Colombie : on vous explique pourquoi des manifestations secouent le pays depuis plusieurs jours
Les manifestants continuent de descendre dans les rues par milliers pour demander la démission du président Ivan Duque, malgré une répression policière qui a fait au moins 42 morts.
Ils sont des milliers à manifester. Depuis le 28 avril, la Colombie est secouée par un mouvement de protestation contre le gouvernement de droite du président Ivan Duque. Les manifestants font face, dans certaines villes, à une forte répression, qui a fait au moins 42 morts et plus de 800 blessés, selon les chiffres officiels. L'ONU, l'Union européenne, les États-Unis et des ONG ont appelé au calme et ont dénoncé l'usage de la force contre les manifestants. Franceinfo fait le point sur la situation.
Quel est le point de départ de la contestation ?
C'est un projet de réforme fiscale qui a tout déclenché. Au départ, le Comité national de grève, à l'origine du mouvement de protestation, réclamait le retrait d'un projet de loi de hausse des impôts pour financer la lutte contre la pandémie de Covid-19. Ce texte avait pour but d'augmenter la collecte fiscale de l'Etat, qui aujourd'hui ne dépasse pas les 20% du PIB, soit le deuxième taux le plus bas des 37 pays membres de l'OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économique).
Le projet prévoyait principalement d'élargir la TVA à de nombreux produits, de taxer les revenus salariaux systématiquement à partir de 656 dollars (soit 542 euros) par mois et de supprimer de nombreuses exonérations dont bénéficiaient les ménages et les entreprises. Bogota tablait ainsi sur une hausse de collecte de 6,3 milliards de dollars sur les dix prochaines années.
Ce projet, destiné à taxer les classes moyennes, a été massivement rejeté par l'opposition, les syndicats et même des cadres du parti au pouvoir. Car le pays traverse difficilement la crise sanitaire et pâtit d'une chute du produit intérieur brut (PIB) de 6,8% en 2020, d'un chômage établi à 16,8% et d'une pauvreté qui touche 42,5% de la population. Près de la moitié de la population active vit d'emplois informels.
Après les premières heures du mouvement social, le président Ivan Duque a décidé de retirer le projet de réforme fiscale, en promettant un nouveau texte sans ses points les plus contestés. Son ministre des Finances, à l'origine du projet, a été remplacé.
Que réclament les manifestants ?
Malgré ce retrait, la protestation n'a pas faibli. Pour Mathilde Allain, maîtresse de conférence à l'IHEAL (Institut des hautes études d'Amérique latine) interrogée par franceinfo, "la réforme fiscale a été le principal détonateur des manifestations" mais "d'autres revendications ont très vite émergé". Ainsi, le front anti-gouvernemental s'est élargi, en rassemblant des syndicats de divers secteurs, des étudiants, des indigènes, mais aussi des défenseurs de l'environnement. Et de nouveaux mots d'ordre se sont ajoutés.
Les manifestants réclament une politique plus sociale et demandent le retrait de la réforme de la santé, qui vise à restreindre l'accès universel à des soins de qualité. Ils souhaitent également des aides pour les entreprises qui ont souffert de la crise sanitaire, ou encore l'accès à une éducation gratuite pour tous. Ils dénoncent aussi les abus des forces de l'ordre, accusées de recourir à la violence envers les manifestants.
Ce n'est pas la première fois que le président conservateur colombien Ivan Duque, dont la popularité est en berne (33% d'opinions positives), est confronté à une telle mobilisation depuis son arrivée au pouvoir en 2018. À chaque fois, les manifestants exigent un changement de cap dans un pays en crise économique et où les années de combats entre la guérilla des Farc et l'armée loyaliste ont laissé des traces, malgré un accord de paix signé en 2016. Ivan Duque a été contesté par la rue chaque année depuis 2019. Les manifestants ne protestent plus seulement contre les souffrances de près de six décennies de guerre civile. Ils réclament aussi de meilleures conditions de vie.
Quelle est la réponse des autorités face aux manifestants ?
Les manifestations ont été jusqu'ici plutôt pacifiques et festives. Mais dans certaines villes, comme à Bogota et Cali (située dans le sud-ouest du pays), elles ont parfois été émaillées de troubles, de dégradations et de violents affrontements avec les forces de l'ordre. Ceux-ci ont fait au moins 26 morts et plus de 800 blessés, selon les derniers chiffres officiels. Mais les ONG locales, comme Temblores, évoquent un bilan plus élevé, avec 37 morts et près de 82 personnes portées disparues. De son côté, l'association Reporters sans frontières (RSF) a déploré 76 agressions contre des journalistes, dont 10 ont été blessés par les forces de l'ordre.
A Bogota, des affrontements ont ainsi opposé, mercredi, des manifestants à la police qui les a dispersés avec des gaz lacrymogènes, alors qu'ils tentaient de pénétrer dans le Parlement, adjacent au siège de la présidence. Des milliers de personnes s'y étaient rassemblées, arborant des slogans tels que "Duque démission !" Des groupes ont aussi manifesté aux abords du domicile du président, dans le nord de la capitale.
"La répression des mobilisations est habituelle en Colombie. La force spéciale escadron mobile anti-émeute adopte une logique militaire et le gouvernement criminalise la population, analyse Mathilde Allain. Pour les autorités, les manifestants sont des délinquants, des vandales, et elles soupçonnent constamment le mouvement d'être infiltrés des groupes de guerreros pour justifier une réponse violente." Lors d'une conférence de presse virtuelle depuis Washington, le ministre de la Défense, Diego Molano, a ainsi imputé les troubles qui ont entaché les manifestations aux dissidents de l'ex-guérilla des Farc, aux rebelles de l'Armée de libération nationale (ELN) et aux gangs.
"Il ne sera sûrement pas possible de sortir de cette impasse tant que les manifestants continueront d'être vus comme des délinquants par les autorités."
Mathilde Allainà franceinfo
Se dirige-t-on vers une sortie de crise ?
Jeudi, le gouvernement colombien a en tout cas semblé faire un pas en appelant à un dialogue entre "tous les segments" de la société. "Il faut écouter tous les secteurs du pays, mais le pays doit également écouter le gouvernement (…). Cela comprend ceux qui manifestent, mais aussi ceux qui ne manifestent pas", a ainsi déclaré sur les ondes de Blu Radio le conseiller présidentiel Miguel Ceballos, désigné médiateur dans cette crise par le gouvernement.
Des discussions ont débuté, la veille, sous sa supervision, avec la participation du Défenseur du peuple, organisme public de protection des droits, des représentants du parquet et de fédérations de divers secteurs économiques. Le conseiller a aussi annoncé qu'il rencontrerait, lundi, les leaders des manifestations. Puis, dans un message sur Twitter, il a invité le "Comité national de grève à se réunir avec le président et la vice-présidente", sans donner plus de détails. Le Comité s'est dit prêt à un dialogue direct avec Ivan Duque.
Mais du côté des syndicats, la colère ne retombe pas. Dans une vidéo envoyée aux médias dont l'AFP, le président du syndicat Central Unitaria de Trabajadores a expliqué que le dialogue ne sera possible "qu'une fois démilitarisées les villes et les campagnes où l'on a massacré des jeunes qui protestaient pacifiquement". En attendant, "nous poursuivrons la grève nationale".
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