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Tunis: Sihem Bensedrine, inflexible et contestée défenseure des droits humains

En Tunisie, les travaux de l’Instance vérité et dignité (IVD), qui enquête sur les crimes de la dictature, sont en panne. Des travaux qui ont provoqué des réactions passionnelles. En mars 2018, l’Assemblée a décidé de ne pas prolonger son mandat. Comment en est-on arrivé là ? Géopolis a rencontré à Tunis sa présidente, Sihem Bensedrine. Une forte personnalité contestée.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Sihem Bensedrine à Bruxelles le 3 mai 2018 (AFP - NICOLAS MAETERLINCK / BELGA MAG / BELGA)

«Depuis sa création en juin 2014, l’Instance Vérité et Dignité a enregistré 62.000 demandes, a auditionné plus de 49.000 victimes potentielles de violations flagrantes ou systématiques des droits de l’homme. L’Instance a, également, organisé 13 auditions publiques ayant fait participer un nombre de 72 victimes et cinq anciens représentants de l’Etat», écrivait le 30 avril 2018 le rapporteur spécial de l’ONU Pablo de Greiff. 

Le vote de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui a refusé de prolonger le mandat de l’institution, ne semble guère troubler Sihem Bensedrine: «Sur le plan strictement légal, le vote de l’ARP est nul. D’ici le 31 mai, nous allons transférer tous les cas de crimes contre l’humanité. Après, nous continuerons à transférer les crimes moins lourds. Cela n’aura pas d’impact significatif sur notre travail que nous terminerons en décembre», affirme «arraïssa» (présidente en arabe), comme tout un chacun l’appelle à l’IVD.

Son rôle semble lui avoir donné une notoriété certaine. A Tunis, tous les chauffeurs de taxi, qui dénoncent à tout va la corruption de la classe politique, connaissent «arraïssa».

Petite dame à la démarche très vive, Sihem Bensedrine a l’air un peu fatigué en ce samedi 5 mai 2018, veille des municipales: elle revient à l’instant de Belgique où elle s’est vu décerner le titre de docteur honoris causa par l’Université libre de Bruxelles et la Vrije Universiteit Brussel, avec le défenseur burundais des droits de l'Homme Pierre Claver Mbonimpa. Elle a accepté l’entretien sans difficulté. Mais il n’est apparemment pas très facile d’écrire sur «arraïssa». «Vous verrez, c’est une personnalité très complexe, qui a réponse à tout ! Préparez bien vos questions pour ne pas vous laisser balader», nous avait averti, avant l’interview, un observateur attentif de la vie tunisienne et tunisoise.

Sihem Bensedrine lors d'une conférence de presse à Tunis le 27 mai 2015. (AFP / FETHI BELAID)

Une figure de la lutte anti-Ben-Ali
Née en 1950, la présidente de l’IVD a étudié la philosophie en France. Au début des années 80, elle travaille comme journaliste avant de se tourner vers l’édition. Dans le même temps, elle est devenue une militante active des droits de l’Homme. Et une figure de la lutte anti-Ben Ali. En 2001, elle est incarcérée par le pouvoir. En prison, elle est «victime de vexations et de traitements dégradants de la part de ses gardes». Ses biens sont «confisqués ou détruits», ses proches sont «persécutés, y compris ses enfants». Elle est libérée à la suite d’une campagne internationale

En 2014, Sihem Bensedrine est élue à la tête de l’IVD. «Choisis par l’Assemblée nationale constituante de l’époque (décembre 2011-décembre 2014), dominée par les islamistes, sur la base de critères partisans, les membres de l’instance, quinze en tout, composant une équipe manquant de cohérence et de cohésion, se sont très vite affrontés et déchirés sur un plan personnel et idéologique», rapportait, en septembre 2017, la journaliste Olfa Belhassine sur le site justiceinfo.net.

La présidente de l’IVD est, elle-même, très contestée. En trois ans, l’équipe de 15 membres a connu trois démissions et quatre révocations. «C’est en fait la personnalité conflictuelle, machiavélique, dominatrice et tyrannique de la présidente qui pose problème. Souvent elle nous a répété : « je suis l’IVD et l’IVD c’est moi. Pas d’IVD sans moi», affirme l’un des dissidents cité par justiceinfo.net. S’«il y a quelque chose à dire sur le "profil psy" de la Présidente, c’est que c’est une résistante à la dictature» qui «sait comment (s’opposer) aux attaques en apparence personnelles mais en réalité (dirigée) contre l’IVD», a rétorqué «arraïssa» dans un (très long) droit de réponse à l’article de justiceinfo.net.

«Femme de discorde»
Une chose est sûre, l’ancienne journaliste déclenche souvent des réactions plus que négatives… «Sihem Bensedrine, femme de discorde», n’hésitait pas à titrer la journaliste Frida Dahmani dans Jeune Afrique en 2015. «A chaque fois qu’elle entre quelque part, elle fout le bordel», affirme crûment un témoin. Et le même d’ajouter : «Elle voit des complots partout.»

Devant Géopolis, «arraïssa» n’hésite pas à parler de «cabale», qui pourrait être un «objet d’études pour un sociologue». Comme le rapporte Jeune Afrique, l’IVD a été accusée d’«achats de voitures de luxe destinées à ses membres – dont un modèle sport pour la présidente, 120.000 dinars (40.000 euros, NDLR) pour la décoration de son bureau, 40.000 dinars (13.300 euros, NDLR) pour un fronton en marbre». «Il y aussi eu toutes cas attaques sur ma manière de m’habiller», précise elle-même la présidente. «L’IVD est installée dans un bel immeuble. Alors, on nous a dit: "Vous dilapidez l’argent public". Mais les victimes, au lieu d’être écrasées, n’ont-elles pas le droit d’être honorées, accompagnées et (accueillies dans des conditions décentes) ?»

Et l’accusation sur un pouvoir très solitaire ? «Donnez-moi une seule décision» qui n’ait pas été prise collégialement au sein de l’IVD, répond-elle au journaliste de Géopolis.

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi à Tunis le 31 janvier 2018. (REUTERS - Zoubeir Souissi)

«J’accuse»
Qui est à l’origine de ses attaques ? Sihem Bensedrine n’hésite pas : «J’accuse le président (Essebsi, NDLR) et son parti (Nidaa Tounès, NDLR)». Motif : «Une bonne partie de Nidaa Tounès vient de l’ancien régime. Il s’agit d’un lobby qui profite de la faiblesse de l’autorité de l’Etat. Mais il fait pas ce qu’il veut. Face à lui, il y a le droit. Et la société civile est vigilante !»

Serait-elle proche des islamistes d’Ennahdha, comme on l’accuse souvent ? La question pique au vif Mme Bensedrine. «Je n’ai mis les pieds chez eux ni avant ni après mon élection. Puisque mon téléphone est sur écoute, qu’on me prouve que j’ai reçu d’eux un seul coup de fil ! Il n’y en a jamais eu. Car Ennahdha sait que l’on ne parle pas comme ça !» Les islamistes sont «le groupe qui a le plus de victimes dans ses rangs pendant la dictature», prend-elle soin de rappeler. Mais eux aussi l’ont sévèrement attaquée, rappelle-t-elle.

A l’écouter, la découverte de la «vérité» serait à l’origine des attaques subies. «Nos détracteurs disent que nous divisons la société avec ce que nous avons trouvé. Eux tentent de jouer l’amnésie et d’ouvrir la porte de l’immunité. Ils ont essayé de casser l’institution de l’extérieur, ils s’en mordent les doigts. Ils ont aussi essayé de l’investir de l’intérieur. Ils cherchent à tuer cette mémoire (de la dictature). Ils cherchent à mettre la main sur les archives de l’IVD.» «Ils»

Sihem Bensedrine se définit comme «une défenseure incorruptible des droits humains», «un gardien du temple qu’il faut tuer». Se reconnaît-elle des erreurs ? Il faut insister pour qu’elle réponde à la question… «Je ne dis pas que je n’ai fait aucune faute. Mais rien n’a été facile. A chaque fois, j’ai essayé de privilégier l’objectif final, celui d’une mémoire apaisée. Alors, parfois, j’ai pu laisser de côté des choses moins importantes. J’aurais peut-être dû faire davantage attention.»

Certains pardonnent à «arraïssa» son puissant ego. Olfa Belhassine cite ainsi le «très scrupuleux juge administratif Mohamed Ayadi» qui la trouve «déterminée, forte, battante, courageuse, volontariste, stimulée par l’adversité et la pression». Il n’en a pas moins démissionné de l’IVD... «Le problème avec Sihem Bensedrine, c’est qu’elle n’a pas fait de travail sur elle-même, notamment après ses démêlés avec la dictature», estime le témoin cité plus haut.

Sihem Bensedrine en discussion avec un officier devant le Parlement à Tunis le 7 février 2011. (STR / AFP)

Un pouvoir qui n’aime pas l’IVD
Pour autant, au-delà de la personnalité d’«arraïssa», il est vrai que l’actuel pouvoir n’aime pas l’IVD. Le président Béji Caïd Essebsi a estimé publiquement que l’instance «n’a pas de quoi être fière de son rendement» parce qu’elle «n’a pas rempli son rôle». Elle appartiendrait à une catégorie d’institutions qui «affaiblissent l’Etat et échappent à son contrôle».

Dans une tribune au Monde, la juriste Farah Hached a dénoncé «une véritable guerre d’usure» et «des attaques systématiques et régulières pour décrédibiliser l’IVD et son travail». Cette dernière «a commis des fautes». «Mais une grande partie de (ses) erreurs est la conséquence des fautes des pouvoirs législatif et exécutif. Le pouvoir législatif n’a par exemple pas remplacé les membres démissionnaires de (l’instance), rendant son travail très difficile, et le pouvoir exécutif a bloqué l’accès à un nombre important d’archives, empêchant certaines investigations.»

Malgré tout, Sihem Bensedrine reste optimiste. «L’IVD est attaquée car elle mène à l’Etat de droit. Le train est lancé. Il va continuer sur sa lancée même s’il y aura encore des aléas. La société est prête, les élites ne le sont pas. Elles ne sont pas à la hauteur du peuple qui veut de la clarté et n’est pas dans le calcul politique. Un jour, on l’aura, notre démocratie !». De son côté, lrapporteur spécial de l’ONU Pablo de Greiff souligne «la nécessité d'un processus complet de recherche de la vérité pour favoriser l'intégration sociale». Processus qui est aussi «l'une des garanties» «pour prévenir la répétition des violations» des droits humains, précise-t-il.

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