Sichuan : la fabrique des Alpes de l’Orient
Plus de trente contrats signés, pour environ 30 millions d’euros de chiffre d’affaires. Une goutte d’eau dans le gigantesque marché chinois, mais une belle réussite pour les entreprises françaises spécialisées dans le tourisme de montagne. Depuis 2007, les installations sportives, les remontées mécaniques ou encore les schémas directeurs sont réalisés par des entreprises françaises.
Elles profitent de la politique du “Go West” initiée par le gouvernement de Pékin et qui a pour objectif de développer l’Ouest de la Chine, plus reculé et rural que la façade maritime dynamique.
La montagne, ça les gagne
Au Sichuan, la montagne est omniprésente. Tantôt menaçante, comme en 2008, quand un tremblement de terre de magnitude 8 sur l’échelle de Richter frappe la région. Tantôt mystérieuse, fascinante et véritable bouffée d’air pur, comme en témoignent les dizaines de milliers de personnes qui se rendent chaque année dans l’une des trois stations de ski de la région.
“Ici, on a des montagnes glaciaires qui ressemblent vraiment aux Alpes. Dans le Sichuan, on a le Siguniang ou le Gongga Shan, de véritables Chamonix chinois”, assure Serge Koenig, vice-consul de la France basé à Chengdu depuis 2007. Alpiniste, vainqueur de l’Everest en 1988, il est la pierre angulaire de la coopération Alpes-Sichuan, un projet de développement de cette province chinoise avec l’aide de la région Rhône-Alpes et ses entreprises. “La Chine a changé de braquet et va s’appuyer sur la croissance intérieure pour se développer.” Une opportunité pour les habitants des campagnes de voir leur niveau de vie s’améliorer.
Pingle est un petit village préservé de la croissance urbaine situé tout près d’une magnifique forêt de bambous ; Xiling est une station de ski développée grâce à l’expertise française ; Jinfo Shan, un site sacré du bouddhisme reconverti en machine touristique depuis l’arrivée d’une télécabine française.
Trois lieux qui illustrent cette nouvelle passion chinoise pour une montagne qui a encore besoin d’un coup de main étranger pour se développer. Surtout aux portes des Jeux olympiques d’hiver de Pékin, en 2022. D’ici là, la Chine veut voir 300 millions de skieurs dévaler les pentes de ses stations.
Pingle, la timide escalade du tourisme
Impossible de construire des immeubles à Pingle. La commune, qui veut conserver son cachet, est pourtant constituée de bâtiments récents et de guirlandes électriques bariolées accrochées sur les toits.
Pingle est une attraction touristique à elle seule. Enfoncée dans les montagnes, coincée dans un épais brouillard, elle est aussi la porte d’entrée vers de luxuriantes forêts de bambous.
Il faut s’éloigner un peu du village pour arriver à la vallée du Coq. Dans sa politique du “Go West”, le gouvernement de Pékin avait prévu de développer les grosses infrastructures entre 2000 et 2010. Les routes en faisaient partie. Au bout s’ouvre la vallée du Coq. Tombé amoureux du lieu, c’est là que Serge Koenig a décidé d’installer la première via ferrata de Chine, afin de rendre accessible à tous les parois escarpées des montagnes — autrement réservées aux grimpeurs aguerris. Le vide qui s’ouvre sous les pieds, le vertige de la hauteur ; des sensations dont raffolent les jeunes Chinois.
Dans la vallée, les jeunes citadins côtoient les paysans qui habitent là depuis des générations et vivent toujours de la culture du bambou. Les uns ont les yeux rivés sur leur smartphone, les autres le dos courbé par le poids des fagots. Ces derniers sont de moins en moins nombreux, le tourisme remplaçant peu à peu les activités traditionnelles.
“On est très contents, mais on veut que ça aille plus loin”, réclament les paysans. “Nous voulions permettre aux locaux d’aménager leur ferme en gîte d’étape ou en buvette, confirme Serge Koenig. Nous avons été précurseurs à Pingle.” Développer un site de tourisme en plein air tout en respectant l’environnement était jusque là chose rare. La via ferrata est une activité qui ne laisse que peu de trace ; le pont suspendu qui domine toute la vallée ne laisse pas non plus de cicatrice dans le paysage.
Ce travail qui préserve la beauté du lieu a été permis par Dianeige, entreprise française spécialisée dans l’aménagement des lieux touristiques de montagne. La PME basée en banlieue de Grenoble est venue réaliser les schémas directeurs avec l’aide de Serge Koenig, très investi dans le projet.
