La Chine se met à la pétanque (et pointe les Jeux olympiques de 2024)
La partie est serrée. Avec 11 points, l’équipe des garçons mène, mais les filles ne sont pas loin derrière, à 9. Le pointeur se concentre, malgré les gouttes de sueur qui coulent sur son front. Il sait qu’il peut faire gagner son équipe s’il arrive à déloger la boule de ses adversaires de sa position, à quelques centimètres du cochonnet. Il s'accroupit, lance le bras et la boule part. Le silence du boulodrome est brisé par le "tchak !" des boules qui s’entrechoquent, et puis par les cris de joie de l’équipe du pointeur : ils ont gagné la partie. Gao Wei, le coach, ne cache pas non plus sa joie : "L'année prochaine, ils auront le niveau pour intégrer l'équipe nationale ! La pétanque chinoise a de beaux jours devant elle." La partie ne se déroule pas sur le Vieux Port de Marseille, mais à Xi'an, dans le centre de la Chine. Ici, pas de cigales ni de pastis, mais la même chaleur étouffante, et surtout, la même passion pour les boules. Car oui : on joue à la pétanque en Chine et le gouvernement fait tout pour que le sport ait la cote.
Du basket à la pétanque
L’histoire de la pétanque chinoise commence en 1982, de la façon la plus improbable qui soit : en Suisse. Giovanni Baggio, le président de la fédération de raffa volo, une variante italienne de la pétanque, et Bernard Champey, champion du monde de lyonnaise, rencontrent Yao Zihan, le traducteur de l’équipe d’échecs chinoise en visite pour un tournoi. Ils le convainquent de les aider à exporter le sport en Chine. Dès 1985, ils sillonnent tous les trois le pays afin de populariser les sports de boules, et c’est lors de leur visite à Xi'an qu’ils rencontrent Gao Wei, le coach. À l'époque, il travaille déjà en tant que professeur à l’Institut des sports de Xi’an, mais pour le basketball.
À l'époque, je me suis dit que la pétanque pourrait m'aider à jouer encore mieux au basket, surtout au niveau de la concentration.
Gao se prend au jeu, et l'apprécie tellement qu'il décide de monter son propre club de pétanque au sein de l'université, en 1986. Près de 100 étudiants viendront le rejoindre dès la première année, leur curiosité piquée par ces petites boules de métal que lance Gao Wei à longueur de journée. Aujourd'hui, son club est devenu un cours officiel – on peut d’ailleurs obtenir un master en pétanque à Xi'an – et ils sont près de 800 élèves dans la filière.
Le meilleur moyen d’énerver Claude Azema, le président de la Confédération mondiale des sports de boules, c’est de confondre pétanque, jeu provençal et lyonnaise. "La pétanque, c'est un jeu avec les pieds stables, on ne bouge pas du cercle pour lancer les boules. La bocce, la lyonnaise et la raffa volo, il faut courir, et les boules sont plus larges et plus lourdes qu'à la pétanque, même si elles sont légèrement différentes les unes des autres. Les terrains sont aussi bien plus larges et profonds que pour la pétanque, et les règles, bien qu'assez semblables, comportent quelques nuances. La façon de jouer n’est pas du tout la même." La lyonnaise, officiellement renommée "sport-boules" en 1981, l'ancêtre de la pétanque, reste immensément populaire dans le sud de la France, dans certains endroit même plus que la pétanque. En Chine, pétanque et bocce sont souvent jouées ensemble, dans les mêmes clubs.
