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Reportage "Je suis un mort-vivant" : cinq ans après les attentats de Bruxelles, la difficile reconstruction d’un rescapé

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Manuel Martinez, rescapé des attentats de Bruxelles, chez lui à Buggenhout (Belgique), le 18 mars 2021.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Le 22 mars 2016, 32 personnes étaient tuées et plus de 340 blessées lors des explosions à l'aéroport de Bruxelles et dans le métro, près des institutions européennes. Franceinfo est allé à la rencontre de Manuel Martinez, l'un des rescapés des attentats.

C'est une habitude depuis 2016. Dans la commune de Buggenhout (Belgique), Xavier Brocorens, kinésithérapeute, accueille une nouvelle fois le patient le plus lourdement blessé qu'il n'ait jamais eu à soigner. Le regard fatigué, Manuel Martinez entre dans son cabinet, béquilles aux bras. En s'allongeant, l'homme de 42 ans au visage rond, les cheveux légèrement bouclés et grisonnants, dévoile une jambe gauche grêlée, marquée par de nombreuses cicatrices. Les traces encore bien visibles d'un traumatisme, et du long travail de reconstruction qui a suivi.

Manuel Martinez, 42 ans, rescapé des attentats de Bruxelles en 2016
Manuel Martinez, 42 ans, rescapé des attentats de Bruxelles en 2016 Manuel Martinez, 42 ans, rescapé des attentats de Bruxelles en 2016

Xavier Brocorens masse en profondeur le mollet de son patient, dont une partie a disparu cinq ans plus tôt, le matin du 22 mars 2016. Cet ancien bagagiste, qui garde les yeux fermés et lâche quelques souffles sur la table de massage, est un survivant. Il est l'un des 340 blessés des attentats de Bruxelles, qui ont fait 32 morts entre l'aéroport de Zaventem, où il se trouvait, et la station de métro Maelbeek. Un rescapé presque aussi meurtri cinq ans après, tant il est plongé dans une lente réparation. 

Cinq années, bientôt 35 opérations

Manuel Martinez vient ici quatre fois par semaine, sans relâche, malgré l'ampleur de la tâche. L'attaque a fait basculer ce père de trois enfants dans un quotidien jalonné par les soins médicaux. Il y a cette rencontre avec Xavier Brocorens, et un travail très régulier de réhabilitation à la marche. Puis un rendez-vous chez l'orthopédiste "deux à trois fois par mois", sans compter le suivi psychologique et psychiatrique et les séjours à l'hôpital, encore nombreux. Manuel Martinez a connu sa 34e opération en cinq ans le 12 janvier. La 35e est prévue dans deux jours, le 24 mars. 

Le kinésithérapeute Xavier Brocorens masse le pied de son patient Manuel Martinez, rescapé des attentats de Bruxelles en 2016, le 18 mars 2021 à Buggenhout (Belgique).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Il s'agit, une nouvelle fois, de "tenter de sauver ma jambe", dit-il d'une voix posée depuis son salon. Le quadragénaire ne vit plus qu'en rez-de-chaussée, incapable de monter les escaliers. Un vaste espace vert s'étend derrière son habitation, mais Manuel Martinez ne peut pas marcher plus de dix mètres. Toujours péniblement, cet homme d'origine dominicaine pose sa jambe sur son imposant canapé, sous un plaid pour la préserver du froid. Une manière d'alléger quelque peu les douleurs, toujours "insupportables" au niveau du tibia et des orteils. 

"Mon état physique est critique. Je suis toujours en béquilles. Je suis quelqu'un dépendant de quelqu'un d'autre."

Manuel Martinez, rescapé des attentats de Bruxelles

à franceinfo

La fragilité du corps de Manuel Martinez, cinq ans après, traduit l'ampleur des blessures subies dans le hall des départs de Zaventem. Projeté au sol par la première explosion, à 7h58, le bagagiste dit avoir eu la jambe gauche "cassée en deux", "le tibia complètement éclaté" et son pied partiellement détaché. "J'étais blessé au niveau de l'épaule, ma main et ma figure étaient brûlées. J'ai eu des éclats dans le dos, des trous dans les muscles au niveau du tibia", décrit-il avec précision et sang-froid. Pendant les cinq mois suivants, Manuel Martinez relate avoir subi vingt opérations. "Chaque matin, les médecins se réunissaient pour savoir s'il fallait amputer ou non", lâche-t-il. Une médecin plaidera face à ses pairs pour préserver sa jambe, souligne le rescapé. 

Depuis, Manuel Martinez "a dû tout réapprendre", relève son kinésithérapeute. Xavier Brocorens salue le travail "magnifique" mené par les chirurgiens pour reconstruire sa jambe gauche, "mais il a toujours beaucoup de mal", poursuit-il. Greffes de peau ou de graisse, travail pour faire fonctionner les orteils... "Il y a encore beaucoup d'opérations pour des complications. Et à chaque nouvelle opération, c'est un retour en arrière. Les muscles sont de nouveau moins forts." 

Manuel Martinez et son kinésithérapeute, Xavier Brocorens, le 18 mars 2021 à Buggenhout (Belgique). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Toute intervention est un poids supplémentaire pour le patient, déjà affaibli. "A chaque fois, je mets un mois pour récupérer", témoigne Manuel Martinez. A ses yeux, sa crise cardiaque au début du mois n'est pas une surprise. Sauvé par sa fille qui l'a conduit à l'hôpital, il sent que son corps lâche. "J'ai quitté l'hôpital il y a une semaine. Les blessures, mon problème mental... Il y a un moment, c'est trop."

