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Saint-Louis du Sénégal et Lille: faut-il déboulonner le général Faidherbe?

Né il y a tout juste 200 ans en 1818 (et mort en 1889), le général Louis Faidherbe revient dans l’actualité… par le biais de ses statues. Au Sénégal et en France, des associations demandent que l’on déboulonne les statues d’un colonisateur qui a mené «une guerre d’extermination». L’affaire déclenche un débat mémoriel dans les deux pays.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
La statue de Louis Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal. (DJIBRIL SY / AFP)

Le 5 septembre 2017, de fortes pluies tombent sur la ville de Saint-Louis (nord-ouest du Sénégal), ancienne capitale de l’Afrique occidentale française. Elles déboulonnent de son piédestal la statue (érigée en 1891) de Faidherbe, qui fut gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861, puis de 1863 à 1865. Sur son socle, on peut d’ailleurs lire: «A son gouverneur L.Faidherbe le Sénégal reconnaissant».

Sur les réseaux sociaux, certains se réjouissent de ce déboulonnage dû aux intempéries…

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Mais un peu plus de deux semaines plus tard, la statue est réinstallée sur son socle.

«Conquérant colonial» et gouverneur «bâtisseur»
«C'était l'occasion rêvée de s'en débarrasser une fois pour toute mais la municipalité a décidé contre toute attente de la remettre, ce qui a soulevé beaucoup de colère», regrette l’historien Khadim N'Diaye, membre du Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe.  

Le magazine Géo voit en lui un «''pacificateur'' impitoyable» qui a soumis «par la force tout l’arrière-pays en conquérant le royaume wolof et en repoussant les Maures et les Toucouleurs» (population de langue peule).

Selon Abdoul Hadir Aïdara, lui aussi historien et ex-directeur du Centre de recherches et de documentation de Saint-Louis, Faidherbe était «un conquérant colonial, sabreur des populations civiles», qui «a brûlé des villages, au Waalo et au Cayor (royaumes pré-coloniaux au Sénégal)». «On lui a fait trop d'honneurs (…) en lui donnant les noms d'un lycée, d’un pont (à Saint-Louis, NDLR) et d’une place (à Dakar, NDLR)», lance-t-il.

Résultat: au Sénégal, certains voudraient ainsi remplacer la statue par des figures historiques locales. D’aucuns font remarquer que le lycée Faidherbe de Saint-Louis a changé de nom pour devenir le lycée Cheikh Omar Foutiyou Tall.

Il y'a bien des cas de débaptisation symbolique au #Sénégal. Le Lycée Faidherbe de Saint-Louis est devenu le Lycée Cheikh Oumar Foutiyou Tall
Pour d'autres Sénégalais, l’officier, né à Lille, est aussi perçu comme un «gouverneur bâtisseur», qui a permis le développement de projets d'infrastructures et d'équipements. «(Nombre de nos compatriotes) ont une ambivalence de sentiments: tantôt il est perçu comme un colon conquérant face à la résistance armée des royaumes sénégalais, tantôt comme le créateur de l'Etat du Sénégal moderne et le libérateur des Noirs sénégalais face aux exactions des Maures» en Mauritanie voisine, nuance l'historien Amadou Bakhaw Diaw. 

Ce fut «un gouverneur pragmatique et complexe», qui se montra aussi un «bâtisseur», résume l’historien malien Tidiane Diakite sur son blog.

La statue lilloise ne sera pas retirée
A Lille, ville jumelée avec Saint-Louis du Sénégal, le collectif lillois «Faidherbe doit tomber» (une reprise du slogan «Rhodes must fall» en Afrique du Sud) estime que la restauration récente de l’imposante statue équestre du général, œuvre d’Antonin Mercié, «est une faute». Lequel général a mené «une guerre d’extermination» qui a abouti «à l’imposition d’un système d’oppression raciste», rapporte le collectif. Pour l’historien Thomas Deltombe, coordinateur de cette campagne, la métropole du Nord ne peut plus présenter «un paysage urbain vitrifié dans la IIIe République coloniale».

La statue lilloise du général Louis Faidherbe (photo prise le 23 mai 2018) (DENIS CHARLET / AFP)

La maire PS de Lille, Martine Aubry, estime que le débat «a sa légitimité». Mais elle a fait savoir que la municipalité n'a ni «l'intention de retirer la statue (...) restaurée au titre de sa valeur patrimoniale, ni de renommer la rue». La municipalité récuse «une quelconque bienveillance vis-à-vis du colonialisme». «C'est un débat à mener, peut-être aussi au niveau national. Car de nombreuses villes ont une rue Faidherbe», estime Mme Aubry.

Héros de la guerre de 1870
Dans l’Hexagone, Faidherbe, finalement peu connu du grand public, n’en a pas moins une valeur de symbole. Il est en effet l’un des rares officiers à s’être illustré pendant la guerre de 1870, qui fut une cuisante défaite de la France face à la Prusse. «Dans le contexte de dévalorisation du commandement militaire consécutif du traumatisme de la défaite de 1871, (il) revêt les plus beaux atours, ceux du vainqueur», écrit l’historienne Bénédicte Grailles (université d’Angers).

Résultat: dans le contexte de l’époque, ses faits d’armes à la tête de l’armée du Nord (à Pont-Noyelles et Bapaume) lui vaudront une immense popularité de la part de ses contemporains «pour avoir défendu avec succès le territoire de la France». Ses soldats sont carrément décrits comme de nouveaux soldats de l’an II !

Pour autant, aujourd’hui, «la plupart des gens ignorent parfaitement qui était Louis Faidherbe», constate une enquête de 20 Minutes. Dans ce contexte, «comment se fait-il que l’on célèbre aujourd’hui quelqu’un dont on ne sait rien?», s’étonne Thomas Deltombe. A Lille, la municipalité n’a pas attendu cette affaire pour renommer la rue Canrobert. Le maréchal François Certain de Canrobert (1809-1895) a notamment participé à la conquête de l'Algérie, où il est accusé d’avoir commis des atrocités.

Les présidents sénégalais, Macky Sall, et français, Emmanuel Macron, sur le pont Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal le 3 février 2018. (LUDOVIC MARIN / AFP)

L’affaire va donc au-delà du simple cas de Faidherbe. Et dépasse les frontières de l’Hexagone. New York, Johannesburg ou Barcelone effacent ainsi peu à peu des symboles colonialistes ou esclavagistes. Berlin va rebaptiser plusieurs rues rappelant la colonisation allemande en Afrique et honorer à la place des militants africains de l'indépendance. Le débat mémoriel et historique sur le rôle de l’Europe pendant les périodes de la colonisation et de l’esclavage ne fait sans doute que commencer. Et pas uniquement en France.

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