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Maryse Condé, prix Nobel alternatif, a accompli "son travail de passeur d'expérience et de mémoire"

Avec l'écrivaine Maryse Condé, ils ont en partage leurs racines guadeloupéennes et le goût de l'écriture. Osange Silou, journaliste et amie de l'écrivaine guadeloupéenne, et Franck Salin, auteur et cinéaste qui l’a côtoyée, racontent leur "Maryse"  au travers, entre autres, de ses relations avec un continent africain trop idéalisé. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
L'écrivaine française Maryse Condé recevra le «nouveau prix de littérature», prix Nobel de littérature alternatif, le 9 décembre 2018 en Suède.  (ULF ANDERSEN / AURIMAGES / ULF ANDERSEN)

"A plusieurs reprises, nombreux parmi ses lecteurs se sont demandés pourquoi elle n’avait pas décroché le prix Nobel, au vu de la qualité de son œuvre. Maryse Condé a reçu ce prix Nobel alternatif : tous ceux qui admirent son travail en sont très heureux et les Guadeloupéens très fiers", estime l'écrivain et cinéaste Franck Salin. Maryse Condé, auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, a finalement remporté en octobre 2018 le "nouveau prix de littérature", instauré à l’initiative d’une centaine d’auteurs suédois, pour remplacer le prix Nobel de littérature absent,  pour cause d’académie secouée par un scandale sexuel.

L'œuvre de Maryse Condé est fortement marquée par ses rapports avec le continent africain, qui lui inspirera son premier grand succès Ségou (Robert Laffont, 1984-1985), livré en deux tomes et dédié "à son aïeule bambara". A travers la famille de Dousika Traoré, l’écrivaine guadeloupéenne relate la décadence de la ville malienne de Ségou, "perle du royaume des Bambaras", à la fin du XVIIIe siècle. "Cela a été un succès fou, se souvient Catherine Bailly, l’une des libraires des Guetteurs du vent, à Paris. J’en ai vendu des tonnes !"

Une cruelle désillusion 

"L’Afrique, quand je l’avais découverte en hypokhâgne, écrit Maryse Condé dans sa deuxième autobiographie, La Vie sans fards (Lattès, 2012), n’était rien de plus qu’un objet littéraire (…) Cependant, au fur et à mesure, les réalités africaines avaient occupé dans ma vie une place de plus en plus grande. Je ne voulais plus songer aux Antilles qui évoquaient des souvenirs trop douloureux."  

En 1959, l'auteur française s’offre son rêve africain en s’expatriant sur le continent, mais le désenchantement n’est pas loin. "Elle a vécu plusieurs années en Afrique (Mali, Ghana, Côte d'Ivoire ou encore Guinée)explique le réalisateur guadeloupéen Franck Salin, épousé un Africain (Mamadou Condé, guinéen dont elle a gardé le nom) et a eu des enfants. Comme beaucoup d’Antillais et de noirs américains, elle a été en Afrique avec une vision très idéaliste du continent".  

L’idéal "s’est brisé sur la dureté du réel et elle en a beaucoup souffert", poursuit Franck Salin. "Nous, les descendants des Africains qui ont été déportés en Amérique, avons une propension à croire que la couleur peut faire office de fraternité, que nous sommes frères parce que nous sommes noirs. Pour un Antillais et un Afro-Américain, cela fait sens parce que nous sommes issus d’un système où notre identité est liée à la couleur de peau et qui a fait de nous des nègres. Mais l’Afrique n’a pas la même histoire (…) Maryse Condé, en allant en Afrique, est venue avec cette histoire qui a forgé les descendants d’esclaves dans la Caraïbe. S'y sentir étrangère, alors qu’elle se pensait être chez elle, a pu la faire souffrir". 

Pour la journaliste guadeloupéenne Osange Silou, amie de l'écrivaine, "elle a vécu ce décalage d'autant plus violemment qu'elle s'est mariée à un Guinéen. Quand elle est partie à la rencontre de sa famille, elle s'attendait à ce qu'on l'accueille à bras ouverts. Au contraire, c'était plutôt ses hôtes qui avaient une valise de demandes auxquelles elle ne pouvait pas forcément répondre."   