La fabrique des champions
Gao Wei rassemble ses élèves au milieu du terrain pour faire son débrief : "Quand tu tires, fais bien attention à ton bras : il doit rester droit", "Plante bien tes pieds au sol, sinon tu risques d'être déséquilibré", "Ta respiration doit être plus régulière, concentre-toi !" L'entraînement reprend, les élèves ramassent leurs boules et enchaînent sur un exercice de tir de précision. Gao Wei ne rigole pas. Pour chaque tir manqué, c’est 10 pompes à faire. Les cours de pétanque à l’Institut des sports de Xi'an sont intenses : les élèves s'entraînent 6 heures par jour, week-ends et vacances compris. Cao Peng est loin de s'en plaindre. Cet étudiant en L3 de pétanque s’entraîne près de 10 heures par jour. Il est venu de la lointaine région de Mongolie intérieure, l’une des plus rurales de Chine, pour faire ses études à Xi'an. Quand il commence en septembre 2015, il ne connaît rien de la pétanque, pas même son existence.
Au départ, je voulais me spécialiser en gymnastique. J'en faisais depuis que j'étais petit. Mais en tout début d’année, l'université a organisé une exposition pour nous présenter tous les sports possibles, et tout de suite, la pétanque m'a plu.
Gao Wei le persuade de venir prendre des cours avec lui, et même, plus tard, de changer sa spécialité. "Devenir gymnaste professionnel en Chine aujourd'hui, c'est devenu quasiment impossible. Beaucoup trop de gens veulent intégrer l'équipe nationale et même les meilleurs ont du mal à suivre le rythme. Alors que pour la pétanque, tout reste à faire. C'est un pari sur l’avenir." Après trois ans de formation, Cao Peng est "l'un des meilleurs de sa génération. D'ici la fin de l'année, il fera partie de l'équipe nationale. Il est promis à un futur brillant dans ce sport", estime Gao Wei.
Le coach en est persuadé : très bientôt, la Chine fera partie des plus grandes nations pour la pétanque. Les joueurs de pétanque sont aujourd’hui près de 20 000 et la Fédération des jeux de boules chinoise espère faire doubler ce nombre grâce aux Championnats du monde. Ils étaient organisés en novembre à Kaihua, dans le sud de la Chine. La fédération compte aussi sur les écoles pour faire découvrir les boules aux plus jeunes : près de 200 collèges donnent désormais des cours de pétanque à leurs élèves. Le Qi Bin Middle School, à Hebi, dans le Henan, est l'un de ces collèges.
L'idole des jeunes joueurs
Ils sont une soixantaine à jouer ce jour-là dans le boulodrome géant de Hebi, couvert par un énorme toit en métal. Ils entament leur quatrième heure d'entraînement. Chao Lili, leur professeure de pétanque, encadre ce petit groupe : "Ici tout le monde veut devenir un joueur professionnel." Wang Yusha, qui vient d'avoir 12 ans, est le meilleur espoir de la classe. Ici, les enfants ne rêvent pas de devenir joueur de foot ou bien pompier, mais d'intégrer l’équipe nationale de pétanque chinoise.
Hebi, c’est la ville de Zhao Aiguo et c’est le plus grand joueur de pétanque chinois.
Au milieu de la ville trône une statue, celle de l’idole locale. Zhao Aiguo est l'un des joueurs de boules chinois au palmarès le plus impressionnant, bien qu’il n’ait appris à jouer à la pétanque qu’en 2003. "J'aime la pétanque car c'est un sport simple. Il suffit de deux cailloux et de tracer un cercle sur le sol pour pouvoir jouer", nous explique-t-il. Aujourd’hui âgé de 62 ans, il reste une sommité du sport en Chine qui a contribué à l'épanouissement de la pétanque dans la région. Quatre des écoles élémentaires de Hebi proposent des cours de pétanque grâce à lui. "La statue, c'est parce qu'on voulait le remercier de tout ce qu’il a fait pour la ville", justifie Zi Shanshui, le directeur du bureau des sports de la ville de Hebi.
"Grâce à Zhao, Hebi est devenue l'une des meilleures villes en Chine pour se former à la pétanque", poursuit Zi Shanshui. Avant d’apporter les boules dans les écoles, il a également formé des dizaines de joueurs dans la ville, dont plusieurs jouent aujourd'hui dans l'équipe nationale, comme Chao Lili. La statue le représentant porte d’ailleurs l’inscription "Hebi, capitale des sports de boules en Chine". Alors, forcément à Hebi, tout le monde ne pense qu'à une chose : les Jeux olympiques de Paris 2024.
