ENQUETE FRANCEINFO. Romainville, Vernouillet, Le Havre... Ces entreprises qui polluent, ferment et abandonnent tout derrière elles
C'est un panneau comme on en voit dans le métro ou sur les palissades des chantiers. De ceux qui vous proposent de devenir propriétaire, dans un nouvel immeuble en construction, "proche de toute commodité". Des lettres blanches, des images de synthèse du futur bâtiment, un macaron "promo"… Tout y est. A ceci près que le texte ne doit pas grand-chose au clavier policé d'un service marketing. "Polluland. Vous y resterez… pour l'éternité. Devenez propriétaire, développez votre cancer en toute tranquillité", lit-on sur la bâche brandie par des habitants de Romainville (Seine-Saint-Denis), une commune à l'est de Paris. Nous sommes sur l'ancien site de Wipelec, un terrain industriel pollué, entre autres, au trichloréthylène (TCE), un solvant cancérogène. Un immeuble d'habitation doit bientôt se dresser sur le terrain vague.
Plus à l'Ouest, dans les Yvelines, l'usine Matrax n'aiguise pas encore l'appétit des promoteurs. Difficile d'imaginer des appartements flambant neuf dans cette carcasse rouillée de plusieurs hectares. Les bâtiments administratifs de cet ancien sous-traitant automobile font surtout le bonheur des squatteurs. En levant les yeux, on se demande comment la bouche d'aération tient encore debout. Des morceaux d'amiante jouent à cache-cache avec de vieux bidons, l'herbe a poussé autour des poteaux et des tags tapissent les murs.
A deux heures de là, l'usine Citron du Havre (Seine-Maritime) a meilleure allure. Sur les photos, son hall d'accueil donne l’impression qu'il y avait encore des ouvriers hier. Mais neuf ans après la fermeture de cette entreprise de recyclage de déchets, la dépollution n'a pas avancé. Il resterait encore 110 000 tonnes de mâchefers bourrés de métaux lourds. Quand il pleut, l'eau s'infiltre à l'intérieur de ces grands monticules de terre et de gravats et disperse des polluants dans la nature.
Ces trois usines, que vous nous avez signalées dans le cadre de notre opération #AlertePollution, font partie des 6 987 sites et sols pollués répertoriés par l'Etat dans une base de données nommée Basol. Ils racontent l'histoire compliquée de la dépollution, d'un Etat impuissant, face à des industriels peu soucieux de l'environnement et du principe pollueur-payeur.
"C'est 'Germinal' ici !"
Ces sites ne se contentent pas de souiller les sols : ils polluent aussi la vie des anciens salariés et des riverains. Au Havre, Rémy Lacaille ne veut "plus entendre parler" de Citron, cette boîte qui est en train de "[le] faire crever". Atteint d'un cancer de la prostate, l'ancien employé aujourd'hui âgé de 66 ans est "persuadé" que c'est "à cause de toutes les merdes" qu'il a avalées. "Du mercure, du zinc, du plomb. Tout ça pendant douze ans. Si ça se trouve, je ne suis peut-être pas le seul à être malade." L'entreprise, spécialisée dans le traitement de déchets nocifs, faisait travailler 110 personnes, lorsque son patron a mis la clé sous la porte à la fin 2010. De ses années passées à trier des piles et des batteries lithium, Rémy Lacaille n'a rien gardé, "à part cette putain de maladie". Il ne repasse jamais par la route des Gabions. "Trop douloureux, confie-t-il, en peinant à reprendre sa respiration. Rien que de vous en parler me fait mal, je repense aux gens qui me disaient à l'époque : 'Mais, c'est 'Germinal' ici !' Ils avaient tellement raison…"
A Romainville, les malades sont plus nombreux parmi les riverains du site industriel. "Là, le monsieur est décédé. Dans cette autre maison, aussi. On en a perdu trois la même année", commente Sylvie, une habitante, en pointant du doigt les habitations de ce quartier pavillonnaire. Selon un décompte non exhaustif de l'association Romainville-Sud, trente cancers se sont déclarés depuis 1990, les deux tiers depuis la fermeture du site en 2004. Vingt-six personnes sont mortes dans l’indifférence. "On n'a même pas une réduction de 30% chez Roc Eclerc", l'entreprise de pompes funèbres, ironise Vincent Pruvost, membre de l'association et attaché parlementaire de la députée de La France insoumise Sabine Rubin.