"Un geste littéraire remarquable"

C'est dans La Vie sans fards qu'elle narre, entre autres, longuement sa douloureuse expérience africaine. Une nouvelle preuve de son talent qui se distingue par "sa sincérité et son exigence", selon Franck Salin. "Maryse Condé a été particulièrement loin dans ce livre où elle parle vraiment d’elle, où elle expose ses doutes et ses échecs (...) Tous les artistes peuvent être tentés par le désir de se construire un portrait un peu flatteur en espérant laisser, au soir de leur vie, une image flamboyante et solaire. Mais elle a été au bout de sa vérité en racontant ses quarante premières années. C’est un geste littéraire remarquable. C’est le signe d’une très grande intelligence et d’une très grande force de caractère."

"Son écriture, renchérit Osange Silou, est à l’image de cette liberté qu’elle a acquise à force de coups de poings et ses romans sont autant de coups de poing. On voulait qu’elle se fasse toute petite, elle est grande et elle a crié. Elle a été en désaccord avec la Guadeloupe, avec la manière dont elle a été éduquée, la manière dont la société guadeloupéenne est structurée, la manière dont la femme noire est perçue et tout cela elle l’a écrit (...) On a voulu qu’elle se taise, elle a toujours parlé de choses que l’on doit normalement taire. Exemple : les difficultés qu’elle a eues à vivre en Afrique. En général, on dit que tout y est beau, parfait et on met un mouchoir dessus et on n’en parle pas, sauf peut-être en privé."  

En partageant ainsi son ressenti avec le plus grand nombre, elle a accompli "son travail de passeur d'expérience et de mémoire", analyse Franck Salin. "En écrivant sans détour sur ses expériences, elle permet aux générations actuelles et futures d’avoir une approche un peu moins niaise de l’Afrique et de construire des relations entre Africains et afro-descendants beaucoup plus sereines et lucides."

"Un écrivain majeur de la francophonie"

Il y a l'Afrique, mais il y a aussi la Guadeloupe. La femme libre qu'elle est n'a jamais caché ses opinions politiques relatives à son île natale, à qui elle a dédié sa récompense. "Maryse Condé, souligne Franck Salin, a eu un engagement politique assez clair : elle était plutôt proche des milieux nationalistes (indépendantistes). La Guadeloupe est un département français, mais celui dans lequel elle est née (en 1934) était une colonie. Les relations entre la Guadeloupe et l’Etat français sont marquées par cette histoire coloniale. Maryse Condé aborde de façon très frontale le sujet. Ce qui n’a pas toujours plu. Aujourd’hui, pour tous les Guadeloupéens, elle est sur un piédestal. Mais cela n’a pas toujours été le cas."

A Franck Salin, Maryse Condé a confié qu'elle aurait aimé "servir la Guadeloupe". "Cela n’a pas pu se faire et elle est devenue professeur à l’université de Columbia aux Etats-Unis. Maryse Condé aurait pu être reconnue plus tôt en Guadeloupe… et en France. Mais est-elle vraiment reconnue à sa juste valeur en France? Je pense que non. Ce prix Nobel 'alternatif' aidera peut-être à sa reconnaissance dans ce pays."

Aujourd'hui, celle de ses lecteurs et de ses pairs est tangible."Maryse est un écrivain majeur de la francophonie : on s’en rendra compte dans les années à venir", résume Osange Silou. "Césaire et Glissant sont des monuments si énormes de la littérature antillaise, des baobabs, qu’on n'a pas vu l’arbre qu’est Maryse Condé. Ces deux grands lui ont fait de l’ombre, mais je pense que les gens, avec le prix Nobel ‘alternatif’, ont (re)découvert l’écrivain. Elle est de plus en plus lue et de manière systématique."   

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