Une ambition olympique
Gao Wei, le professeur universitaire, nous reçoit dans son appartement, qu'il a transformé en véritable musée des sports de boules en Chine. Boules, maillots et fanions couvrent tous les murs et les étagères. "Pour nous, la pétanque est plus qu'un sport. C'est une vraie passion." Son but ultime, à lui et à tous ses élèves, est de voir les sports de boules faire partie des Jeux olympiques. "Si nous n'y arrivons pas, nous espérons que nos enfants reprendront le flambeau", dit-il, les larmes aux yeux. "Les JO, ça serait l'aboutissement de toute une vie. Le gouvernement est déjà prêt à investir de plus en plus dans la pétanque, mais si les boules étaient un sport olympique, on pourrait vraiment voir un développement incroyable." Il a en tête l’exemple du curling, devenu un sport olympique à Nagano en 1998. "A partir de ce moment-là, le gouvernement central a investi des millions dans des patinoires à Shanghai et ailleurs en Chine, juste pour que les équipes chinoises puissent espérer finir le podium. Le curling est devenu immensément populaire en l'espace de quelques années."
Si la pétanque devient un sport olympique et si Pékin décide d’investir à fond dans les boules, nous aurons les meilleurs résultats.
Gao Wei peut se montrer confiant. Bien que la Chine ait commencé à jouer à la pétanque bien plus tard que la France ou l'Italie, le pays fait d’ores et déjà figure de challenger en Asie. Une progression phénoménale, qui a encouragé les gouvernements de plusieurs provinces chinoises à investir massivement dans les boules. Maintenant, toute la pétanque chinoise a les yeux rivés sur Paris. La campagne pour que les sports de boules deviennent un sport olympique a officiellement commencé en 2015, et avec l’attribution des Jeux olympiques de 2024 à Paris, le rêve de Gao Wei et de toute la fédération est désormais à portée de main. "La France a une vraie histoire avec la pétanque. Si un pays doit reconnaître la pétanque comme un sport olympique, ça sera la France."
Le renégat de la pétanque
Ils ne sont pas les seuls à penser aux Jeux olympiques. Dans son appartement de la banlieue de Shanghai, Shen Tao espère lui aussi intégrer l’équipe olympique. Shen fait partie des pionniers de la pétanque chinoise. Il a appris à Aix-en-Provence, dans les années 1990, alors qu’il travaillait dans un restaurant spécialisé dans le fromage. De retour en Chine, Shen Tao s’installe à Shanghai. Il rapporte avec lui ses boules de pétanque, un accent français digne d’un joueur du Vieux Port et son esprit de compétition. Il participe à plusieurs championnats mais ne parvient jamais à gagner un titre de champion de Chine. Shen Tao s'entraîne avec Gao Wei et Zhao Aiguo dans l’équipe nationale, mais ils rencontrent très vite des points de désaccord, notamment sur les méthodes d’entraînement, "trop à la française" à son goût.
Aujourd'hui, il n'est plus en contact avec la fédération, mais il garde dans son appartement les souvenirs de ces années de championnat. Sur ses murs sont accrochés des cadres bronze et argent pour encadrer les titres qu'il a gagnés, et dans son bureau, il stocke des cadres dorés qu’il garde "pour ses futurs titres". Shen Tao est un collectionneur. Des dizaines et des dizaines de boules sont stockées sur son balcon, certaines dorées et marquées de son nom. Dans sa chambre, sous du plastique, il cache un graveur de cochonnet. Il se vante d'avoir des carnets pleins de méthodes de jeu de pétanque, qu'il ne voudra pas montrer. "Il faut d’abord que je mette tout au propre." Shen Tao s'entraîne toujours dans la cour du complexe résidentiel dans lequel il vit. Un terrain qui n'est pas vraiment adapté à la pratique de la pétanque.