Le résultat est plutôt réussi. “Le paysage est magnifique, s’exclame une touriste. Ça fait un peu peur, surtout quand le pont bouge, mais on s’y habitue rapidement.” Le succès est tel que les consignes de sécurité sont largement ignorées : des panneaux indiquent des deux côtés du pont que le nombre de personnes pouvant l’emprunter en même temps est limité à dix. Pourtant, ils sont au moins trente à traverser le pont sans se poser de questions.
Mais le projet patine. Les investisseurs avaient prévu de placer la vallée au cœur d’un grand dispositif touristique incluant parapente, accrobranche ou encore dry ski. La construction d’un barrage est également en cours, afin d'accueillir une base nautique qui serait au cœur de ce grand centre de loisirs. Mais un changement au sein du groupe d’investisseurs a retardé les projets de développement.
“J’ai détruit ma maison en dur pour que les promoteurs construisent une route, se remémore un paysan. Ils ne l’ont jamais faite : on est revenus avec ma femme, et on a construit ça.” Il montre sa nouvelle habitation, toute de bâches et de tôle.
Mais pour la majorité, les désagréments sont vite oubliés. La via ferrata est le symbole du développement de la région : les habitants se sont enrichis et les jeunes ont trouvé du travail. Quinze emplois ont été créés — sans compter les nombreux paysans qui complètent leurs revenus en vendant leur production aux touristes.
Tous les emplois ont été ouverts aux fils des paysans locaux. C'est Serge Koenig et Yang Xiaohua qui se sont chargés de leur formation. “Quand j'en ai entendu parler pour la première fois, dans la bouche de Serge Koenig, je n'avais jamais fait d'escalade en extérieur, se remémore-t-elle. J'ai eu un coup de foudre, je ne pensais pas que l'escalade pouvait se faire dans un lieu aussi joli !” La découverte devient passion, la passion devient métier. Désormais, son terrain de jeu, c’est la haute montagne.
Le site de Pingle, c'est le savoir-faire français exporté en Chine. Mais la coopération va plus loin encore : pour Serge Koenig, c'est aussi l'occasion de former des jeunes et leur donner goût à la montagne. Avec Yang Xiaohua, le vice-consul a trouvé une discipline à sa taille.
Xiling, entre skieurs néophytes et nouveaux commerçants
Ils sont des centaines à braver le froid lorsque la billetterie s'ouvre, aux premières lueurs de l'aube. Sur le parvis du hall, des enfants aux yeux encore mi-clos, des parents et leurs aïeux, luges et pelles à neige à la main, des filles au bonnet orné d’un pompon bariolé et des jeunes penchés sur leur smartphone. Ils sont prêts à bondir dès l'ouverture de la prochaine télécabine, direction la station de ski de Xiling, la plus grande du Sud de la Chine.
Wenjing jette un coup d'œil à l'horloge du hall et fonce vers la file d'attente en train de se former devant la remontée mécanique. Elle brûle d'impatience : “Personne n'a jamais fait de ski dans ma famille. On est arrivés hier, mais impossible d'aller en haut, il y avait trop de monde ! On s'est levés à cinq heures et demie ce matin pour éviter la queue interminable.” Un bon réflexe.
La veille de notre arrivée, Xiling a enregistré 12 000 entrées. Les hôtels de montagne affichaient complet, les parkings étaient saturés. Un bouchon de plusieurs kilomètres s'étendait jusqu'à la commune voisine. Pour les locaux, rien de surprenant : c’est le même spectacle chaque année pendant les vacances du Nouvel An, du 1er au 3 janvier. Proche de Chengdu, la station de Xiling est devenue, ces dernières années, la coqueluche des citadins en mal d'air pur et de neige.
A ses balbutiements, en 1999, Xiling a été la première station de ski chinoise à se doter d'un système français de fabrication de neige. Depuis, le savoir-faire tricolore s'est imposé. Mao Hongshun, 47 ans, responsable du pôle technique le reconnaît : “Avec un enneigement annuel d'environ 60 cm, la station ne pourrait pas vivre sans neige de culture. Plus tard, on a remplacé les canons à neige français par des canons autrichiens, mais le pilier du système reste français.”
La success story s'est poursuivie pendant une décennie. En 2009, la vieille télécabine de la station s'est vue dépassée par l'afflux croissant de touristes. Xiling a donc décidé d'améliorer son transport. La société française Poma, spécialiste de la construction de remontées mécaniques, a remporté l'appel d'offres. Une nouvelle marque hexagonale a fait son trou à Xiling. Le directeur de projet, Li Xiao, s'en félicite : “La nouvelle télécabine nous a débloqués. Le nombre de visiteurs a triplé.”