"Je suis mentalement tué"

En plus de cet éprouvant travail physique, Manuel Martinez tente de se recontruire psychologiquement. "Je n'arrive pas à assimiler le fait que je ne peux plus marcher", confie cet ancien sportif, joueur de baseball depuis son adolescence en République dominicaine. Avant 2016, "je jouais au foot avec mon fils, je faisais de la natation avec lui. Et maintenant, je ne peux plus rien faire".

Manuel Martinez chez lui, à Buggenhout (Belgique), le 18 mars 2021. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Au deuil impossible d'une vie active s'ajoute le traumatisme vécu ce jour-là. "Psychologiquement, je pense que je suis encore plus touché que physiquement", glisse l'ancien bagagiste, incapable de travailler depuis ce souffle qui a tout détruit si près de lui. Cette matinée du 22 mars 2016, Manuel Martinez était arrivé à 5 heures du matin pour gérer les bagages hors-format, son travail depuis douze ans. II se souvient avoir apporté une carte téléphonique à une passagère dominicaine et à son fils, peu avant que "le désastre" ait lieu.  

"Cette femme hurlait : 'Où est mon fils ? Où est mon fils ?' Il avait des éclats dans la tête et elle était blessée à l'œil. J'ai vu beaucoup de gens morts, beaucoup de fumée noire."

Manuel Martinez, rescapé des attentats de Bruxelles

à franceinfo

Depuis, "le film du 22 mars ne s'efface jamais", confie le survivant, qui dort peu tant les cauchemars sont présents. Parfois, les images traumatiques surgissent en plein jour. "Toutes ces odeurs, les enfants qui pleurent, tous ces gens" tués devant ses yeux provoquent d'innombrables flashs et angoisses, encore très vifs aujourd'hui. Tout comme un état dépressif dont Manuel Martinez peine à sortir. Avec pudeur, il explique qu'il a séjourné dans un centre psychiatrique récemment, et tenté de mettre fin à ses jours. Manuel Martinez le sait bien, les attentats sont "une expérience horrible que je n'oublierai jamais". "Ma vie est partie en l'air. Je suis mentalement tué, un mort-vivant."  

Se battre pour sa prise en charge

Cette "expérience horrible" et les traumatismes qui ont suivi, Manuel Martinez et Abdallah Lahlali l'ont vécu ensemble, côte à côte. Les deux collègues et amis se trouvaient près l'un de l'autre lors de la première détonation. Abdallah Lahlali, lui aussi grièvement blessé à la jambe gauche, a été amputé. A son tour, il témoigne d'une détresse psychologique et des opérations qui s'accumulent. 

Manuel Martinez et Abdallah Lahlali, rescapés des attentats de Bruxelles, le 18 mars 2021 en banlieue de Bruxelles (Belgique). (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

En cette fin de matinée, Manuel Martinez retrouve son collègue chez lui, à environ 30 minutes de Buggenhout. Les deux hommes sont membres de l'association d'aide aux victimes Life4Brussels, cofondée par Loubna Selassi, l'épouse d'Abdallah. Ensemble, ils s'entraident souvent pour une autre épreuve de leur quotidien : l'enchaînement des démarches, multiples, pour assurer leur prise en charge. "On en est à chercher nous-mêmes nos droits", confie, le regard marqué, Abdallah Lahlali. Manuel Martinez l'a par exemple informé de l'existence d'une protection pour les invalides de guerre, et a appris, grâce à son collègue, qu'une autre aide pouvait l'aider à financer le recours à une tierce personne.

"L'Etat belge ne fait rien."

Manuel Martinez, rescapé des attentats de Bruxelles

à franceinfo

Hormis une aide financière d'urgence aux victimes hospitalisées, la Belgique "a laissé aux compagnies d'assurance le soin d'indemniser les victimes", explique Valérie Gérard, l'une des avocates de Life4Brussels. L'association demande "la création d'un fonds de garantie, pour prendre en charge ces victimes de manière proactive". Car dans les faits, des rescapés se retrouvent "face à une multitude d'interlocuteurs, qui demandent parfois exactement les mêmes pièces", précise l'avocate. Lors d'expertises, des victimes ont pu se sentir "humiliées", leurs blessures "minimisées"

Pour les soins notamment, les assurances doivent, en principe, compléter la prise en charge des frais médicaux, poursuit Valérie Gérard. Mais certaines victimes se voient remboursées "avec plusieurs mois" de retard. C'est donc à leur charge que de lourdes dépenses sont avancées. Et pour chaque remboursement, des justificatifs sont demandés. "J'ai une jambe perforée, quels justificatifs je donne ? Tout est là, tout est clair", dénonce le rescapé. 

Manuel Martinez a installé une chaise dans sa douche du fait de son handicap, et faute d'une salle de bain adaptée.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Excédé, Manuel Martinez raconte s'être endetté, avoir vendu des bijoux pour couvrir certains frais. Au rez-de-chaussée de sa maison, le quadragénaire a installé une chaise dans la douche d'une salle de bain vieillissante, incapable de tenir debout quand on le lave. Il s'y est blessé il y a près d'un an. