Réchauffement climatique : trois questions sur la stratégie de Total et d'autres géants pétroliers, avertis de l'impact de leurs activités depuis des décennies
Des chercheurs ont révélé mercredi dans une revue scientifique comment le groupe français a usé, depuis les années 1970, d'une stratégie visant à promouvoir "les incertitudes" autour des sciences du climat tout en faisant du lobbying contre les politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
"Prise de conscience, préparation, déni, retardement." C'est la stratégie employée par le groupe pétrolier français Total – devenu TotalEnergies au printemps – pendant près d'un demi-siècle pour faire face à l'impact de ses activités sur le climat, selon un article publié mercredi 20 octobre dans la revue scientifique Global Environmental Change*. Les trois chercheurs, Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, retracent chronologiquement les premières alertes en interne sur les effets des produits de la compagnie sur le climat, la mise en place d'une stratégie du doute quant aux conclusions des scientifiques ou encore les efforts déployés pour retarder tout contrôle de leurs activités.
Mais Total n'est pas le seul géant du pétrole à avoir agi de la sorte. Des entreprises comme ExxonMobil ou Shell ont également été visées par des révélations ces dernières années. Franceinfo revient sur les dissimulations et les manœuvres de ces mastodontes des énergies fossiles.
Quelles sont les sociétés pétrolières concernées ?
"Au cours des dernières années, plusieurs études ont dévoilé la stratégie de géants pétroliers (...) qui leur a permis de naviguer à travers les alertes environnementales et les controverses sur le climat", notent les chercheurs dans leur publication. Le géant américain ExxonMobil a ainsi été épinglé en 2015 dans Inside Climate News*. En 2018, la compagnie néerlandaise Royal Dutch Shell était elle aussi pointée du doigt par le site d'information De Correspondent (en néerlandais). L'article publié mercredi dans Global Environmental Change décrit à son tour "une preuve directe de la connaissance par Total de savoirs scientifiques sur le changement climatique en 1971".
Ces trois sociétés figurent parmi les vingt plus grosses entreprises pétrolières, minières et de cimentiers au monde, qui ont contribué, d'après le Climate Accountability Institute*, à 35% des émissions globales de CO2 depuis 1965.
Que leur est-il reproché ?
Leur jeu d'influence est souvent comparé à celui, documenté, de l'industrie du tabac. Concrètement, il y a eu un "effort global déployé au cours des cinquante dernières années par l'industrie des combustibles fossiles pour produire de l'ignorance, semer des doutes sur la légitimité des sciences du climat, lutter contre les réglementations et maintenir une légitimité des Majors pétrolières comme actrices de la transition énergétique mondiale", décrivent les trois auteurs de l'étude parue dans Global Environmental Change.
Chez ExxonMobil, il a ainsi été révélé que des chercheurs en interne prévoyaient précisément, dès 1982, les quantités de dioxyde de carbone qui pollueraient l'atmosphère quarante ans plus tard et l'effet de ces émissions, dues largement aux énergies fossiles, sur les températures globales. "Ils savaient", a ainsi lancé l'élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez devant le Congrès américain après avoir interrogé l'un d'entre eux, comme le montre la vidéo ci-dessous (à partir de 1'17''). Et plutôt que de partager ces recherches, la société américaine s'est lancée dans une vaste "campagne pour tromper les consommateurs et investisseurs sur l'impact lié au climat de ses produits", a dénoncé la procureure générale du Massachusetts, Maura Healey.
Aux Pays-Bas, un "groupe de travail consacré à l'effet de serre" interne à Shell en venait aux mêmes conclusions en 1984. "Les scientifiques s'accordent largement à dire que l'augmentation des gaz à effet de serre est à l'origine du réchauffement climatique" et les modèles prédisent "des changements importants du niveau de la mer, des courants océaniques, des régimes de précipitations, des températures régionales et des conditions météorologiques", écrivaient-ils dans un rapport confidentiel cité par De Correspondent. Mais dix ans plus tard, en 1994, un nouveau document interne discrédite la parole scientifique : "Toute mesure politique devrait explicitement tenir compte des faiblesses du raisonnement scientifique."
En France, même histoire. Le magazine interne de Total a publié en 1971 un article sur "la pollution atmosphérique et le climat". "Depuis le XIXe siècle, l'homme brûle en quantité chaque jour croissante des combustibles fossiles, charbons et hydrocarbures. Cette opération aboutit à la libération de quantités énormes de gaz carbonique (...) Cette augmentation de la teneur est assez préoccupante : en effet, le gaz carbonique joue un grand rôle dans l'équilibre thermique de l'atmosphère", pouvait-on lire, comme rapporté dans l'article de Global Environmental Change. Devant ce constat, les "entreprises françaises Total et Elf commencent alors à mettre en avant les 'incertitudes' des sciences du climat chacune dans leur communication (...) et vont développer un lobbying efficace contre les premières tentatives de politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre", rapportent les chercheurs.
Plus largement, un rapport réalisé par l'ONG britannique InfluenceMap* a révélé que les cinq principaux groupes pétroliers et gaziers ont, depuis la COP21 fin 2015, dépensé un milliard de dollars en lobbying et relations publiques "contraires" aux conclusions de l'accord de Paris sur le climat. Malgré leur soutien affiché à la maîtrise du changement climatique, ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et Total ont dépensé quelque 200 millions par an pour "influencer l'agenda climatique", selon Dylan Tanner, directeur de cette ONG chargée de suivre l'action d'influence des entreprises. Il évoque "un continuum d'actions", qu'il s'agisse d'attaquer ou de contrôler les réglementations ou d'orienter les médias. Des conclusions rejetées par Chevron et Shell.
Des procédures en justice sont-elles en cours ?
Les affaires se multiplient, des deux côtés de l'Atlantique. Aux Etats-Unis, le groupe ExxonMobil a été visé pas plusieurs procédures. Parmi elles, un juge new-yorkais a débouté fin 2019 l'Etat de New York, qui accusait le géant pétrolier américain d'avoir trompé les investisseurs sur l'impact financier du changement climatique sur son activité, estimant qu'il n'avait pas présenté "suffisamment de preuves".
Dans une plainte plus large, l'Etat du Massachusetts accuse Exxon d'avoir trompé non seulement les investisseurs, mais aussi les consommateurs. "Exxon connaît depuis des décennies l'impact catastrophique sur le climat de la combustion des énergies fossiles, son principal produit", fait notamment valoir la procureure générale de cet Etat, Maura Healey. "Contrairement à leurs affirmations, la compréhension d'ExxonMobil du changement climatique a suivi le consensus scientifique sur le [sujet], et ses recherches sur la question ont été publiées dans des revues accessibles au public", s'est défendue la société*. La procédure est toujours en cours.
En mai dernier, un tribunal néerlandais a, de son côté, ordonné à Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d'ici fin 2030, dans l'affaire appelée "le peuple contre Shell" et lancée par un collectif d'ONG, dont Les amis de la Terre et Greenpeace. Le géant pétrolier a fait appel de cette décision. En France, enfin, un collectif de plusieurs villes et ONG parmi lesquelles Bayonne, Grenoble, Nanterre, France nature environnement (FNE) ou l'association Sherpa ont annoncé en janvier 2020 avoir assigné Total en justice pour "inaction climatique".
Hors des tribunaux, les dirigeants d'ExxonMobil, BP, Chevron et Shell sont convoqués devant le Congrès américain le 28 octobre pour une audition au sujet de la désinformation sur le changement climatique.
* Tous ces liens renvoient vers des articles ou des contenus en langue anglaise
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