GRAND FORMAT. Musique, chirurgie esthétique et politique : comment la Corée du Sud a conquis le monde avec sa K-Pop
Après des années à produire à la chaîne des girls et boys bands, la Corée du Sud tient enfin son champion. Phénomène musical du moment, le groupe BTS se produira à guichets fermés le 7 juin au Stade de France. Les billets, mis en vente vendredi 1er mars, se sont arrachés en moins de deux heures. Ce n'est pas le premier concert de BTS en France : le groupe était déjà monté sur scène les 19 et 20 octobre 2018 à l'Accor Arena de Paris, dans le cadre d’une tournée mondiale inédite. Une consécration pour ce pays qui a, dès la fin des années 1990, industrialisé la production de sa K-pop à un niveau jamais atteint dans le monde pour la traiter comme un produit d’exportation. Après avoir conquis le Japon, la Chine et l’Asie du Sud-Est, les groupes de K-pop séduisent désormais de plus en plus d’Occidentaux.
"Pour un truc qui ne passe ni à la radio, ni à la télé, c'est énorme"
A quelques encablures de la porte d’Ivry (Paris 13e), dans une minuscule boutique aux murs recouverts de disques, deux jeunes filles s’impatientent. Ces fans de GOT7 possèdent déjà le dernier album de ce groupe sud-coréen en trois exemplaires, mais elles en veulent encore. "On a eu deux 'Yugyeom' [l'un des membres du groupe] et on a réussi à avoir un 'BamBam' à Massy. Maintenant, on attend les autres." Le rêve de ces deux vingtenaires : posséder les sept versions existantes d’Eyes on You. Car chaque CD est accompagné d’un livret de photos consacré à l'un des sept membres de ce boys band coréen très en vogue.
En Corée du Sud, ils ont réinvesti dans l’objet. Quand ils achètent l’album, les gens n’écoutent pas le CD puisqu’ils écoutent déjà l’album en streaming. Ils l’achètent pour le livret photo, les cartes à collectionner, etc.
Chez Musica, où l'on est disquaire de père en fils depuis quarante ans, on a vite compris que, pour survivre à l’heure du streaming, c’était du côté de la Corée du Sud qu’il fallait regarder. Dans cette échoppe spécialisée en produits culturels asiatiques, située au premier étage d’un centre commercial déserté, on a su s’adapter à toutes les modes, depuis les disques destinés à la première génération d’immigrés asiatiques, "pour qu’ils écoutent tout ce qui vient du bled", en passant par le cinéma de Hong Kong dans les années 1990. Aujourd’hui, les trois magasins Musica vendent 90% de K-pop. Parmi les groupes du moment, un cartonne tout particulièrement : BTS.
"BTS représente 20 à 25% de nos ventes. On a enregistré 5 000 précommandes pour leur dernier album sorti en août. Pour un truc qui ne passe ni en radio, ni en télé, c’est énorme", s’étonne Hansith Soukanhgna. Signe de son incroyable popularité, le groupe se produit les 19 et 20 octobre à l’Accor Arena de Paris, dans le cadre d’une tournée mondiale dont les billets se sont arrachés en quelques minutes. Pas étonnant : les sept jeunes Coréens ne cessent de pulvériser tous les records. Après avoir été le boys band le plus visionné sur YouTube et le sujet de discussion le plus populaire sur Twitter en 2017 (plus que Justin Bieber et Donald Trump réunis), BTS détient depuis cet été le record du nombre de vues en 24 heures sur une vidéo YouTube avec son clip lDOL. En à peine trois jours, la vidéo a été vue plus de 80 millions de fois.
Avec l'album Love Yourself: Tear, BTS a même réussi ce qu’aucun groupe coréen n’était parvenu à faire avant lui : se hisser à la première place du Billboard Hot 100, le classement des meilleures ventes aux Etats-Unis. Un exploit qui a valu aux membres du groupe les félicitations du président de la République sud-coréenne, Moon Jae-in, comme le rapporte le site spécialisé K.gen. Un épiphénomène ? Non, plutôt l'aboutissement d'une politique d'exportation culturelle entamée il y a vingt ans par le gouvernement sud-coréen.
Une "invasion culturelle symbolique"
Si elle est l'abréviation de "korean pop", la K-pop ne peut se résumer à "de la musique qui vient de Corée du Sud". Au pays du matin calme, ce genre très particulier est considéré comme un produit à part entière, au même titre qu’un téléphone Samsung ou un téléviseur LG.
