Japon, lui, peine toujours à intégrer les femmes.
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