La copropriété de ma résidence est venue m’emmerder. Ils pensaient que j'allais blesser quelqu'un. Ils ne connaissent pas, c'est tout.
Shen a ses techniques : régulièrement, il passe d'un terrain en goudron à un autre en herbe, pour "s'adapter à toutes les surfaces". Son grand projet, c'est ouvrir un club "avec 4-5 terrains", un endroit pour boire des verres et attirer les expatriés français, mais surtout concurrencer Xi'an et Hebi. Il voudrait entraîner des "minots", la prochaine génération de joueurs chinois : "En 30 minutes avec moi un gamin plutôt bon j'en fais un as." Le projet lui tient à cœur, mais reste pour l'instant à l'état de brouillon. La faute à des problèmes d'autorisation et de financements, mais surtout, parce qu'il veut "prendre [son] temps pour le mener à bien". "Au pire, mon fils tiendra ma parole", ajoute-t-il. Ce dernier, tout juste 5 ans, s’entraîne déjà à la pétanque en lançant des boules avec son père.
Des rêves de Paris
Shen Tao veut combler un trou : Shanghai ne possède en effet pas de réel club de pétanque, ni de vrais boulodromes. Il y existe bien un restaurant, La Pétanque, ouvert par un expatrié français, qui possède une petite piste en herbe synthétique où les clients peuvent jouer tous les mercredi soir, mais ce terrain n'est pas à la hauteur des ambitions de Shen Tao. Il rêve d’une vraie compétition. Pour le moment, le seul tournoi où il est encore accepté, c'est le French Pétanque Tour, organisé tous les étés à Shanghai pour faire découvrir la pétanque aux Chinois.
Le French Pétanque Tour est l'œuvre de Lili Ren, la créatrice et dirigeante de Parishine, une agence à la base spécialisée dans la communication des grandes entreprises françaises en Chine. Passionnée par la France, Lili Ren a en 2014 l’idée de créer un tournoi de pétanque, afin de promouvoir la culture française. "La pétanque m’a tout de suite paru comme un choix évident. C’est facile à jouer, il ne faut pas beaucoup de matériel, les règles sont très simples, et en même temps, c’est vraiment un symbole de la culture du sud de la France."
Pour les Chinois, la France n’est pas un pays sportif, mais romantique. Je voulais changer cette vision des choses.
Le succès du French Pétanque Tour dépasse toutes ses attentes : très vite, de nombreux expatriés français se pressent autours des terrains improvisés, et la pétanque devient une véritable attraction auprès des Shanghaïens. Désormais organisé tous les 14 juillet dans les jardins de l’ambassade de France, le French Pétanque Tour a accueilli pour l’édition 2017 près de 5 000 personnes, dont une moitié de Chinois. Grâce à la popularité de l'évènement, les boules sont devenues un business. "Des entreprises comme Suez font maintenant appel à nous pour des séminaires de cohésion d'entreprise. La pétanque, c'est le sport social par excellence."
Parishine a même créé sa boutique sur WeChat, le Facebook chinois, où ils vendent leurs propres boules, personnalisables à loisir. "Pour l’instant, nous recevons surtout des commandes de particuliers, mais nous avons aussi vendu plusieurs sets de boules à deux restaurants de Shenzhen, qui ont aménagé des terrains devant leurs terrasses." Petit à petit, la pétanque devient bankable en Chine. Lili Ren voit encore plus grand. "Nous avons des grands projets pour les Jeux olympiques de 2024, à Paris. Notre objectif, ça serait de réunir mille joueurs de pétanque chinois devant la tour Eiffel." Elle s'arrête, réfléchit. "Est-ce que vous pensez qu’il y a besoin d’une autorisation pour faire jouer mille personnes à la pétanque sur le Champ de Mars ?" On ne sait pas encore.
Reportage et photos : Aurore Gayte et Raphaël Guillet