Visite à l’hôpital Razi à Tunis, au cœur de la psychiatrie tunisienne
A première vue, l’établissement n’a rien d’un asile. Il s’étend sur 35 ha sur lesquels sont disséminés de multiples pavillons, apparemment propres et en bon état. Des pavillons entourés d’arbres et de pelouses. «Cet hôpital jardin nous aide à déstigmatiser la psychiatrie», explique Naima Toujani, le très dynamique directeur général de Razi (c’est elle qui tient à ce titre masculin !) et toute première femme à avoir dirigé un hôpital en Tunisie en 1993. Ce type d’établissement est-il particulièrement stigmatisé ? «Comme partout dans le monde !», répond Mme Toujani.
Cette dernière insiste sur le côté ouvert de l’institution qu’elle dirige : «Nos malades peuvent circuler librement, sauf évidemment les cas dangereux.» Elle énumère les efforts accomplis pour l’ouvrir toujours plus sur l’extérieur : séances de sport deux fois par semaine pour les malades dits «stabilisés», séances d’art-thérapie, manifestation artistique intitulée… «Délirons de l’art»…
De plus, Razi n’est pas qu’un hôpital psychiatrique. Il accueille également un service de neurologie, un hôpital de jour pour malades atteints d’Alzheimer qui est «l’un des plus performants de Tunisie», une unité spécialisée dans l’autisme, un pôle de recherches en neuro-sciences…
Sectorisation
L’hôpital Razi, du nom d’un savant persan, compte 658 lits pour 860 soignants, dont 64 médecins. Edifié du temps de la colonisation française, à l’écart de la ville de Tunis, à une époque où l’on enfermait les malades mentaux, il a été mis en service en 1931. «Il a été construit sur le modèle pavillonnaire de Sainte-Anne à Paris», raconte le professeur Fethi Nacef, président du comité médical de l’établissement. Un président «élu par (ses) pairs», précise-t-il.
«D’une manière générale, le système psychiatrique en Tunisie est calqué à 100% sur le modèle français. Il a évolué en suivant l’évolution de la société, mais aussi en fonction des découvertes scientifiques, notamment des psychotropes», ajoute le psychiatre. Un système qui, comme dans l’Hexagone, est sectorisé de manière géographique. «Razi couvre ainsi tout le nord du pays et le grand Tunis, soit plus de la moitié de la population tunisienne» (11 millions d’habitants), explique Naima Toujani. Dans les autres régions, les soins en matière de santé mentale sont assurés par les services psychiatriques des hôpitaux généraux.
Dans ce contexte, vu l’énormité de sa tâche, l’établissement tunisois travaille en situation de pénurie. Selon sa direction, il atteint «20% des normes OMS, soit 10 lits pour 100.000 habitants». «Nous sommes notamment surchargés en hospitalisation d’office», constate Fethi Nacef.
Razi accueille 150.000 consultations par an. Service public, il soigne gratuitement tous les patients qui se présentent, très souvent des personnes défavorisées. Pour ceux qui habitent loin, la prise en charge est compliquée. Ce qui limite l’accès aux soins. 50% des patients sont accueillis aux urgences (pour des séjours de deux à trois semaines), 20% sont des personnes en long séjour, car rejetées de partout. Les autres 30% sont internés parce que dangereux.
Familles, je ne vous hais pas…
En dehors de l’hôpital, comment les malades sont-ils pris en charge? «Nous n’avons pas de structures intermédiaires (appartements thérapeutiques…), comme on en trouve en Europe. Ici, c’est la famille qui joue ce rôle», observe le président du comité médical. Celle-ci est ainsi un complément essentiel du système psychiatrique: elle permet en quelque sorte l’hospitalisation à domicile. «Sans elle, l’institution ne pourrait pas fonctionner. Je dis toujours au conjoint d’un malade : vous êtes mon assistant», plaisante le professeur Nacef.
«En Tunisie, la société vit en quelque sorte en famille. Même devenus adultes, les enfants ne quittent pas le foyer familial s’ils ne sont pas mariés. Et souvent quand ils le sont, ils restent dans les environs. C’est donc tout un clan qui peut prendre les malades en charge», explique le professeur Madja Cheour, chef de service, dont le secteur couvre le gouvernorat (équivalent d’un département) de Jendouba (nord-ouest de la Tunisie) et une partie du grand Tunis. «Pour autant, le mode de vie occidental gagne du terrain, contribuant à diminuer le rôle de la famille. Dans les zones rurales, le phénomène est accéléré par le départ des jeunes», précise-t-elle.
La révolution de 2011 a-t-elle changé la donne en matière psychiatrique? Institutionnellement, il n’y a pas eu de changement. «Les psychiatres sont vus de manière plus bienveillante. Les gens étant déprimés, ils comprennent que les psys peuvent leur venir en aide», déclare Fethi Nacef. Et d’ajouter en riant: «Ils s’aperçoivent que nous ne sommes pas des bouffeurs de tête !»
D’une manière générale, les psychiatres de Razi constatent la déprime de nombre de personnes venues consulter. Dans quelle proportion? «Après 2011, le nombre de consultations a augmenté de 25%», répond le directeur général après un moment d’hésitation. «Pour autant, il faut relativiser ce chiffre car sur la période 1995-2015, on constate une augmentation continue des visites. On peut voir là un lien avec la déstigmatisation de l’hôpital et des troubles psychiques. Il y a moins de tabous et les gens hésitent donc moins à consulter», ajoute Mme Toujani.
«La révolution a agi comme un facteur de stress énorme, renforcé par tous les changements intervenus depuis, avec la montée de l’insécurité et l’émergence du terrorisme, mais aussi avec la crise économique. On observe ainsi davantage de décompensations, de dépressions, d’états de stress post-traumatique», explique de son côté Madja Cheour. Autre constatation : une perte générale des repères. «Les figures d’autorité n’existent plus. Ce qui plonge certains, notamment les jeunes, dans la détresse, des passages à l’acte, des conduites à risque», précise sa consœur, le professeur Rym Ridha Haffani, chef du service de psychiatrie légale, qui s’occupe des personnes internées par décision administrative ou judiciaire, donc des cas les plus lourds.
Les évènements actuels semblent donc avoir une influence certaine sur la santé mentale des Tunisiens. «Il faut tenir compte de l’influence du vécu, du social sur la population», précise Mme Ridha. On voit ainsi apparaître dans le secteur psychiatrique des thématiques religieuses qui ont refait surface en Tunisie depuis 2011. Et qu’on n’aurait pas forcément attendu là… «Chez certains malades schizophrènes, le délire a changé. Ils se prennent pour des prophètes. Ils changent de vêtements, disent vouloir partir pour le djihad», raconte Mme Cheour.
Cela peut paraître étonnant, mais les psychiatres de l’hôpital Razi semblent plutôt optimistes quant à l’avenir. Malgré tout ce qu’ils peuvent voir et côtoyer. «La déprime actuelle ne peut qu’aider les gens à progresser. C’est une étape obligée. Quand on touche le fond, on ne peut que remonter», estiment-ils. Si eux le disent…
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