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Christophe Cupelin dans la tête du «Capitaine Thomas Sankara»
Le cinéaste suisse Christophe Cupelin signe «Capitaine Thomas Sankara», documentaire intimiste sur l'ancien président burkinabè, devenu l'îcône d'une génération, notamment sur le continent africain.
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Votre film n'a pas été retenu en 2013 dans la sélection du Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (Fespaco). Vous n'avez pu le montrer aux Burkinabè qu'après la révolution d'octobre 2014 lors de la dernière édition du festival en 2015. Quand vous évaluez ce travail artistique à l'aune de la situation politique actuelle du Burkina Faso – la campagne pour la présidentielle bat son plein et le général Diendéré est en prison –, quelles réflexions vous viennent à l'esprit?
C'est une grande fierté et un grand soulagement que tous les salauds soient en prison parce que ça fait plus de 25 ans que ça dure. Diendéré est suspecté dans l'assasinat de Thomas Sankara : c'est lui qui aurait piloté le commando qui l'a assassiné. L'un des premiers crimes auxquels il doit répondre, c'est l'assassinat de Sankara. Son deuxième crime, c'est le putsch de septembre 2015 où des gens sont encore morts pour rien. Diendéré doit être traduit en justice. Il est emprisonné, je fais confiance aux autorités burkinabè pour un procès juste et équitable.
Pour revenir au film, en 2013, je l'ai proposé au directeur du Fespaco de l'époque, Michel Oueadraogo. Il m'avait dit que le Burkina etait un pays démocratique qui pouvait diffuser un tel document. Mais plus tard, il m'a fait savoir que que le scénario n'était pas bon. Le film n'est donc pas passé au Fespaco à mon grand étonnement. Je veux bien qu'on me fasse une critique de cinéma mais comme l'œuvre a fait le tour du monde, je ne comprends pas pourquoi mon film est bon sauf au Burkina. Les Burkinabè auraient-ils un niveau d'exigence si élevé qu'ils considèrent que le film ne mérite pas d'être vu? Non, évidemment. C'était une façon de refuser le film de manière polie. Quand le film a été projeté en 2015, c'était une belle revanche. Entretemps, M.Ouedraogo a été démis de ses fonctions en décembre 2014. J'ai alors de nouveau présenté le documentaire et, cette fois-ci, il a été sélectionné.
Personnellement, c'est comme si j'avais retenu ma respiration pendant 25 ans. M.Blaise Compaoré a tenté d'effacer la mémoire de Sankara. C'est comme si tout le monde était en apnée depuis un quart de siècle. Présenter sur grand écran des images de Sankara a peut-être permis à tout le monde de se relâcher, de relâcher la tension et de se rappeler des bons souvenirs. Et des mauvais également parce que tout le monde n'est pas sankariste ou ne jure que pas la révolution. Ce film, qui est un objet cinématographique, est devenu un objet social. Les Burkinabè se sont réaccaparés Sankara. Ils en discutaient au bureau, dans la rue...
Vous faites un portrait assez intimiste de Thomas Sankara. On a l'impression d'être dans la tête d'un dirigeant qui est lui-même dans le quotidien de ses concitoyens. Vous vouliez aller au-delà de l'héritage politique?
J'ai besoin d'entrer dans la tête du personnage. J'ai le sentiment d'avoir raconté la vie de Thomas Sankara au travers de ces archives comme les Burkinabè la relatent. C'est la mémoire orale qui m'a guidé dans la construction du film. Je suis passionné par ce personnage, parfois j'aime à dire que j'en suis amoureux. C'est un film forcément subjectif. J'ai essayé de lui rendre service le plus possible tout en rendant service au téléspectateur puisque je ne voulais pas en faire une icône. C'est l'interview de Mme Nagel que j'ai trouvée en 2010 qui m'a permis de finaliser le montage. Sankara y reconnaît qu'il a commis 10.000 erreurs pour 2-3-4 victoires. Il était plus intelligent que je ne le pensais.
On sait beaucoup de choses sur Thomas Sankara. En réalisant ce documentaire, qu'avez-vous découvert d'inédit sur lui?
En 2007, je découvre des images d'archives publiées sur Internet, notamment le discours sur la dette à Addis Abeba (en Ethiopie, lors de l'assemblée générale de l'ancêtre de l'Union africaine, NDLR). Je connaissais ce discours par cœur parce qu'il a été retranscrit. Mais on n'a jamais vu Sankara le prononcer. La plus grande émotion a été d'avoir l'image avec le texte. Ces images ont été invisibles pendant 20 ans. Chaque fois que je projette le film, j'apprends des choses inédites grâce aux spectateurs qui me racontent parfois des anecdotes. Des centaines m'ont été relatées et ça ne fait que confirmer tout le bien que je pense du personnage. Ce qui me frappe le plus, c'est peut-être ce témoignage audio sur son ami Blaise Compaoré. Tout le monde l'avait lu mais l'entendre, c'est une autre expérience. Tout le matériel que j'ai trouvé a renforcé la vérité historique.
En regardant le documentaire, le spectateur est surpris de tomber sur des images saturées par la couleur. Quelle est la signification de cet effet?