L’intelligence des Coréens, ça a été de faire la symbiose entre la pop japonaise, la J-pop (qui précède historiquement la K-pop) et la pop américaine, pour en faire une sorte de produit global.
Pour comprendre comment est née cette fusion, il faut remonter au printemps 1992. Alors que l’industrie musicale du pays est depuis toujours dominée par des chansons d’amour sirupeuses et/ou patriotiques, un groupe de jeunes garçons débarque sur le plateau d’une émission télé destinée à découvrir de jeunes talents. Dansant comme des b-boys, Seo Taiji and Boys, trio composé d’un ex-chanteur de métal et de deux danseurs, interprètent un rap chorégraphié devant un jury médusé… qui leur attribue la plus mauvaise note.
Mauvaise pioche. Juste après l’émission, Nan Arayo (Je sais en VF) est propulsé en tête des ventes dans le pays. Il y restera dix-sept semaines, un record inégalé pendant quinze ans. Il aura fallu insuffler du hip-hop américain dans leur musique pour que ces "New Kids On The Block coréens" deviennent, au début des années 1990, le groupe le plus populaire du pays.
Seo Taiji and Boys est le symbole culturel d’un changement, non seulement dans l’industrie culturelle, mais dans tous les milieux en Corée.
En 1996, le groupe tire sa révérence en pleine gloire, mais son succès fait des émules. Fondateur de la maison de disques SM Studio à la fin des années 1980, Lee Soo-man décide de surfer sur la vague et lance H.O.T., un boys band qui mélange sans complexe hip-hop et dance music. Sans surprise, ça cartonne.
A l’époque, l’Asie du Sud-Est est touchée de plein fouet par une violente crise économique. Pour tenter de s’en sortir, le gouvernement coréen prend alors une décision qui va révolutionner le pays et l’industrie musicale : la culture sera désormais considérée comme un produit d’exportation comme les autres. Entre 1998 et 2003, le budget alloué à la culture "est considérablement augmenté et de nombreuses lois sont adoptées pour promouvoir les industries culturelles", rappelle Lee Dong-yeun, professeur à l’Université nationale des arts de Séoul (Corée du Sud), à France Culture.
Cette démarche, qui englobe aussi les films et les séries télévisées, est baptisée "hallyu" ("vague coréenne") par des journalistes chinois. "C’est la volonté des Coréens en haut lieu de vouloir faire de la K-pop un instrument de soft power, un produit conquérant qui s’adapte aux marchés. L'hallyu, c’est une invasion culturelle symbolique", précise Claire Solery.
Chirurgie esthétique et célibat obligatoire
Pour parvenir à leurs fins, trois maisons de disques coréennes inventent la formule magique. Ce "Big 3", né entre 1995 et 1998 et qui se partage aujourd'hui quasi tout le marché de la K-pop, est "en charge de la totalité du processus de fabrication des stars, méticuleux et bien rodé, qui va des castings à l’entraînement, en passant par la production des performances et la promotion à l’international", détaille le site INA Global.
Pour optimiser l'exportation, leurs créations sont de préférence nommées avec des sigles, comme GOT7, EXO, NCT ou TVQX, faciles à prononcer dans le monde entier. Parfois, les groupes sont divisés en sous-groupes dont le rôle est de promouvoir le groupe dans un autre pays d’Asie. Ainsi, EXO possède deux membres chinois destinés à chanter et rapper dans leur langue. Pour une même chanson, le groupe sort ainsi une version coréenne et une version chinoise, et même deux clips.
Et si la plupart des morceaux destinés au marché occidental sont en coréen (avec quelques mots en anglais glissés dans les paroles), "la production musicale est beaucoup plus globalisée", souligne Claire Solery. "La Corée du Sud va chercher ses compositeurs en Suède – un pays positionné dans l’industrie musicale comme une usine à pop – et ses chorégraphes aux Etats-Unis." Résultat, les morceaux de K-pop sont un mash-up de plusieurs genres. I Got a Boy, un tube de Girls' Generation, le plus célèbre girls band de K-pop, balaie ainsi, en moins de cinq minutes, l'industrie musicale du moment : un début très hip-hop, puis un passage rock, un autre électro, etc.
