Subir les rejets polluants pour protéger les emplois : des riverains d'usines racontent à #AlertePollution leur quotidien infernal
"Certains habitent aux pieds des montagnes ; nous, c'est au pied de l'usine." Sylvie* vit à Port-la-Nouvelle (Aude), au cœur de la cité des mouettes. Elle nous accueille avec un grand sourire et lance un "bonjour" à l'accent prononcé. Une fois passé son portail, nous traversons une petite terrasse. Un balai traîne et surplombe un tas de poussières. C'est la raison pour laquelle elle nous a contactés, par le biais de notre opération participative #AlertePollution. Son quartier, qui compte une centaine de maisons, est surplombé par les hautes cheminées d'une importante cimenterie du groupe Lafarge. Et Sylvie en a assez de retrouver les rejets noirs du site sur le rebord de ses fenêtres blanches ou dans les coins de sa terrasse au carrelage beige.
Le cas de cette Nouvelloise est loin d'être isolé. Des habitants des départements du Nord, de l'Aude, des Landes, de la Vienne ou encore de l'Isère nous ont décrit le même problème. Voisins d'un site industriel, tous s'inquiètent des poussières qui s'en échappent, jusqu'à pénétrer dans leur maison et leurs poumons. "Elles doivent présenter une toxicité dont il n'est jamais fait publicité", s'émeut Jean-Yves, riverain d'une usine à Pérenchies (Nord). "On n'a aucune assurance sur le fait qu'elles ne soient pas nocives pour notre santé", s'inquiète Laurent, qui vit sous les "panaches" relâchées par une usine de transformation d'amidon située dans le même département, à Haubourdin. Quelle est "l'incidence de ce gaz toxique sur la population humaine ?", se demande encore Roger, membre d'un collectif de riverains à Saint-Martin-de-la-Porte, en Savoie. Des questions qui restent souvent sans réponse des autorités.
"Le plus important, c'est la santé"
A Port-la-Nouvelle, la maison de Sylvie se situe dans le couloir des vents dominants. La tramontane porte les rejets de l'usine directement dans son jardin et par ce mardi ensoleillé, assises dehors, on entend le ronronnement du site, qui fonctionne sept jours sur sept, 24 heures sur 24. Ses voisins ne tardent pas à nous rejoindre, pestant contre la couleur ternie de leur voiture. "Le matin, si on ne lave pas le pare-brise avant de partir, on a un accident. Il est recouvert tous les jours, insiste Serge. Alors je le passe au vinaigre blanc. Sans ça, c'est du papier de verre", décrit celui qui se présente comme l'un "des premiers habitants de la cité des moines".
Sylvain n'est là que depuis deux ans, mais il en a déjà marre. Sa cour ressemble à "une dalle de béton", ses tuiles sont grisâtres et la petite tortue qui gambade dans son jardin a tout l'air "d'un caillou". Il veut partir au plus vite et a mis sa maison en vente. "J'ai fait une vingtaine de visites. A chaque fois, c'est le même retour", raconte-t-il. Les acheteurs potentiels sont "gênés" par la proximité de l'usine. "J'ai déjà baissé le prix de 35 000 euros. Bientôt, il faudra que je paye pour qu'on me l'achète..."
"Oui, on s'énerve de voir nos rebords de fenêtres noirs. Mais le plus important, c'est la santé", renchérit Marie-Rose, une aide-soignante qui vit à quelques rues de chez Sylvie. A Port-la-Nouvelle, aucun des habitants rencontrés ne sait ce que contiennent ces poussières. Même en se renseignant auprès de spécialistes, comme Marie-Rose, qui a décidé de consulter un pneumologue. "J'avais peur. Si on retrouve cette poussière partout chez nous, on doit bien l'inhaler. On doit avoir des poumons en béton" , s'affole-t-elle. Le médecin a confirmé que les poussières étaient "polluantes", mais n'a pas pu lui en dire davantage.