Le matériel n'était pas bon. J'ai donc tenté ainsi de l'améliorer mais quand j'ai vu que c'était impossible, j'ai essayé autre chose. Je navigue ainsi sur l'idée, qui traverse l'esprit de certains, qu'un homme aussi intègre n'a pas pu exister : un président féministe, écologiste, qui ne vole pas l'argent du peuple... C'est une façon de dissocier le vraisemblable de l'invraisemblable. Les images des journalistes de la télévision française sont par exemple colorisées. C'est une manière de remettre en cause la véracité de leurs propos. Il y a un côté «c'est le message que l'on vous délivre mais il n'est pas forcément vrai». J'ai été certainement marqué par Chris Marker qui colorise ainsi les images d'archives.
Vous parlez du fait que Sankara peut paraître irréel. Il y a comme une fatalité dans sa disparition. Autrement, le pouvoir ne l'aurait-il pas finalement compromis d'autant qu'il l'était déjà quelque peu avec la détention de prisonniers politiques?
Je pense que non. Il peut pas devenir comme Museveni (l'actuel président ougandais), dos Santos (le président angolais)... Son but n'était pas de rester au pouvoir le plus longtemps possible. Il arrive d'ailleurs au pouvoir par défaut. Parmi la nouvelle génération d'officiers qui prend le pouvoir, c'est Sankara le plus brillant et c'est donc lui qu'on pousse devant. Il a toujours pris ses responsabilités face à un collectif. Quand les gens lui disaient qu'il exagère, qu'il va trop vite, que la population ne comprend pas ses mots d'ordre... il était prêt à démissionner. Par contre, il assume son pouvoir jusqu'au bout et donc jusqu'à la mort. Quand on lui dit que Blaise (Compaoré) veut le tuer et qu'il doit s'en débarasser avant, il dit non.
C'est d'ailleurs l'un des arguments de Blaise Compaoré pour expliquer le coup d'Etat...
Il l'a inventé de toutes pièces. C'est parce que des gens dans l'entourage de Thomas Sankara disaient qu'ils allaient «régler le compte de Blaise». Mais Sankara leur rétorquait : «Si vous touchez à un poil de Blaise, c'est moi qui vous enferme.» D'autres lui demandent de s'exiler pour fuir cette menace. «Rawlings (l'ancien président ghanéen) est prêt à t'acceuillir, toi et tes proches au Ghana», lui disent-ils. Thomas Sankara savait qu'il allait mourir d'une certaine manière. Il était trop engagé pour se faire des illusions sur sa longévité.
Vous avez d'autres projets sur le Burkina?
Mais je ne sais pas si je pourrai les réaliser. J'ai une histoire d'amour avec ce pays. A la fois je ne me suis jamais senti aussi proche mais en même temps aussi loin des Burkinabè. Certains jeunes me disent: «Mais toi, tu es quand même Blanc ! On s'en fout que tu aimes notre pays.» C'est étrange pour moi: je ne me sens pas reconnu là où je pensais l'être. Cela me déçoit parce que Sankara a projeté le peuple burkinabè dans le monde: «Nous sommes fiers d'être Burkinabè, d'être Africains, Noirs... Le peuple du Burkina doit rencontrer les autres peuples.» Notre histoire d'amitié avec le Burkina en est une illustration. On a tissé des ponts entre le Nord et le Sud, la Suisse et le Burkina Faso. Mais aujourd'hui, c'est comme si on revenait en arrière en mettant des barrières entre Noirs et Blancs.
En écoutant vos analyses, on a l'impression que Sankara est resté une figure mythique dont l'héritage politique est finalement assez mince, comme si son message s'était dissout...
Les gens se réapproprient ce qu'ils veulent de Thomas Sankara. En premier lieu, son intégrité puisque tous les politiciens burkinabè sont corrompus, Blaise Compaoré le premier. La figure de Sankara est parfaite pour s'opposer à tout cet affairisme. Oui, j'ai cette impression même si j'ai de la peine à l'évaluer. J'ai l'impression qu'on caricature Sankara, qu'on le simplifie....
Et les sankaristes dont le candidat à la présidentielle est soutenu par sa veuve?
Pour moi, le sankarisme ne doit pas exister parce qu'un individu ne peut pas créer un courant de pensée sur son seul nom. Je ne connais pas leur programme. Je n'en vois pas un qui arrive à la cheville de Sankara.
Dans le paysage politique africain, quel homme pourrait-on comparer à Sankara?
Certains le comparent à Amin Dada (ancien président ougandais). Il a assassiné 300.000 de ses concitoyens... Sous Sankara, il y a eu peut-être une dizaine de morts et, lui, il ne les a pas fait assassiner. On ne peut pas comparer Amin Dada et Sankara juste parce qu'il y a une lutte révolutionnaire ou anti-impérialiste ! Idem pour Gbagbo (l'ancien président ivoirien). Je ne connais pas tout le monde mais l'ancien président de l'Uruguay (Pepe Mujica, NDLR) pourrait lui être comparé. Alors qu'il était président, il avait gardé son salaire de fonctionnaire, sa petite maison et sa petite voiture. C'est l'homme politique qui se rapproche le plus de Sankara actuellement. Dans l'Histoire, c'est Allende (Salvador). L'ancien président chilien est un symbole de la lutte anti-impérialiste comme Sankara.
«Capitaine Thomas Sankara», un documentaire de Christophe Cupelin
Sortie française : 25 novembre 2015
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