Ici, les riverains accusent le trichloréthylène (TCE). En octobre 2015, un bureau d'études mandaté par l'Etat a mesuré jusqu'à 890 µg/m3 de ce solvant dans l'air d'une maison. Pourtant, au-delà de 10, le Haut Conseil de santé publique recommande une "action rapide" pour se débarrasser de ce produit. Le propriétaire est mort d’un cancer. Les autorités, qui ont consulté la liste de l'association, récupéré 14 dossiers médicaux et publié un rapport en octobre 2018, démentent tout lien entre les maladies des habitants et le TCE. "Les pathologies signalées ne correspondent pas à des pathologies pour lesquelles la littérature médicale décrit un excès de risque en lien avec le trichloréthylène", nous indique la préfecture de Seine-Saint-Denis. Des conclusions rejetées par Romainville-Sud : "Ils ont refusé d’établir une liste exhaustive et une recherche historique. Ils se sont basés sur les retours que les victimes encore vivantes sur place et volontaires ont bien voulu faire", regrette Sébastien Tirloir, membre de l'association, pour qui "aucune recherche sérieuse n’a été faite".
Le fait de ne pas avoir recensé de pathologies reconnues comme étant liées à une exposition au TCE ne signifie pas que les riverains de Romainville n'ont pas été affectés par l’exposition au TCE, mais que cet effet éventuel, s'il existe, n'a pas pu être mis en évidence dans notre étude.
Une recherche sérieuse et globale, il n'en existe en tout cas pas sur les effets de la santé des anciens sites industriels en France. Diverse et variée, cette pollution est en outre difficile à caractériser. "Si la description d'effets sanitaires dans une population qui réside sur ou à proximité d’un site pollué est souvent possible, il est par contre difficile de déterminer si la pollution du site est bien responsable de ces effets (...), car le passage des polluants du sol dans l'organisme humain est très mal connu", explique Santé publique France sur son site.
A Romainville, une douleur financière et psychologique s'ajoute à cette détresse sanitaire. Les habitants ne peuvent pas partir : leur pavillon ne vaut plus rien et il y a toujours un crédit à rembourser. Certaines familles ont pu être relogées, trois autres viennent de recevoir une proposition de la préfecture. D'autres ont bénéficié de travaux de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), pour améliorer la qualité de l'air de leur logement. Mais pour l’association Romainville-Sud, c'est insuffisant. Son président, Christophe Ruggia, a bataillé deux ans et demi pour que la VMC proposée par l'Ademe soit installée correctement chez lui. "On n’aurait pas été en guerre avec eux s'ils faisaient les choses correctement. Le promoteur construit et nous, on est toujours pollués, il y a un truc qui ne va pas."
"On a le droit de polluer en France"
Face à ces situations, l'Etat n'est pas toujours très réactif. En Seine-Saint-Denis, la préfecture était au courant depuis mars 2006 de la présence de trichloroéthylène sur le site de Wipelec à Romainville. Son tampon apparaît sur les résultats d'une étude de 2003 sur le niveau de pollution du sol, commandée par l'entreprise pour préparer la cessation de son activité sur place. Sur ce document que franceinfo s'est procuré, il est indiqué que le solvant, utilisé pour le dégraissage et le nettoyage des pièces métalliques, "dépasse les valeurs guides" dans le sol et qu'il "peut provoquer le cancer". Reste que le premier arrêté préfectoral date de 2010, les habitants n'ont été informés de la pollution qu'en 2013, et les travaux n'ont démarré... qu'en 2017.
La réglementation est pourtant très claire : l'exploitant d'un site industriel a l’obligation de mettre le site en sécurité et de réaliser les travaux de dépollution nécessaires, même si la pollution est l'œuvre du précédent exploitant. C'est marqué noir sur blanc dans le code de l’environnement. "Ces mesures comportent notamment l’évacuation ou l’élimination des produits dangereux et la gestion des déchets présents sur site, des interdictions ou limitations d’accès au site, la suppression des risques d’incendie et d’explosion, la surveillance des effets de l’installation sur son environnement", disent les textes officiels. Précision importante : par dépollution, le législateur entend remise en état du site pour permettre une nouvelle exploitation industrielle. Pas la construction de logements ou de crèches. Voilà pour la théorie.