Ce manque d'informations exaspère Marie-Rose. Des commissions sont organisées par Lafarge "deux à trois fois par an", mais "on n'y comprend rien", regrette la mère de famille. Ceux qui y ont assisté restent perplexes devant les suites de chiffres et les relevés interminables qu'on leur a présentés. "C'est pointu quand même. Il faudrait être physicienne pour comprendre. Ils peuvent nous raconter ce qu'ils veulent en fait", regrette Marie-Rose, une habituée des réunions, qui fait désormais partie de l'association de riverains Apres (Association pour le respect de l'environnement et de la santé).
Les relevés effectués près de la cimenterie à Port-la-Nouvelle ne sont pourtant pas anodins, d'après la section locale de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal). Le site est classé "priorité nationale", révèle Laurent Denis, chef de l'unité départementale. "Il a pu être noté des évolutions significatives dans les émissions atmosphériques" par rapport à 2006, conclut ainsi le dernier rapport en date, publié le 19 octobre 2018. Parmi elles, des particules fines, "véritable enjeu sanitaire", selon Laurent Denis.
Ces poussières sont un polluant à part entière. La respiration de poussières peut avoir un effet sur les poumons.
Leurs composants posent aussi question. Le rapport d'octobre cite des rejets de composés organiques volatiles (COV) de benzène – dont les effets peuvent aller "d'une gêne olfactive à des effets mutagènes et cancérigènes", comme le note l'association Atmo – d'ammoniac, de zinc et de monoxyde de carbone. Il faut dire que la cimenterie brûle des "pneumatiques usagés, résidus de broyats d'automobiles, broyats de refus de centre de tri".
"En brûlant des cochonneries, on a des chances d'évacuer dans l'air des hydrocarbures aromatiques divers, issus de ces combustions", avance Gilles Dixsaut, médecin et membre de la fondation du souffle, spécialisée dans les effets de la pollution sur la santé. Il alerte sur leur dangerosité : "Cela pose des risques de maladies respiratoires, cardio-vasculaires, neurodégénératives, mais aussi des cancers, notamment du sang avec le benzène, cite-t-il. Les valeurs d'émissions en masse, par an, sont extrêmement élevées. Ce n'est jamais une bonne chose d'être à côté de ces flux. Mais il faut avant tout en connaître leur concentration dans l'air", tient-il à souligner. Car les risques dépendent surtout de leur quantité dans l'air que respirent les habitants au quotidien.
Pour répondre à cette question, la Dreal a demandé à la cimenterie, le 21 décembre 2018 (document PDF), "qu'elle mette à jour l'évaluation des risques sanitaires", rapporte Laurent Denis. Initialement attendues en juin, les conclusions de cette étude ont été repoussées. L'étude "est en cours de révision avec le Bureau Véritas et ses résultats seront présentés à la commission locale d’information et de surveillance qui se tiendra à l’automne", répond à franceinfo le groupe LafargeHolcim, qui assure être "très sensible aux aspects de qualité de l’air avec un contrôle régulier de ses émissions et l’entretien systématique du système de filtrage".
"Tout le monde a un lien avec l'usine"
Pour les riverains, l'attente devient trop longue. "Ils manifestent leur inquiétude depuis deux ans maintenant", souligne Claude Roquelaure, directeur général adjoint à la mairie de Port-la-Nouvelle. Il a souhaité accélérer les choses en écrivant au préfet en février. "Ca devrait être immédiat. On ne peut pas nous laisser respirer ça", réclame Marie-Rose. Pour elle et ses voisins, si la situation avance aussi lentement, c'est en partie à cause du poids de l'entreprise.
La cimenterie Lafarge, installée depuis 1971 dans la ville, "est un acteur historique majeur pour l'économie locale et régionale", souligne ainsi un rapport de la préfecture de l'Aude (document en PDF). Elle fait vivre de nombreuses familles dans la commune. "Elle compte 80 à 90 employés, auxquels s'ajoutent les sous-traitants, détaille Claude Roquelaure. Au niveau des ressources fiscales, Lafarge est numéro un sur la commune. C'est le premier pourvoyeur, complète-t-il. Personne ne veut donc "aller au crash", assure Sylvie. "On ne cherche pas à faire fermer l'usine. On veut simplement bien vivre. Comme avant", réclame la quinquagénaire.
