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Oscars 2020 : le film nigérian "Lionheart" disqualifié pour avoir été majoritairement tourné en anglais

La langue de Shakespeare est pourtant l'unique langue officielle du Nigeria.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
La comédienne Genevieve Nnaji dans une scène du film "Lionheart" qu'elle a a réalisé. Le premier film que le Nigeria ait jamais présenté aux Oscars dans la catégorie "meilleur film international" a été retoqué par l'Académie. (TORONTO FILM FESTIVAL)

Lionheart, le premier film nigérian qui aurait pu prétendre à un Oscar dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère – récemment rebaptisée Best international feature film (meilleur film international) , a été disqualifié. Les votants ont appris la nouvelle par courrier le 4 novembre 2019. La raison : on y parle majoritairement anglais. Les règles de l'Académie américaine (Academy of Motion Picure Arts and Sciences, AMPAS) sont simples : "Un film international se définit comme un long métrage de cinéma (plus de 40 minutes), produit en dehors des Etats-Unis, dont les dialogues ne sont pas principalement en anglais."

Des règles qui ont de nouveau été rappelées, suite à la polémique déclenchée par cette décision, rapporte Variety. "En avril 2019, nous avons annoncé que le nom de la catégorie 'film en langue étrangère' a été remplacé par 'film international'. Nous avons également confirmé que les règles pour la catégorie ne changeraient pas. L’intention du prix reste la même : (distinguer) les films produits en dehors des Etats-Unis dans des langues autres que l’anglais." L'Académie explique sa décision par le fait qu'elle a découvert que Lionheart "ne (comprenait) que 11 minutes de dialogue non anglais (en igbo, l'une des principales langues du Nigeria, sur les 95 minutes du film), ce qui le rend inéligible pour cette catégorie de récompense".

Cette règle est scrupuleusement respectée par les pays anglophones, notamment le Royaume-Uni qui a présenté pour la 92e édition des Oscars le film réalisé par le réalisateur britannique Chiwetel Ejiofor (né de parents nigérians appartenant à l'ethnie igbo) dont il partage l'affiche avec la comédienne française Aïssa Maïga. Le Garçon qui dompta le vent a été tourné en anglais et en chichewa, une langue du Malawi.  

Trop d'anglais pour un "film international"

Le Nigeria, une ancienne colonie britannique, se voit ainsi privé de candidat, alors que l'anglais est son unique langue officielle. La cinéaste afro-américaine Ava DuVernay, figure très engagée pour la diversité aux Etats-Unis, a été l'une des premières à critiquer la décision de l'Académie. Dans un tweet, elle note que l'institution américaine semble condamner toute future candidature nigériane, si elle fait usage de la langue de Shakespeare. "Etes-vous en train d'empêcher à jamais ce pays de concourir pour un Oscar dans sa langue officielle ?", interroge-t-elle. 

Appuyant les propos de la cinéaste américaine, Geneviève Nnaji, la réalisatrice de Lionheart, a insisté sur la diversité linguistique de son pays dans une série de tweets, soulignant que l'anglais était le "pont" reliant entre elles les quelque 500 langues du Nigeria.

"Ce n’est pas différent de la manière dont le français lie les communautés dans les anciennes colonies françaises. Nous n'avons pas choisi notre colonisateur. Plus que jamais, ce film et beaucoup d’autres sont fiers d'être nigérians", a poursuivi la star de Nollywood, qui fait ses premiers pas dans la réalisation avec Lionheart, le premier film nigérian dont Netflix a acquis les droits de distribution. 

Double peine

Face à la nouvelle, certains Nigérians ont exprimé leur déception sur la toile, s'estimant lésés pour avoir été une ancienne colonie. La journaliste et écrivaine britannique Afua Hirsh, une métisse aux origines ghanéennes (un pays qui fut également une ancienne colonie britannique), résume bien ce sentiment qui a émergé sur les réseaux sociaux ces dernières heures. "Alors maintenant, nous sommes pénalisés pour avoir été colonisés par la Grande-Bretagne ? Wow. Quelqu'un peut-il donner un cours d'histoire à @TheAcademy ?", a-t-elle écrit. 

Aux Etats-Unis, la comédienne américaine Kerry Washington semble être du même avis. Elle a réagi positivement à un tweet, qui critique la colonisation dans un langage peu châtié, en réaction à la disqualification de Lionheart

La star de la série politique Scandal, mariée à l'ancien footballeur américain Nnamdi Asomugha, né de parents nigérians, avait chaleureusement félicité Geneviève Nnaji lors de la sélection de son film en octobre 2019. Kerry Washington avait même échangé quelques mots en igbo, langue commune à son époux et à la cinéaste, où il était question de partager un repas.