Dans la pratique, les associations écologistes reprochent aux préfets de privilégier trop souvent l'emploi et les investissements, plutôt que le respect de l'environnement. "Le patron de Wipelec a tous les tampons qu'il faut. Qui les a mis ces tampons, que fait la loi ?, s'étonne Vincent Pruvost, de l'association Romainville-Sud. On aura beau le mettre en prison, demain, il y en aura un autre. On a le droit de polluer en France."
Depuis son bureau parisien du cabinet LPA-CGR, Frédérique Chaillou préfère nuancer. "Quand une entreprise est en difficulté, l'équilibre n'est pas toujours facile à trouver pour l’administration, explique l'avocate en droit de l'environnement. Le fait de demander d’un coup plein de documents et de mesures peut amener l’entreprise" à couler plus vite, sans régler pour autant le problème de pollution. La préfecture de Seine-Saint-Denis se défend en rappelant que l'Etat a engagé 1,3 million d’euros dans cette affaire et qu'il se "retournera contre Wipelec pour récupérer les sommes engagées". Elle affirme n'avoir été avertie qu’à partir de 2009 de la pollution, via des diagnostics de sol "transmis tardivement" par l'entreprise.
Qu'en est-il du document datant de 2006 ? Il comporte "peu de mesures" et "concluait que 'seul un diagnostic complet de pollution des sols pourra déterminer la pollution effective de l’ensemble du site'", assure la préfecture. Elle oublie un peu vite la phrase suivante : "En conclusion (...), nous pouvons constater que le site (...) présente une pollution, en particulier au trichloréthylène."
L'histoire de Wipelec ne s’arrête pas à Romainville. L'entreprise, qui avait d'autres sites à Lagny et Pomponne (Seine-et-Marne), eux aussi dans le viseur de la préfecture pour n'avoir pas respecté les règles de dépollution, a pu s'installer à Meaux en 2012 et fonctionner sans être inquiétée jusqu'en 2016. "Il faut savoir qu’en 2014, on nous dit que Wipelec n'existe plus, resitue le Romainvillois Sébastien Tirloir. C'est nous qui avons alerté Santé publique France pour leur dire qu'ils existaient toujours et qu’ils étaient à Meaux, à côté d’une crèche. On leur a dit : 'Faites quelque chose, sinon on prévient la presse.'"
La pression associative et médiatique est souvent le meilleur moyen de faire bouger les choses. Le 4 novembre 2016, les équipes de la direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (Driee) finissent par débarquer à l’usine Wipelec de Meaux pour une "visite d'inspection inopinée". Fûts de produits chimiques rouillés, déchets entreposés à l’extérieur ou déversés à même le sol, bassin d’eaux usées rempli d’acides… Les fonctionnaires n'ont pas fait le déplacement pour rien. Le 24 février 2017, une nouvelle inspection permet de constater pas moins de 46 "non-conformités notables". Au mois d'avril, la sanction tombe : le préfet de Seine-et-Marne finit par suspendre l’activité de l’usine. Celle-ci ne s'arrêtera pas totalement, son patron estimant que l'arrêté ne concernait pas l'ensemble de ses activités.
Dans certains cas, l'Etat n'est pas seulement accusé d’être lent à la détente. Il lui est aussi reproché de se montrer complaisant avec les entreprises. En Normandie, la présidente de l’association Ecologie pour Le Havre (EPLH), Annie Leroy, assure avoir été traitée d'"écologiste de gazon" par Jean-François Carenco, alors préfet de Seine-Maritime, après l'avoir poursuivi dans les couloirs de la préfecture. "Je voulais qu'il me dise pourquoi il avait donné son accord pour que Citron s'agrandisse, alors même qu'elle faisait déjà l’objet de manquements graves, raconte-t-elle. On parlait déjà de problèmes au niveau des normes sécuritaires et environnementales."
Contacté par franceinfo, le haut fonctionnaire dit n'avoir "aucun commentaire à apporter". L'ancien maire de la ville, Antoine Rufenacht, en prend aussi pour son grade. La subvention de 35 000 euros qu'il a accordée pour l'extension de l'usine en mars 2007 n'est pas passée. Le mentor de l'actuel Premier ministre, Edouard Philippe, s'excuse de n'avoir "aucun souvenir". Fin 2010, la cour administrative d’appel de Douai a fini par annuler pour "non-conformités" cette demande d'extension. Annie Leroy ne jubile pas : "On passe pour les chieurs de service. N'empêche, rien n'aurait bougé sans notre acharnement."
La préfecture était pourtant au courant de ces problèmes. Ce sont même ses propres agents, ceux de la direction régionale de l'environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), qui les avaient constatés. En off, un agent d'une autre Dreal admet "un manque d'écoute des supérieurs sur certains dossiers". Ces fonctionnaires se heurtent au quotidien à une autre difficulté, le manque de moyens : "On devrait embaucher des gens à tour de bras mais on fait l'inverse." Inspecteur des installations classées et syndicaliste Snuitam-FSU, Julien Brun dresse le même constat : "Comme pour toutes les administrations de l’Etat, les effectifs sont en baisse et les gens ne sont pas remplacés. Le but est de diminuer les contrôles des entreprises." Contacté, le ministère de la Transition écologique et solidaire ne nous a pas communiqué de chiffres.
A part pour l'Autorité de sûreté nucléaire, le but est de favoriser l'entreprenariat et de limiter les 'verrous', notamment le 'verrou' environnemental.
"Le directeur se croit au-dessus des lois"
Cette impuissance de l'Etat laisse le champ libre aux patrons peu scrupuleux. Quand il dirigeait l'entreprise Citron, Michaël Brüggler aurait demandé à ses salariés de "faire le sale boulot", assure Rémy Lacaille à franceinfo. "Chaque matin, on savait qu'on allait trafiquer les données. Pour économiser le gaz, il fallait baisser la température du four où les piles allaient être détruites. Le problème, c'est qu'elles brûlaient mal et qu'on voyait parfois encore la marque à la sortie, raconte celui qui était responsable du traitement des eaux. Parfois, les piles à moitié calcinées restaient à l'air libre, sans bouger. C'était dégueulasse. Mais il ne fallait rien dire."
Rémy Lacaille était également chargé, selon son témoignage, de trouver un mot de passe pour sécuriser "les documents qu'on cachait aux services de l'Etat". "On le faisait notamment lorsqu'on était au-dessus des tonnages maximum que la réglementation nous autorisait", se souvient-il. Ni lui, ni ses collègues n'osaient contredire le patron. "On savait que c'était illégal. Mais il fallait s'exécuter, sinon il menaçait de nous virer." En réfléchissant bien, il n'a pas souvenir d'avoir entendu une fois son patron parler respect de l'environnement. "Le seul mot qu'il avait à la bouche, c'était le fric, le fric, le fric !", accuse-t-il. Et pour cela, il n'y avait pas de limite : en première instance, en octobre 2016, la présidente du tribunal correctionnel du Havre a elle-même rappelé pendant l'audience les exportations vers l'Asie de milliers de tonnes de déchets non traités, "contrairement à ce que l'on promettait".
Au téléphone, l'entrepreneur n'est pas très bavard devant nos questions, notamment celles concernant les tonnes de mâchefers toujours sur place neuf ans après la fermeture du site. Après cinq bonnes secondes de silence, Michaël Brüggler nous explique en allemand… qu'il ne parle pas français. Fin de la conversation. A l'époque, le quinquagénaire n'avait pas non plus mis longtemps à quitter la Normandie pour rentrer chez lui à Zurich (Suisse). Il est aujourd'hui à la tête d'une gamme de montres de luxe à son nom, qu'il gère avec sa femme. A la fin mai, l'entrepreneur suisse a comparu devant la cour d'appel de Rouen pour "destruction involontaire par incendie", "mise en danger de la vie d’autrui" et "infraction liée à l’exposition aux produits chimiques". Le jugement est attendu pour mi-septembre. En première instance fin 2016, il avait été condamné à trois ans de prison ferme et 45 000 euros d'amende.
Joëlle Roborg attend, elle aussi, que son ancien patron s'explique devant la justice. Guy Pelamourgue risque jusqu'à deux ans d’emprisonnement et 100 000 euros d'amende pour avoir continué à faire tourner une partie de l'usine de Wipelec malgré les sanctions. L'ancienne responsable qualité, sécurité, environnement de l'entreprise estime que le patron ne s'intéresse pas plus aux questions environnementales que son homologue de Citron. "A part la vérification des extincteurs en termes de sécurité, tout le reste n'était pas aux normes. Je constatais plein de non-conformités, mais le directeur n'y prêtait pas attention, il ne m'écoutait pas. Je disais : 'Méfiez-vous, il nous faut la conformité !' Mais on me répondait qu'il s'agissait d'une question d'argent et qu'on n'avait pas les moyens. Point final." Ecœurée, elle décide d'alerter directement l'inspectrice de la Driee. "Le directeur se croit au-dessus des lois. Les amendes, il les payait puis reprenait de plus belle des actes délictueux environnementaux et sanitaires. Ce qui m'a convaincu d'alerter l'autorité environnementale après l'avoir mis maintes fois en garde en interne. Il a été placé deux fois en garde à vue. Mais la police, la gendarmerie, la justice... Ce ne sont pas des choses qui lui font peur."
Quand il était convoqué au commissariat, ça le faisait même sourire.
En octobre 2017, Guy Pelamourgue, qui finit par la démasquer, licencie Joëlle Roborg pour "faute grave". Lui a une autre version de l'histoire : il l'accuse d'avoir voulu déstabiliser l'entreprise pour favoriser son rachat par des proches. Inquiète pour sa sécurité, celle qui se considère comme une lanceuse d'alerte a déjà déposé une main courante et une plainte à la gendarmerie, "au cas où il [m]'arrive des ennuis". Sa voiture a par exemple été retrouvée incendiée après son départ de l'entreprise. Contacté, Guy Pelamourgue n'a pas souhaité répondre à nos questions. Après avoir évacué ces produits chimiques stockés à l'air libre, l'entreprise a repris son activité, en octobre 2017. Aujourd'hui, Guy Pelamourgue réclame même trois millions d’euros à l'Etat... pour "perte de chiffre d’affaires".
Dans ses démêlés environnementaux, Wipelec a toutefois reçu un soutien de poids : celui de Safran, qui lui achète l'obturateur pour la caméra de vision nocturne qu'on retrouve sur le fusil Famas. En juin 2017, lors de l'audience du Conseil d’Etat qui examinait sa suspension, c'est la multinationale "qui a le mieux plaidé la cause de Wipelec dont elle est cliente", écrit Le Parisien. "Nous avons juste répondu à une question du juge", se défend aujourd’hui l'entreprise, qui assure que Wipelec ne fait plus partie pour le moment de ses fournisseurs. Ses casseroles sont en effet peu compatibles avec l'ambition affichée par Safran sur son site "d'atteindre l'exemplarité dans les domaines sociétaux, sociaux et environnementaux".
Les entrepreneurs traînent aussi parfois des pieds au moment de signer le chèque nécessaire à la dépollution. La société Gauthey en sait quelque chose. Ce spécialiste dans la réhabilitation des sites et des sols pollués n'encaissera jamais les 7 000 euros que lui doit pourtant un garage automobile en Isère. "Cela fait trois ans que je réclame, que j'envoie des recommandés, mais ça ne vient pas. Je suis fatigué de courir après", lâche le responsable, désabusé.
Tous les patrons ne sont pas malintentionnés. Pour l'avocate spécialisée Frédérique Chaillou, "plein de groupes font les choses très correctement et organisent la dépollution même quand il n’y a plus d’activité économique en France". Christophe Hennebelle, de la Dreal des Pays-de-la-Loire, confirme que la grande majorité des dossiers de sites pollués se terminent bien. Mais, "parfois, il n’y a plus personne au bout du fil, reconnaît le fonctionnaire. Ce sont des situations compliquées, on tombe sur des gens qui n'ont clairement pas les moyens. Ça touche, forcément." Didier Margot connaît bien cet engrenage. "Quand ça va mal, dans les priorités, un patron doit payer ses créanciers, les salaires et les charges", pose celui qui est chargé de missions au service friches urbaines et sites pollués de l'Ademe. "Donc les déchets, son premier réflexe, c’est de les stocker pour les traiter plus tard, quand il aura plus de liquidité." Le jour de la faillite, l'entrepreneur se retrouve avec un stock de déchets non traités ou un sol qu'il ne peut pas dépolluer.