Et ça marche. En douze ans, l’industrie musicale coréenne est passée, selon la Fédération internationale de l'industrie phonographique (IFPI), de la 29e à la 6e place dans le monde, et se situait juste derrière la France en 2017. Mais les coulisses de cette impressionnante progression sont beaucoup moins glamour.
Pour créer un groupe, les maisons de disques commencent par caster ses futurs membres par le biais d’auditions publiques. Une fois sélectionnés, les apprentis débutent l’entraînement. "Ils commencent leur période de préparation très jeune, parfois dès 8 ans, et celle-ci, très coûteuse, peut durer sept ans", souligne Claire Solery. Au programme : danse, chant, mais aussi cours de comédie, développement personnel et media training. L’objectif est de devenir le plus performant possible, dans tous les domaines de l’entertainment.
C’est du bootcamp pendant des années et des années.
Ceux qui résistent à cette éprouvante formation sont ensuite réunis en fonction de leurs talents et de leur futur rôle. Les plus doués en danse deviennent danseurs. D’autres voient leur beauté mise en avant, un critère "survalorisé en Corée du Sud", d'après Claire Solery.
Totalement dépossédés de leur image par leur maison de disques, les idols sont même souvent contraints de recourir à la chirurgie esthétique. Selon Claire Solery, "environ 90% des artistes de K-pop en font, mais c'est rarement assumé car il y a une forme d’obsession de la beauté naturelle en Corée". Des sites font appel à des chirurgiens pour déceler qui a succombé à l’appel du scalpel, comme Digital Music News, qui s'est amusé à analyser les visages des membres de BTS.
"L’objectif, c’est que vous trouviez votre 'bias', c’est-à-dire votre chouchou, précise-t-elle. La stratégie des Coréens, c’est de se dire qu’il en faut pour tous les goûts." Conséquence, si un groupe de K-pop est en moyenne composé de quatre membres, ce chiffre peut vite grimper. BTS compte sept membres, comme GOT7, l’autre boys band qui monte. Seventeen en compte treize. Plus impressionnant, NCT possède un nombre illimité de membres, le groupe étant divisé en de nombreux sous-groupes connus sous les noms indigestes de NCT U, NCT 127 et NCT Dream.
Pour Claire Solery, "le boys band en Corée du Sud, c’est surtout un business model. Toute l’industrie musicale a investi pour arriver à un niveau professionnel en chant et en danse." Lancé officiellement en 2013, BTS confessait récemment à la BBC s’être entraîné douze à quinze heures par jour à ses débuts.
La carrière des 'idols', c’est comme celle d’un sportif de haut niveau. On les entraîne très jeunes, ils sont sous pression, stressés, et au bout du compte, il y a peu de médaillés d’or aux Jeux olympiques.
Pour devenir les meilleurs, les jeunes artistes redoublent de travail et doivent se plier aux règles strictes imposées par leur label. "Quand vous entrez dans une maison de disques en Corée, elle gère tout, c’est une exclusivité absolue", précise Claire Solery. Comme l’obligation de vivre ensemble, par exemple. Les sept membres de BTS dormaient jusqu’à récemment tous dans un dortoir. En décembre 2017, ils ont déménagé dans une luxueuse résidence, mais continuent de partager leurs chambres, selon les informations du site spécialisé Koreaboo.
Objectif de cette colocation forcée : recréer une unité familiale. Car, comme le rappelle Claire Solery, "il y a cette adhésion des fans à la notion de groupe comme une famille qui est offerte au public. Et une sorte d'appropriation s'effectue par le merchandising. C’est pratiquement une forme de fétichisme." D’ailleurs, pour ces mêmes raisons, il est interdit aux idols de nouer des relations sentimentales. En septembre dernier, le New York Times rapportait que deux jeunes stars avaient été licenciées par leur maison de disques après avoir déclaré qu'elles sortaient ensemble.
Les "idols" doivent être aimables et polis, se tenir à l’écart de l’alcool, des drogues ou des scandales.
Autre gros point noir de ces contrats, l’obligation pour les futurs stars de rembourser, une fois leur carrière lancée, le montant de leur formation avancé par leur label. D’après le site spécialisé Allkpop, l’entraînement de chaque membre de Girls' Generation (qui a compté jusqu’à neuf jeunes filles) aurait coûté près de 2,5 millions de dollars (un peu plus de 2 millions d’euros) jusqu’à ce qu’elles débutent leur carrière. "Parfois ça n’arrive jamais, précise Claire Solery. Beaucoup d’idols qui ne connaissent pas le succès quittent le métier endettés. Et pour ceux qui percent, il y a une période de trois ou quatre ans pendant laquelle ils ne touchent rien. C'est seulement par la suite que l'argent commence à rentrer."
