La Grèce et les Grecs, entre irrationnel, clichés et réalités
C’est l’agence Reuters qui le raconte. A la fin des années 70, un jeune diplomate membre du cabinet du président de la Commission européenne, le Français François-Xavier Ortoli, reçoit un appel dans son bureau bruxellois. A l'autre bout du fil, le chef d’Etat français de l'époque, Valéry Giscard d'Estaing. Ce dernier a appris que l'exécutif européen s'apprête à présenter un avis sur la demande d'adhésion de la Grèce à la Communauté européenne qui, comme chaque année, renvoie diplomatiquement Athènes à un avenir lointain.
A VGE, qui s'en inquiète, le diplomate sert les arguments classiques: la Grèce, dont la compétitivité est très faible, n'est pas prête à intégrer la CEE. Et une adhésion prématurée aurait des effets ravageurs pour son économie. «Monsieur, on ne fait pas jouer Platon en deuxième division», répond Valéry Giscard d'Estaing en raccrochant.
En Europe, dans le sillage d’une longue tradition intellectuelle, Valéry Giscard d’Estaing n’était pas alors pas le seul à chérir la Grèce comme le berceau de la pensée occidentale, de l’art classique et de la démocratie. «En Allemagne, on ne peut plus guère aujourd’hui imaginer que la Grèce fut, et pendant une très longue période, le symbole d’une vie rayonnante, baignée d’art et de culture», écrit l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, cité par Courrier International. On trouvait aussi «la vision aussi enflammée qu’irréelle d’un peuple grec débordant de génies». A l'instar des romantiques, tel le poète britannique Byron qui lutta, face à l'Empire ottoman, pour l'indépendance de la Grèce (où il mourut en 1824).
En dépit de cet irréalisme et de cette idéalisation, le peuple hellène n’en a pas moins «donné un ensemble d’idéaux, peut-être le plus grand de tous, qui a servi d’orientation à la société allemande et à beaucoup d’autres en Europe», rappelle le journal d’Outre-Rhin.
Mais dans le même temps, la Grèce a été aussi vue par les autres Européens, notamment du Nord, comme un pays de cocagne «qui, dans nos têtes, n’était plus qu’une plage, une baie, une salade, un air de variétés, le tout sur fond de frontons et de colonnes antiques de Winckelmann et dans l’ombre des oliviers au feuillage argenté». Bref, toute la gamme des clichés, du plus noble au plus basique, d’Héraclite et Phidias, au sirtaki et à l’ouzo…
Et l’Histoire dans tout ça?
C’était faire un peu, et même beaucoup, fi des réalités. Réalité historique d’abord. «A la fin du XVe siècle, juste au moment où commence l’époque moderne (…), la Grèce (…) est avalée par l’Empire ottoman, occupée pendant des siècles et exclue de bien des avancées», constate le Spiegel. Des avancées qui s’appellent Renaissance, Réforme, Lumières, Révolution française. Et qui profitent alors à bien des pays européens, au-delà des catastrophes et des guerres.
«Depuis son indépendance en 1830, et surtout depuis la chute de la dictature des colonels en 1974, la Grèce n’a jamais vraiment construit un Etat moderne, c’est-à-dire fonctionnant correctement», explique dans Le Monde l’historien Nicolas Boudanis. De la même façon, «le refus de l’impôt est un héritage de la domination du pays par l’Empire ottoman, mais aussi, des premiers gouvernements grecs indépendants, après 1830. Dans les deux cas, l’Etat n’offrait rien au peuple en échange de l’impôt prélevé.»
Autre exemple d’amnésie historique : depuis son indépendance, la Grèce a fait faillite à plusieurs reprises. Notamment en 1893. Selon Nicolas Boudanis, les Grecs, alors «animés d’un sursaut de fierté nationale, refusèrent dans un premier temps l’aide des créanciers européens du pays. Mais l’organisation coûteuse des Jeux olympiques de 1896 – comme celle des JO de 2004 ! – aggrava l’asphyxie financière de l’Etat. Résultat : le Parlement se résolut finalement à accepter la tutelle de ses grands voisins européens, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Russie et Autriche. Ceux-ci prirent la main sur le budget et les dépenses.»
Retour à 1981. A cette époque, même le futur Premier ministre socialiste Andréas Papandréou pensait que l’adhésion de son pays serait «néfaste pour l’économie grecque». A ses yeux, celle-ci était alors trop faible pour trouver sa place au sein d’un club de pays riches.
Astuces comptables
Quoiqu’il en soit, les autres Européens auraient ainsi oublié les maux de la Grèce : le clientélisme, la corruption, l’absence de cadastre, les problèmes de l’administration, le système social très généreux mais pas forcément financé. Oublié ou fermé les yeux dessus… Et les mêmes n’ont pas toujours pris en compte le fait que les versements des fonds de l’UE n’ont pas forcément atteint leur but.
Arrivent les années 2000 et l’introduction de l’euro. La Grèce dit respecter les critères de la monnaie unique. «En réalité, l’agence des statistiques Eurostat (dépendant de Bruxelles, Ndlr) constate déjà que les autorités grecques ont eu recours à des astuces comptables pour embellir leur situation, grâce aux conseils experts de Goldmann Sachs», raconte Le Monde. Pour qu’un Etat candidat puisse intégrer l’euro, son déficit public ne doit pas dépasser 3% du PIB. Athènes affirme alors être à 2,5%, alors qu’on découvrira que le vrai chiffre était de 4,3%... Pourtant, la drachme va, comme le franc ou le mark, se fondre lui aussi dans l’euro. Et «rien ne sera fait pour enquêter davantage sur ces artifices».
Au bout du compte, on nage en plein «irrationnel», pense le Spiegel… «Les Européens du Nord, prétendument lucides et raisonnables, se sont comportés de manière plus irrationnelle encore que les Grecs. Ils ont eu l’idée fixe que la Grèce devait absolument faire partie des institutions européennes, que le pays remplisse ou non les conditions», poursuit l’hebdo.
La patrie des Hellènes a ainsi intégré ces institutions «pour des raisons essentiellement politiques, sept ans après le retour de la démocratie consécutive à la chute du régime des colonels», explique Reuters. Ce faisant, on a fait fi des réalités bien réelles. «La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela», disait Pascal au XVIIe siècle. Pourrait-on dire que sur le sujet de la Grèce, ladite raison a pu se montrer faible?
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