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«Frontières»: «femmes combattantes» et «intégration» vues par Apolline Traoré

La cinéaste burkinabè Apolline Traoré signe avec brio «Frontières», qui est sorti dans les salles françaises le 23 mai 2018. Le film dénonce les tracasseries administratives subies par de nombreux citoyens qui empruntent les routes en Afrique de l'Ouest, notamment les femmes, qui restent sans conteste les plus vulnérables.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Affiche du film «Frontières» réalisé par Apolline Traoré (DR)


Pendant près d'une semaine, Frontières emmène le spectateur sur les traces d'Adjara (Amélie Mbaye) qui quitte le Sénégal en bus pour le Nigeria, où elle compte acheter des marchandises pour les revendre. Sur son chemin, de Bamako (Mali) à Cotonou (Bénin) via Ouagadougou (Burkina Faso), elle croisera d'autres femmes, notamment Emma (Naky Sy Savané) qui a l'habitude de faire le voyage. A ce duo vont se joindre d'autres femmes à travers lesquelles la réalisatrice burkinabè Apolline Traoré raconte les risques et tracas administratifs dont elles sont victimes dans un espace où la libre circulation est censée être appliquée. Le résultat est un road movie rythmé et réaliste sur ces voyages qu'entreprennent chaque jour des milliers de citoyens de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao). 




Comment est née l’idée du film «Frontières»?
Des femmes commerçantes que je voyais batailler dans les marchés partout sur le continent. On entend beaucoup dire qu’elles vont se ravitailler au Sénégal, au Bénin, au Nigeria ou encore au Ghana. J'ai pensé que ce serait une belle histoire à raconter d’autant qu'on ne parle que de migrations Sud-Nord. J’ai d'abord  écrit un scénario, puis je suis allée sur le terrain. Accompagnée d’une équipe, je suis partie trois semaines pour être le plus vrai possible. Je voulais parler de ces femmes combattantes, d’intégration et des richesses du continent: des paysages du Sahel jusqu'à la côte, des langues utilisées dans chaque pays traversé…

Les destins de femmes vous intéressent aussi beaucoup. Dans «Moi Zaphira», il s’agissait  déjà d’un portrait de femme…
J’ai grandi aux Etats-Unis (Apolline Traoré, dont le père est diplomate, a quitté le Burkina Faso avec sa famille à l’âge de 7 ans, s’est installée à 17 ans aux Etats-Unis où elle a vécu une quinzaine d’années, NDLR). Ma vie d’adulte, de femme s’est construite dans ce pays. Ma personnalité, un peu trop franche, dirait-on, me vient de là-bas. Et quand j’ai commencé à retourner au Burkina Faso, les conditions de vie des femmes, la façon dont elles semblaient tout subir ou encore la façon dont elles se battaient en vain m’énervait ou me révoltait. On me qualifie de féministe parce que je m’intéresse aux femmes. C’est avant tout une question de sensibilité. Demain, si je suis sensible à une histoire qui tourne autour d’un homme, je la traiterai bien évidemment.


La cinéaste burkinabè Apolline Traoré lors de la projection de son film, Frontières, au Fespaco le 26 février 2017 à Ouagadougou (Burkina Faso) (ISSOUF SANOGO / AFP)

Votre film est très réaliste quand on a eu l’occasion de faire ce trajet. Vous le décrivez plein d’embûches, notamment du fait des formalités qu'imposent de façon arbitraire les douaniers alors que les citoyens sont censés circuler librement dans cet espace de la Cédéao. Comment l’organisation a-t-elle accueilli votre film?
Elle a financé le film. Elle a mis en place une loi et les responsables de la Cédéao sont favorables à ce que la situation soit dépeinte telle qu'elle est dans la mesure où ils ne parviennent pas à instaurer cette libre circulation à cause de tout ce que je montre dans le film (Frontières est notamment reparti avec le prix spécial Cédéao de l’intégration pour le meilleur film ouest-africain lors de la 25e édition du Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou en 2017, NDLR). Quand j’ai écrit le scénario, j’avais une appréhension quant au traitement de la question du viol qui mettait en cause un douanier. J’ai donc envoyé le scénario au directeur de la douane au Burkina Faso en me disant que sa réaction m’orienterait. Une semaine plus tard, je l’ai contacté et il m’a bien parlé de la scène en question, mais pour me dire qu’il comprenait tout à fait ma démarche.

Quel a été votre pire cauchemar pendant le tournage de «Frontières»? 
Nous avons accumulé les problèmes dès notre arrivée au Bénin. D’abord, l’ingénieur son n’en pouvait plus. Ensuite, une scène du braquage que nous tournions a été prise en photo et le cliché a été balancé sur les réseaux sociaux. En moins de dix minutes, la gendarmerie a débarqué, arme au poing, et elle a failli écraser un de mes comédiens. Heureusement que les gendarmes sont arrivés pendant que je donnais des instructions. S’ils étaient arrivés quelques minutes plus tard, pendant que nous tournions, ils tiraient… Car la scène était tellement violente que les gendarmes y auraient vraiment cru. L'équipe et les sept camions de la production ont été embarqués par la gendarmerie. Nous avons été finalement libérés. Mais le lendemain, 80% de l’équipe était victime d’une intoxication alimentaire. A ce moment-là, je me suis dit que je ne terminerais jamais ce film. 

Adjara (Amélie Mbaye) aux prises avec un douanier. (DR)


Comment êtes-vous arrivée au cinéma?
C’est un rêve d’enfant. Quand j’ai eu mon bac, cela a été une évidence. C’était dur parce que mon père ne voulait pas. Je me suis vraiment battue. Pour lui, ce n’était pas un métier. Et aujourd’hui, c’est mon plus grand fan! La condition pour qu’il finance mes études de cinéma a été de faire autre chose avant. Je me suis inscrite en hôtellerie. Pour lui, il fallait que j’ai un diplôme au cas où ça ne marcherait pas. Dès que je l'ai eu, j'ai pu donner corps à mon rêve. 
 
Quelles sont vos références cinématographiques sur le continent et ailleurs? 
Je ne parlerai pas de référence mais de quelqu’un qui m’a beaucoup soutenue. Idrissa Ouédraogo (le cinéaste burkinbè disparu en février 2018) m’a tenu la main. Il a été mon mentor parce que j’étais complètement perdue quand je suis rentrée au Burkina. Il a produit mes premiers films. C’est lui qui m’a ouvert au cinéma africain. J’ai connu ce cinéma à travers lui. Et j’essaie d’en apprendre davantage tout en essayant de me détacher de cette culture américaine. Autrement, je suis touchée et impressionnée par le travail du cinéaste polonais Krzysztof Kieślowski, l'auteur de la trilogie Bleu, Blanc, Rouge. C'était ma bible pendant mes études de cinéma. J'ai vu tout ce qu'il a fait. Son cinéma m'a beaucoup marquée. 

Quels sont vos projets? 
J'écris un autre film qui devrait se dérouler en Côte d’Ivoire. Frontières a été un film difficile et je pense que le prochain le sera tout autant (sourire). Mais j’aime relever des défis. Cependant, j’ai envie, cette fois-ci, d’avoir un producteur pour faire mieux. J’ai écrit, réalisé et produit Frontières. J’ai tout fait et l'expérience a été douloureuse. C’est la dernière fois que j’assure la production. Je ne suis pas formée pour ça, je n’aime pas le faire et cela me déconcentre.

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