Sylvie n'est pas seule à s'inquiéter des conséquences pour l'emploi. Même lorsqu'ils signalent une pollution, les nombreux habitants qui nous ont contactés via notre page #AlertePollution rappellent sans cesse "les emplois en jeu" et dénoncent tout bas "les intérêts économiques" souvent prioritaires sur leur santé. Un habitant du Nord-Pas-de-Calais, voisin d'une usine de transformation d'amidon, le dit franchement : "On est le cul entre deux chaises", contraints de "ne pas entrer de front en réclamant la fermeture du site avec toutes ces vies qui y sont attachées économiquement".
Les habitants de Parentis-en-Born, dans le Sud-Ouest, en savent quelque chose. Récemment arrivée dans cette commune des Landes, Marie* s'inquiète, elle aussi, de la poussière noire s'échappant de l'usine Chemviron, spécialisée dans la fabrication de charbon actif. Autour d'elle, personne n'ose élever la voix. Car la "Ceca", comme la surnomment les habitués, est "intimement liée à la commune" depuis 1940, comme le remarque Sud Ouest. "Toute l'économie tourne autour", confirme Marie.
Dans les rues de la commune, les questions sur les poussières semblent déranger. "C'est une entreprise qui me fait vivre. Mes clients y travaillent et l'entreprise me fait travailler. Je ne commenterai pas", répond sèchement un commerçant. "S'ils virent l'usine, c'est je ne sais pas combien de chômeurs… Que faire ? Il faut subir", admet une retraitée. Nicolas*, salarié de l'usine et représentant du personnel, comprend cette réserve. "Une grande partie des salariés vit ici. Ce sont des Parentissois. Finalement, tout le monde a un lien avec l'usine", décrit-il, en listant les emplois liés à celle-ci : "Transporteurs, agents de maintenance, de nettoyage, restaurateurs…" Personne ne veut nuire à l'image de la "Ceca", pourtant épinglée pour ses rejets.
Dans un rapport daté de juillet 2018, la Dreal précise que "les émissions en poussières (...) ne [respectent] pas les valeurs réglementaires" imposées à l'article 27 de l'arrêté du 2 février 1998. Des travaux pour filtrer les poussières ont été demandés pour réduire ces rejets. Mais là aussi, leur réalisation prend du temps. Contactée par franceinfo, l'inspectrice du site, Sophie Delmas, assure qu'il n'existe pas de danger à l'heure actuelle pour les habitants : "Oui, il y a une non-conformité dans l'émission de poussières, mais il n'y a pas de risque sanitaire".
La mise aux normes de l'ensemble des installations prévoit des travaux qui s'étalent jusqu'à décembre 2022, une manière pour les autorités "de faire au mieux pour que le site continue de fonctionner". La Dreal s'explique sur cet échéancier : "On leur a déjà imposé un plan d'action qui a coûté sept ou huit millions d'euros, alors qu'ils ne font même pas un million de bénéfices par an. Ils le finissent à peine. C'était des investissements très lourds."
On sait qu'ils vont mettre les installations en conformité, donc on leur laisse le temps.
Les emplois dans la balance
Cette patience à l'égard des entreprises n'est pas une surprise, estime un avocat spécialisé dans la défense des industriels. Sous couvert d'anonymat, il indique à franceinfo que le chantage économique est une arme "régulièrement" utilisée par les entreprises. "Quand une installation n'est pas conforme aux règles environnementales, la stratégie est souvent d'aller voir le préfet et d'expliquer qu'une mise en conformité nécessiterait des investissements parfois lourds, explique cet habitué des affaires environnementales. L'industriel dit alors qu'il va devoir se séparer d'une partie du personnel ou reporter des recrutements."