"Dépolluer, c'est près de la moitié du budget de la ville"
Cette faillite, c'est l'histoire de Matrax, coulée par la crise économique de 2007. "Quand le dépôt de bilan a été prononcé, on m'a dit : 'Vous prenez vos affaires et vous partez'. On prend tout en main, se souvient son patron, Yves Boudon. C'était des moments très difficiles." Surpris d'apprendre que le site est toujours pollué, il renvoie la faute sur la liquidatrice judiciaire, chargée de vendre les machines et "de faire ce qu’il faut pour que ce soit environnementalement correct". "Ce qui est traité en priorité, ce sont les salaires, se défend l'intéressée, Brigitte Diesbecq. Pour la pollution, on fait seulement la mise en sécurité. Dans une liquidation, on n'a jamais les moyens de parvenir à une dépollution totale ou partielle."
La fiche Basol de l'entreprise ne dit pas autre chose : "Compte tenu de l'impécuniosité de la liquidation, aucun travail de dépollution n'a pu être engagé." La salle de sport voisine a un temps envisagé de reprendre le site, mais le coût du désamiantage a fait capoter le projet.
Car dépolluer coûte cher, très cher. Dans le dossier Wipelec à Romainville, l'Etat a déjà mis 1,3 million d'euros et le promoteur immobilier a rallongé de deux millions. Cela coûte tellement cher que certaines villes s'en remettent au privé pour s’en sortir. A Istres (Bouches-du-Rhône), c'est un promoteur qui va payer les travaux de dépollution de l'ancienne usine d'engrais, elle aussi signalée par les internautes d'#AlertePollution. "Il y en a pour plus de 40 millions d'euros, c'est près de la moitié du budget de la ville", calcule Nicolas Davini, le directeur général des services à la mairie. Si le privé n'avait pas accepté de signer un chèque, "le site serait resté à l'abandon, avec des bâtiments prêts à s'écrouler". A la place des tours à grain, un golf 18 trous et un écoquartier verront bientôt le jour.
Quarante millions d'euros, c'est précisément le double du budget que l'Ademe consacre chaque année aux 236 sites "orphelins" – pour lequel l'entreprise se révèle défaillante – gérés actuellement. Un budget qui ne permet pas de dépolluer totalement ces sites. "Ce montant est très faible alors que ce sont des questions de santé publique, plus diffuses, moins visibles mais potentiellement importantes à terme", peste Jean-Pierre Grenier, de l’association Bien vivre à Vernouillet, la commune de Matrax.
Si on me dit qu’on remet l'ISF pour dépolluer les sols de France, je signe tout de suite.
Comment améliorer les choses ? Avocat spécialisé dans le droit de l’environnement au cabinet Seattle, Sébastien Mabile prône la création d’un parquet environnemental, jumeau vert du parquet national financier (PNF). "Aujourd’hui, les procureurs n’ont pas conscience des enjeux et ne sont pas spécialisés. Comme pour les affaires financières, l’environnement nécessite des connaissances complexes et scientifiques", argumente-t-il. Il propose que ce procureur spécialisé ne se borne pas au pénal, mais puisse intervenir dans le cadre d'une procédure civile de cession d’entreprise ou d’une liquidation pour "ordonner des mesures de dépollution" prioritaires sur les autres considérations.
Un tel magistrat pourrait également se saisir de la plainte contre X déposée en 2016 par les riverains de Wipelec ou de leurs demandes de partie civile déposées en février 2018. Les deux procédures n'ont pour l’instant pas abouti – un juge d'instruction a toutefois été nommé en avril dans la seconde procédure – et l’association ne peut en relancer, faute de moyens. "Cette affaire, c’est aussi un problème d’accès à la justice", regrette Vincent Pruvost.
L'avocate Jeanne Bonacina-Lhommet, du même cabinet que Sébastien Mabile, propose des contrôles plus réguliers, assortis d'obligations de dépollution "au fur et à mesure, tant que la société est encore solvable". Les deux avocats sont également favorables à un système de garantie financière, déposée avant l’exploitation par l’industriel, comme cela se fait déjà dans le secteur minier. Ce qui permettrait de geler des fonds pour la future dépollution. A ceux qui s’alarment du coût de telles mesures pour l’activité économique, Sébastien Mabile rétorque qu’aujourd’hui, "c'est l’ensemble de la société" qui supporte ce coût. "C'est un raisonnement à court terme. A long terme, les pertes liées à ces sites sont considérables : prix du foncier, dépollution… Aujourd’hui, c’est supporté par les particuliers. En matière d’équité, on a vu mieux."
*** Textes : Thomas Baïetto et Raphaël Godet ***