Pour renforcer son équipe pédagogique, Xiling a fait venir en 2010 trois moniteurs français de l'Ecole nationale de ski et d'alpinisme de Chamonix pour "compléter les lacunes techniques" de ses moniteurs. Maxime Schuler se souvient de sa mission : "Certains de mes élèves n'avaient jamais skié avant et on leur demandait d'être moniteurs en deux semaines. En France, ça met des années. Le ski ne fait pas du tout partie de la culture chinoise. On en est aux prémices."
Pour Serge Koenig, Xiling ressemble plus à un parc de loisirs qu’à une station de ski européenne. "Les moniteurs n'apprennent pas aux gens à skier, ils sont là pour les aider à mettre leurs chaussures et les skis, puis à les enlever. Les touristes montent là-haut pour skier une fois dans leur vie, surtout pour faire des selfies. Tant qu’il n’y aura pas de concurrence entre les stations, on restera sur une politique du one-shot."
Pas besoin de fidéliser le client — et ça fonctionne. Avec son "parc" de neige de 7 km2, Xiling fait partie des stations les plus rentables en Chine. Le développement du tourisme a profondément changé la vie de la population locale.
En 1998, à la construction du site, le gouvernement a incité les habitants installés en pleine montagne à se déplacer, en échange de terrains gratuits dans la vallée. Une vingtaine de ménages en a profité pour ouvrir des hôtels, restaurants et autres magasins de souvenirs.
Ren Zhibin, 45 ans, aujourd'hui patron d'une auberge de 2 000 m2, raconte son ancienne vie : “On partait à l'aube avec une hotte remplie de maïs pour les vendre en centre-ville, et on rentrait au crépuscule avec des provisions. Quand il pleuvait, on tombait souvent sur des coulées de boue. On manquait de tout, on n'avait même pas l’électricité ; on s'éclairait à la lampe à huile.” L'homme, à l’allure débonnaire, montre les travaux de son auberge avec fierté : “La moitié de ces quarante chambres est en train d'être rénovée. Après, je compte en ouvrir de nouvelles.”
Mais le filon ne profite pas à tout le monde. Cinq foyers qui n'avaient pas les moyens d’exploiter le terrain promis par l’Etat ont vu des entreprises s’en emparer. Ils sont donc restés dans la montagne. Une route abrupte mène à leur hameau.
Zhou Jianqun et Zhao Faqing, un couple de septuagénaires, vivent dans une baraque qui date des années 1960 : “Nous sommes des laissés-pour-compte. On a sollicité le gouvernement à plusieurs reprises, pour qu’il nous aide à réparer la toiture qui risque de s'effondrer, mais personne ne nous a répondu.”
Un peu plus loin, Luo Qunying, une veuve âgée de 75 ans, fume de la viande de porc dans sa masure. “C'est notre spécialité locale. Les touristes adorent ça, mais ils sont peu à venir jusqu’ici. Je fais ça surtout pour moi”, explique-t-elle, souriante. Son visage strié s'éclaire sous la lumière de la torche électrique. Ce jour-là, sa lampe primitive est tombée en panne.
JINFO SHAN, SE RAPPROCHER DE LA MONTAGNE SACRÉE
La brume et la pollution empêchent ses 33 millions d'habitants de la voir, mais derrière ce brouillard, une montagne surplombe Chongqing, la quatrième métropole de Chine. Au sommet, un Bouddha d'or veille sur cette ville grande comme l'Autriche.
Le parc national du mont Jinfo, littéralement “montagne du Bouddha d'or”, reste un refuge pour les citadins qui veulent échapper au bruit, au chaos de la circulation ou à la chaleur infernale de Chongqing, qui dépasse allégrement les 40°C en été. Ce coin de nature et de paix est classé au Patrimoine mondial de l'Unesco. La montagne et ses paysages paradisiaques sont, en outre, un lieu sacré de la religion bouddhiste.
Plus de 2 000 mètres séparent ce havre de paix de l'agitation de la ville. La montagne sacrée est restée l'un des secrets les mieux gardés de la métropole jusque dans les années 1980. Seuls quelques courageux se lançaient dans la journée de marche nécessaire pour accéder au sommet. Mais depuis 2009, une télécabine française a rapproché les locaux de leur montagne. L'enteprise Poma est en effet venue y installer une infrastructure plus efficiente que la remontée mécanique chinoise en place.
Une flotte de bus vétustes conduit les touristes à l'entrée du téléphérique, à 1 400 mètres d'altitude. A peine 15 minutes plus tard, les voilà perchés à 2 050 mètres. Rapide et efficace. Cette télécabine a ouvert les portes de Jinfo Shan au tourisme de masse. Si la remontée mécanique chinoise pouvait transporter 300 personnes par heure, celle de Poma en achemine 1 400. Les chiffres de fréquentation du parc national de Jinfo ont depuis explosé : entre 60 000 et 70 000 touristes de plus chaque année, estime Zhou Bo, responsable du téléphérique.