Engagé dans la lutte pour la protection de l'environnement depuis près de vingt ans, Raymond Leost a lui aussi constaté que de nombreuses entreprises n'hésitent pas à jouer sur cette corde sensible. Le responsable du réseau juridique de la fédération France nature environnement (FNE), est intarissable sur le sujet. Il cite le cas de l'usine Synthron d'Auzouer (Indre-et-Loire), "recordman de France des mises en demeure", classée Seveso et un temps menacée de fermeture. "L'administration n'en a rien fait, pour des questions d'emploi", se remémore Raymond Leost. Il évoque encore le "chantage scandaleux" lié à une entreprise spécialisée dans le plastique en Mayenne. "On a conduit l'industriel au tribunal. Le jour de l'audience, il avait payé un bus à ses ouvriers pour venir devant. Ce qu'il voulait faire comprendre : 'Voilà les gens qui perdront leur travail si votre démarche aboutit'", raconte-t-il, encore interloqué.
Les autorités ne se montrent pas toujours inflexibles face aux méthodes des industriels pour se défendre. "Pendant les comités de suivi [qui réunissent une fois par an les différents acteurs], l'usine enjolive un peu les choses. Et les autres ferment un peu les yeux", dénonce ainsi Nicolas à Parentis-en-Born. D'après lui, les autorités ne "mettent pas plus la pression que ça" sur l'usine Chemviron.
L'administration aurait pourtant plus d'une corde à son arc, à en croire le ministère de la Transition écologique et solidaire. "Si l'inspecteur constate que l'exploitant n’observe pas les conditions qui lui sont imposées, il proposera au préfet de notifier à l'exploitant un arrêté de mise en demeure pour respecter ces conditions dans un délai donné", détaille la réglementation. Dans le cas où le délai n'est pas respecté, "le préfet peut obliger l'exploitant à remettre à un comptable public une somme correspondant aux travaux à réaliser ou à faire procéder d'office à l'exécution des travaux". Les mesures peuvent même aller jusqu'à la suspension de l’installation.
Des mesures radicales qui surviennent très rarement, souligne Raymond Leost. Pour le militant, les autorités ne sont pas "assez fermes, parce qu'elles essaient de ménager l'industriel, par peur qu'il ferme ou qu'il délocalise." II réclame des sanctions sévères, à l'instar de pénalités financières en cas de délai dépassé : "Elles sont peu mises en œuvre, alors que c'est la mesure la plus dissuasive ! Ca pourrait être utilisé de manière beaucoup plus massive, mais aujourd'hui, on ne veut pas causer du souci à l'économie locale."
La problématique de l'emploi influence-t-elle vraiment la mise en conformité de sites polluants ? "Officiellement, non", sourit Patrick Chopin, représentant syndical à la Dreal de Bretagne. Mais si les agents mettent en avant leur indépendance, ils reconnaissent aussi les limites de leur action. "La Dreal a une mission d'information. On fait des études, on peut donner un avis sur ce qu'il faut faire mais on n'a pas le pouvoir d'imposer quoi que ce soit", détaille Jean-Bernard Marcuzzi, en poste dans les services de la Dreal et secrétaire national de la CGT Environnement.
Car, en matière d'environnement, c'est le préfet qui fait la loi. "Dans la discussion, il prend en compte tous les arguments qu'on lui apporte", explique-t-il. L'emploi, et plus largement l'économie locale, en font partie. "Il ne faut pas exagérer. Jamais un préfet ne dira : 'C'est merveilleux, ils polluent, laissons-les faire'. Mais il ne fermera pas brutalement un site", modère Patrick Chopin.
Fermer l'usine ? Le préfet qui prendra cette décision-là n'est pas né.
Il préfèrera, d'après l'avocat interrogé par franceinfo, "donner l'instruction à la Dreal d'adopter une démarche plus conciliante vis-à-vis de l'industriel". Raymond Leost dénonce volontiers un "manque de courage politique" qui "profite à l'industriel". Face à ce rapport de force, les agents de la Dreal se sentent parfois frustrés. "Je voudrais que ça aille très très vite, que tout se fasse, affirme, rêveur, Jean-Bernard Marcuzzi. Malgré tout, il arrive un moment où la réflexion à mener doit associer tous les acteurs." Et où le compromis prend le pas sur les convictions. "Sinon, on ne ferait rien. Le préfet va vers la solution la plus cohérente." Mais pas toujours la moins polluante.
* les prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs
Texte : Camille Adaoust
Images : Vincent Winter, Awa Sane et Jessica Komguen