Pour d'autres, "les règles sont les règles". Un point de vue partagé par le comité de sélection nigérian qui compte bien s'y plier la prochaine fois. "Lionheart s'est conformé aux exigences liées à la technique, à l'histoire, au son et à l'image, sauf à celle de la langue définie par la matrice de sélection de l’Académie (...)", a admis Chineze Anyaene, le président du comité, rapporte CNN.  

Remises en question

A la décharge de Lionheart, le film traduit pourtant bien les habitudes linguistiques du pays. Dans la plupart des ex-colonies, les langues vernaculaires cohabitent avec celle héritée du colonisateur. En outre, le scénario de Lionheart justifie amplement l'usage de l'anglais. Le long métrage raconte une guerre de pouvoirs au sein d'une grande entreprise de transport.

Quant à l'igbo – dans laquelle est tournée en partie la fiction , il est utilisé dans un cadre moins formel, à savoir la famille et les échanges quotidiens. On peut également entendre dans le long métrage le pidgin (argot, qui est un mélange justement de l'anglais et des langues du pays), utilisé par tous, et le haoussa, une autre langue largement usitée au Nigeria. "Ce film illustre la façon dont nous exprimons au Nigeria", a d'ailleurs souligné Geneviève Nnaji dans l'un de ses tweets. 

La polémique dont l'Académie est à l'origine pose une véritable question de fond à laquelle le linguiste nigérian Kọ́lá Túbọ̀sún répond en partie. Il estime, lui, que le véritable argument contre cette décision est d'admettre que l'anglais du Nigeria "est une langue étrangère". 

Cependant, l'affaire Lionheart ravive surtout un autre débat dont les enjeux ont été récemment exposés par l'éditorialiste Oludamola Adebowale, spécialiste des questions patrimoniales, dans les colonnes du journal bien nigérian The Guardian. "Plus de 520 langues sont parlées au Nigeria. Mais la langue officielle du Nigeria demeure la 'langue anglaise', une langue coloniale mise en place pour faciliter les échanges commerciaux, faciliter le dialogue et faciliter l’infiltration des puissances coloniales dans le pays et son arrière-pays." Comme lui, beaucoup suggèrent désormais ainsi que le Nigeria se trouve une nouvelle lingua franca. Et le pidgin part favori. 

L'Afrique, un continent souvent absent des prétendants aux Oscars

Pour l'heure, la position de l'institution américaine met surtout en lumière la rareté des films africains en lice pour l'Oscar du meilleur film international. Face aux critiques soulevées, l'Academie, qui paraît aujourd'hui ferme sur ses positions, pourrait certainement être appelée à tenir compte de cette singularité linguistique des anciennes colonies britanniques sur le continent africain. Contrairement à l'Inde, par exemple, certains Etats comme le Nigeria n'ont que l'anglais comme langue officielle en dépit de leur grande diversité linguistique.

Une telle démarche s'inscrirait naturellement dans la volonté de l'institution américaine de gagner en diversité. Un processus qui a vu l'entrée de plusieurs personnalités du cinéma nigérian, communément appelé Nollywood, et de celles de l'industrie cinématographique africaine dans les rangs de l'Académie. 

Knuckle City de Jahmil X.T. Qubeka (Afrique du Sud), Papicha de Mounia Meddour (Algérie), Poisonous Roses d'Ahmed Fawzi Saleh (Egypte), Running against the Wind de Jan Philipp Weyl (Ethiopie), Azali de Kwabena Gyansah (Ghana), Subira de Ravneet Singh "Sippy" Chadha (Kenya), Adam de Maryam Touzani (Maroc), Atlantique de Mati Diop (Sénégal) et Weldi de Mohamed Ben Attia (Tunisie) sont les autres films africains en lice dans cette catégorie où 93 candidatures avaient été initialement retenues. Elles sont désormais réduites à 92.

A l'instar du Nigeria, c'est la première fois que le Ghana proposait un film dans cette catégorie où l'Afrique du Sud est le pays africain qui compte le plus d'œuvres ayant concouru pour cet Oscar. Mon nom est Tsotsi de Gavin Hood, dans lequel trois langues officielles sud-africaines cohabitaient – anglais, afrikaans et zulu (le pays en compte 11 au total)  a remporté en 2006 l'Oscar du meilleur film en langue étrangère. La liste des films pré-sélectionnés sera connue le 16 décembre et les films nommés le 13 janvier. La 92e cérémonie des Oscars se déroulera le dimanche 9 février 2020 à Los Angeles, aux Etats-Unis.  

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