La première étape du développement de Jinfo Shan a été la construction d'une route de montagne permettant de monter jusqu'à la télécabine. En 2008, une entreprise chinoise a tracé le chemin. Au milieu, un village d'une dizaine de foyers a disparu : la société de construction a invité les familles à se déplacer en bas de la montagne.
Un prix juste pour une vie meilleure — ou plus pratique — : “Avant, il y avait juste des sentiers de montagne complètement impraticables pour les voitures”, se souvient Zhou Bo, originaire de la commune limitrophe de Nanchuan. Aujourd'hui, ces montagnards sont devenus restaurateurs ou hôteliers. Un eldorado pour ces anciens paysans qui aujourd'hui voient débarquer entre 1 000 et 2 000 personnes par jour en période hivernale.
Mais le mont Jinfo accueille également une communauté de moines bouddhistes qui bravent les températures glaciales et le brouillard pour aller prier Bouddha. Des religieux au crâne rasé, les mains cachées dans de longues tenues rouges ou grises, et que les touristes photographient pendant leur recueillement — quand ils ne prennent pas des selfies devant le gigantesque Bouddha en or.
La tradition et le folklore se vendent bien auprès d'un public chinois à la recherche des racines de sa culture. Les gestionnaires de ce parc naturel l'ont bien compris : les images de la statue dorée et des moines en tenue traditionnelle sont omniprésentes sur les plaquettes d'information distribuées à Chongqing. Mais ce patrimoine historique n'a rien de très ancien : les temples bouddhistes de Jinfo Shan (Gufo et Phoenix) ont été ouverts respectivement en 1998 et 2009. D’autres bâtiments en ruines sur des versants moins touristiques de la montagne témoignent pourtant d'une présence ancienne du bouddhisme dans la région. Mais depuis la Révolution culturelle de Mao Zedong (1966-1976), la pratique religieuse a disparu du mont Jinfo.
Cinquante ans plus tard, l'idée de la reconstruction d'un premier temple vient de la même entreprise gestionnaire de la télécabine. Un mélange de foi et de business qui a attiré vers la montagne sacrée une trentaine de moines de Chongqing.
A leur tête, un chef timide quand il s'agit de parler d'argent. Cai Wenshu est un quadragénaire qui a connu la vie “normale” avant d'être appelé sur le chemin du bouddhisme. Aujourd'hui, il dirige les moines de Jinfo Shan. “Deshu” (“celui à la vertu exceptionnelle”) est le nom qu'il s’est choisi.
En dehors des heures de méditation, il lève des fonds et prépare la restauration d'un des temples démolis du mont Jinfo. Dans la salle où il reçoit, privilège de sa fonction de chef du temple, il explique que la vie y est dure. Au froid s'ajoutent “des règles strictes”, dit-il les yeux rivés sur un smartphone, qu’il a toujours à portée de main. “Beaucoup sont partis parce qu'ils ne supportaient pas cette vie sans confort.”
Les bus du parc naturel emmènent les touristes dans un autre temple, celui du Phoenix, à une dizaine de minutes. Dans une grotte naturelle de plus de trois millions d'années, seules les guirlandes bleues qui ornent les murs cassent la pénombre de ce lieu. A l'entrée, les touristes font la queue pour payer les 40 yuans (environ 5 euros) de droit d’entrée.
A Jinfo Shan, religion et développement touristique vont de pair. La montagne sacrée a un prix, que des milliers de citadins sont prêts à payer pour quelques heures de tranquilité dans la nature.
Ce site est un exemple parmi tant d'autres. La Chine, en plein essor touristique, investit des millions dans l'aménagement de sites naturels tels que Jinfo. A Chongqing, la classe moyenne cherche par tous les moyens à échapper à la ville et sa routine — et surtout le montrer sur les réseaux sociaux. Toute activité touristique est synonyme d'ascension sociale.
Dans ce pays où plus de la moitié des habitants sont des citadins, le développement des campagnes est devenu une priorité pour Pékin. La “montagne du Bouddha d'or” a été tirée de son sommeil par le tourisme de masse, notamment depuis l'arrivée de la télécabine française. Et le site donne du travail à 400 personnes, surtout des locaux.
Loin des pistes de ski, les remontées mécaniques sont un marché en pleine expansion. Plus qu'un moyen de transport, c’est une expérience complètement nouvelle pour ces Chinois des villes qui font à peine connaissance avec la montagne.