Grand format

GRAND FORMAT. Quand la Chine s'éveille au vin

franceinfo le vendredi 2 mars 2018

Quelque 48 millions de Chinois ont consommé du vin importé en 2017, un chiffre qui a plus que doublé en six ans. (Romain Ouertal)

Devenue le deuxième plus grand vignoble au monde en 2014 devant la France, la Chine investit massivement pour devenir un acteur central du marché du vin. Avec l'essor de la classe moyenne, le breuvage se démocratise mais est encore loin d'être totalement entré dans les mœurs.

Ningxia, des vignes aux portes du désert

Au pied des monts Helan, dans la petite province centrale du Ningxia, les exploitations viticoles se sont multipliées ces dernières années, avec le soutien des autorités locales. (Romain Ouertal)

Il faut environ une heure en partant de Yinchuan, le chef-lieu de la région autonome du Ningxia, en Chine, pour arriver aux pieds des Monts Helan. Situées dans le nord du pays, ces montagnes, séchées par les vents venus du désert de Gobi tout proche, font face à une plaine rocailleuse parsemée de broussailles. En cette fin décembre, un air froid et sec balaie la vallée, alors qu'un épais brouillard matinal masque un pan de la montagne.

Cette région d'apparence inhospitalière est pourtant devenue ces dernières années l'un des symboles de l'industrie viticole chinoise. Depuis dix ans, le désert a fait place à de larges étendues de vignes. Près d'une quarantaine d'exploitations viticoles se partagent ainsi le terrain, attirées par un sol que certains comparent déjà au terroir bordelais. "Le Ningxia est désormais reconnu pour être une région viticole. Le sol y est graveleux et argileux, un peu comme dans la région de Bordeaux", explique Thierry Courtade, qui exploite avec sa femme Emma Gao près de 40 hectares, majoritairement du cabernet sauvignon, au sein du domaine de Silver Heights. Originaire du Sud-Ouest, il est arrivé ici il y a cinq ans après que sa femme, ancienne élève de l'Université du vin de Bordeaux, a pris les rênes du domaine familial. Les vignes avaient été plantées par le père d'Emma dès 2007. Une éternité à l'échelle du marché chinois, qui a connu un véritable développement ces dernières années.

 

"Il y a toujours eu de la consommation de vin en Chine, avance Nicolas Carré, sommelier dans le pays depuis plus de vingt ans. Mais le marché change très vite depuis dix ans et la tenue des Jeux olympiques. Avant, c'était réservé aux gens du gouvernement mais depuis 2010, il y a un énorme changement avec l'arrivée des cols blancs et la prise de conscience d'un produit qui est vu comme bon pour la santé, élégant". Un engouement qui a entraîné une hausse de la production intérieure. Le sommelier français évalue ainsi à plus de 800 le nombre d'exploitations viticoles en Chine aujourd'hui. Le pays est d'ailleurs devenu en 2014 le deuxième vignoble mondial, devant la France, avec près de 800 000 hectares de cultures.

Dans le Ningxia, la production de vin n'avait pourtant rien d'évident. Située à moins de 300 kilomètres de la province de Mongolie-Intérieure, elle est habitée par une forte communauté musulmane, les Hui, qui respecte l'interdit de l'alcool. Mais ces dernières années, le gouvernement régional a beaucoup subventionné les vignobles. Une manière pour les autorités de diversifier l'économie de la région, encore majoritairement tournée vers l'extraction et l'exploitation du charbon. Pour l'heure, la production est essentiellement destinée au marché intérieur et l'exportation reste anecdotique. "Nous vendons surtout pour le marché chinois. Nous nous positionnons aussi sur le marché hongkongais pour avoir une ouverture vers la Grande-Bretagne", précise Thierry.

 

Pour Silver Heights, petite exploitation familiale, cette période de l'année est essentielle. Le Nouvel An chinois, à la fin du mois de janvier, est le moment où les ventes de vin sont les plus fortes. "Les gens aiment bien se rassembler autour d'une bonne bouteille", constate le Français de 47 ans. Son vignoble en produit plus de 30 000 par an, ce qui est petit à l'échelle chinoise. Dans la cave, plusieurs milliers de bouteilles sont ainsi entreposées, très majoritairement du rouge de 2014. "Une très bonne année", s'enorgueillit Thierry, qui vend les bouteilles aux alentours de 400 yuans (environ 50 euros). Le patron de la petite exploitation ne s'en fait pas trop pour l'avenir et continue d'investir : une salle de dégustation avec vue imprenable sur le vignoble et les monts Helan vient même d'être construite. Largement soutenue par le gouvernement, Silver Heights est aujourd'hui considérée comme une référence sur le marché chinois.

Le vin, produit d'une volonté politique

Yinchuan est la préfecture de la région autonome du Ningxia, dans le centre de la Chine. (Romain Ouertal)

Yinchuan est une de ces "cités champignons" typiques du centre de la Chine. A chaque coin de rue, des centaines de barres d'immeubles identiques, en construction, s'alignent le long de larges avenues à dix voies. Plusieurs lacs artificiels viennent égayer cette ville industrielle largement tournée vers la production de charbon. La région, l'une des moins peuplées de Chine avec environ 6 millions d'habitants, est en plein développement. Les autorités locales soutiennent massivement l'industrie viticole en investissant dans les infrastructures.  

La route pour arriver au pied des monts Helan, où se situent la majorité des vignobles, est flambant neuve. "Elle a été construite il y a moins d'un an, détaille Min Hua, le directeur du domaine Helan Mountain, propriété du groupe français Pernod-Ricard. C'est la volonté du gouvernement local de promouvoir les vignobles et le tourisme". Des fonds publics ont également été alloués pour l'aider à acheter du matériel, notamment plus d'une centaine de tracteurs pour couvrir les quelque 400 hectares de cette exploitation. Les terres elles-mêmes sont offertes gratuitement aux cultivateurs : "Nous n'avons pas de loyers à payer pendant dix ans", détaille ainsi Thierry Courtade.

Avec ces aides, le gouvernement cherche à inscrire le Ningxia, région excentrée, sur les circuits touristiques en devenant la capitale du vin dans le pays. Si les touristes sont encore relativement peu nombreux à Yinchuan, il y a de plus en plus d'étrangers qui viennent spécialement pour visiter les vignobles. Bras armé de ce volontarisme gouvernemental, le bureau viticole regroupe les viticulteurs de la région. "La région est très organisée à ce niveau-là, explique Nicolas Carré. Dès que vous produisez du vin, vous faites partie de ce bureau. Il est quasiment aussi important que peut l'être l'association des producteurs de champagne en France".

 

Ce soutien permet aux producteurs d'investir pour résoudre le plus gros problème de la région : l'irrigation. "Ici, il pleut moins de 200 mm de pluie dans l’année, il y a plus de 2 200 heures d'ensoleillement et il peut faire jusqu’à 40 °C l’été. C'est un climat extrêmement sec, avec très peu d'humidité", explique Min Hua. Face à ces conditions climatiques extrêmes, le vignoble a investi dans la construction d'un bassin de rétention permettant de conserver les eaux de pluie. Cette solution lui permet de ne pas être dépendant du cours fluctuant du fleuve Jaune passant à proximité et dont est tiré l'essentiel des besoins en eau.

Un volontarisme politique qui prend aussi la forme d'une intense promotion des vins originaires de la région. "Le Ningxia est certainement aujourd'hui la région qui fait le plus pour son vin en termes de publicité. Le gouvernement organise des grandes soirées promotionnelles, avec plus de 2 000 personnes, pendant lesquelles tout le monde boit du vin local", explique ainsi Nicolas Carré. Avant de poursuivre : "Il y a dix ans, la région de Penglai, près de Shangai, était considérée comme la vitrine du vin en Chine. Aujourd'hui, c'est le Ningxia."

Des aides gouvernementales qui ne changent pas le problème fondamental du marché du vin chinois : la distribution. "Les vins du Ningxia, on en entend parler partout, mais ils se vendent uniquement dans la région, c'est le problème. Dans les supermarchés, on retrouve seulement cinq ou six marques, alors qu'il existe potentiellement plus de 800 vignobles dans le pays", ajoute Nicolas Carré. En cause, le quasi monopole de la distribution du liquide par sept grands groupes industriels (Great Wall, Torres, ASC…) qui verrouillent le marché avec des vins à bas prix.

Des ambitions internationales

Le domaine d'Helan Moutain, dans le Ningxia, est détenu par Pernod Ricard. Le groupe français a investi dans l'achat de plus de 235 cuves. (Romain Ouertal)

Si la production de vin chinois est encore essentiellement destinée au marché intérieur, l'exportation est de plus en plus envisagée par certains producteurs, qui se donnent les moyens de leurs ambitions. En investissant dans Helan Moutain, Pernod Ricard produit déjà plus d'un million de bouteilles pour le marché chinois. Un chiffre important mais encore petit par rapport aux potentialités de développement, notamment vers le reste de l'Asie. "Nous nous donnons dix ans pour devenir une société d'exportation", explique Min Hua, qui cite notamment en exemple la marque australienne Jacob's Creek, également propriété du groupe français.

Le domaine, qui emploie une soixantaine de personnes à l'année et environ 150 saisonniers, a déjà mis en place une production différenciée selon la qualité du sol. Des zones délimitées ont été tracées : entre sept et dix tonnes de vin de qualité moyenne sont produites sur une grande partie du vignoble et sur une portion d'à peine 20 hectares, 1,5 tonne d'un vin de meilleure qualité est destinée à être une vitrine de l'exploitation. "Nous procédons étape par étape. Notre but est de ne pas faire la copie d'autres vins mais d'avoir notre identité propre", tient à préciser Min Hua.

 

Le groupe ne laisse cependant rien au hasard, en appliquant des méthodes qui évoquent plus une industrie qu'un petit producteur de terroir. Des panels de dégustation pour connaître les goûts des consommateurs ont ainsi été mis en place et la production est ajustée en fonction des résultats. L'appétence de plus en plus prononcée des Chinois pour le vin blanc a ainsi conduit le domaine à porter sa production à plus de 20% ces dernières années, essentiellement du chardonnay. Pernod Ricard a également mis les moyens en termes de matériel : 235 cuves, d'une capacité de 32 000 litres chacune, et plus de 500 tonneaux, produits en France.

 

Des ambitions qui sont toutefois tempérées par Nicolas Carré : "Les Chinois maîtrisent la vinification. Ils ont le matériel et les gens formés. Ce qui manque, c'est qu'ils ne savent pas encore analyser le terrain et faire une bonne combinaison entre terroir, cépage et climat (...) La Chine doit encore trouver sa spécificité dans le vin : que chaque région trouve son cépage." Un point de vue qui n'est évidemment pas partagé par Min Hua : "De plus en plus de vins chinois remportent des récompenses dans des compétitions internationales mais il est encore difficile de changer certaines idées reçues."

Quant à l'exportation, pour Nicolas Carré elle est envisageable mais seulement sur le long terme : "Pour l'instant, ce n'est pas possible. Il y a quelques vins chinois qui s'exportent, mais avec des réseaux très spécifiques. Le vin chinois, il n'y en a même pas assez pour le marché intérieur."

La culture du vin, une lente démocratisation

L'engouement pour le vin en Chine a permis le développement de cours d'initiation à l'œnologie. (Romain Ouertal)

Au deuxième étage d'une tour sans âme du quartier de Chaoyang, à Pékin, la société Dragon Phoenix organise comme chaque semaine des cours d'initiation aux vins. Ils sont 18 – en très grande majorité des femmes – à avoir fait le déplacement ce soir-là, malgré l'alerte pollution toujours en vigueur. Ils font face aux deux professeurs, David Xing et Liu Chang, qui viennent leur expliquer les différentes saveurs et caractéristiques des vins. Derrière eux, une carte multicolore détaille les différents "cépages d'Europe".

Les élèves ont face à eux six verres pour goûter les différents breuvages, une carafe d'eau et un crachoir. Après chaque dégustation, ils doivent écrire dans un tableau les différentes caractéristiques, les arômes, les saveurs, les couleurs. Il faut alors mettre des mots sur des sensations : c'est comme cela que se forge peu à peu le palais. "Notre but ici, c'est de démocratiser l'accès et la culture du vin. Jusqu'à présent, c'était vraiment quelque chose qui était réservé à une certaine élite", explique Liu Chang, qui a fait une partie de ses études à Adélaïde, la capitale du vin australien.

 

La démocratisation reste pourtant à l'heure actuelle une gageure. A Dragon Phoenix, la majorité des élèves parlent couramment l'anglais et appartiennent à la classe moyenne supérieure. A l'image de Tara, la trentaine, consultante pour la firme américaine IBM et qui vient pour la huitième fois. Pour elle, "c'est un bon moyen d'apprendre et de savoir ensuite comment marier les vins avec la nourriture". L'une de ses voisines, Vicky, 28 ans, vient pour les mêmes raisons mais avec une démarche plus militante : "Parler de vin, c'est valorisant socialement, surtout pour une fille. Les hommes chinois pensent que l'alcool est un truc d'hommes. Lorsqu'on vous invite dans un bar, vous faites souvent semblant de ne rien connaître pour leur faire plaisir. Avec ces cours, j'en connais plus qu'eux sur le vin, c'est moi qui leur donne des conseils", dit-elle dans un anglais parfait.

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'elle vient assister aux cours. "Je fais ces cours sur mon temps libre et ce n'est pas toujours facile car je travaille beaucoup, raconte celle qui est consultante dans une banque. Mais j'aime bien cette formule car elle est centrée sur un thème et on peut poser plus facilement des questions." Le vin, elle en boit surtout avec des amis ou lors de fêtes, et depuis quelque temps toute seule mais, jure-t-elle, "seulement parce qu'on dit que c'est bon pour la santé". Le fait que la majorité des élèves soient des femmes ne surprend pas Nicolas Carré. Pour lui, les femmes chinoises sont les "consommatrices de demain. Elles ont un réel intérêt pour le goût, les arômes, les cépages. En règle général, elles ont une véritable préférence pour le vin blanc", détaille-t-il.

 

Le panel de dégustation est très hétéroclite : un rosé de la Loire côtoie un vin d'Argentine ou d'Espagne. Des origines diverses qui permettent de mieux appréhender le thème de la leçon du jour, "Connaissez vos cépages !". Tous les élèves n'ont pas forcément le même niveau et tous ne sont d'ailleurs pas forcément attentifs. Certains bâillent ostensiblement ou pianotent sur leurs portables. D'autres, au contraire, prennent en photos les diapositives pour ne pas oublier. "L'approche est un peu plus relax, c'est beaucoup plus pédagogique. On est un peu plus dans la discussion et l'échange", explique Liu Chang à propos des cours du mercredi soir.

Après plus de deux heures de cours, les formateurs ont gardé une dernière surprise pour leurs élèves : un verre de vin chaud, période de Noël oblige. Les moues sont alors très partagées sur cette première expérience. Certains ne semblent pas croire qu'on puisse consommer le vin de cette façon. Le palais a ses raisons que la raison ne connaît pas.

L'engouement pour le vin en Chine a permis le développement de cours d'initiation à l'œnologie. (Romain Ouertal)

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