Seule une infime partie des quelque trois cents groupes créés chaque année touche beaucoup d’argent. En gagner rapidement est d'autant plus nécessaire pour les membres des boys bands, qui doivent effectuer le service militaire. En Corée du Sud, il dure deux ans, est obligatoire pour tous les hommes de moins de 30 ans, et signe souvent la fin du groupe.
Toute cette pression n'est pas sans conséquences. Surmenage, dépression, voire suicide, comme celui du chanteur du groupe SHINee en décembre 2017, rapporté par Le Monde. Mise au pied du mur, l’industrie coréenne de l’entertainment a assoupli ses règles trop contraignantes.
BTS, la recette idéale ?
La success story de BTS est le fruit de ces évolutions. Si le boys band a bien été composé de toutes pièces, il est le produit de Big Hit Entertainment, une petite maison de disques coréenne dont BTS est la première incursion dans la K-pop. Pour se différencier de ses concurrents, Big Hit a choisi de gérer ses premiers idols avec des méthodes douces.
Les sept jeunes hommes (23 ans de moyenne d'âge) ont bénéficié d’une formation relativement courte (deux ans) et jouissent d’une certaine liberté d'expression. Ils écrivent la plupart de leurs textes, aux thèmes rarement abordés dans la K-pop. Ils y témoignent notamment de la pression sociale très forte en Corée du Sud, comme le décrypte le site de Billboard, et n’hésitent pas à partager leur expérience personnelle, notamment sur les réseaux sociaux dont ils maîtrisent tous les codes.
Lors des éditions 2017 et 2018 des Billboard Music Awards, le groupe a notamment remporté le prix de "l'artiste le plus populaire sur les réseaux sociaux", décerné par le public, devant Justin Bieber, Ariana Grande ou Shawn Mendes. Et pour cause : son armée de fans (très logiquement autoproclamée "ARMY") y est hyperactive. Avec 16 millions d’abonnés à son compte Twitter officiel, BTS possède une solide fanbase avec laquelle il communique quotidiennement. Pour Laura, créatrice du plus gros compte Twitter de fans francophones, BTS "montre l’exemple".
Ils ont permis à beaucoup de jeunes de se relever. Grâce à eux, j’ai appris à mieux m’accepter.
En septembre, le groupe a même été invité à l’ONU pour s’exprimer à l’occasion du lancement de Generation Unlimited, une initiative internationale destinée à permettre à tous les jeunes d'être scolarisés, en formation ou employés d'ici 2030. RM, le leader du groupe (et seul anglophone), a profité de cette tribune exceptionnelle pour appeler les jeunes générations à s’accepter.
J'ai beaucoup de défauts, et il me reste beaucoup de peurs. Mais je vais m'accepter autant que je peux, et je commence à m'aimer, petit à petit.
Invités de tous les talk-shows américains, les sept garçons dans le vent ont déclenché une vraie BTS-mania aux Etats-Unis. Leur arrivée à l’aéroport de Los Angeles a même été comparée à celle des Beatles par la célèbre animatrice Ellen DeGeneres, comme le rapporte Billboard. Après des années à produire à la chaîne des groupes de K-pop, la Corée du Sud tient enfin sa recette idéale pour conquérir la pop mondiale. Et pas seulement. Les fans occidentaux de BTS s’ouvrent à la K-pop en général mais aussi à d’autres genres musicaux en provenance de Corée du Sud, comme le rap ou le rock.
"BTS permet aux Asiatiques d’être enfin représentés dans les médias et ouvre le monde à la Corée, fait remarquer Claire Solery. Longtemps, le Japon est resté une culture de niche, mais aujourd’hui, c’est complètement mainstream, notamment à Paris, où c’est devenu très bobo. La Corée évolue plus vite, mais possède une image moins premium, moins luxueuse." Surfant sur la tendance, la jeune femme vient d’ailleurs de lancer Kookoo, un site qui décrypte les tendances coréennes. La Corée n’a jamais été aussi hype, on vous aura prévenus.
Texte : Elodie Drouard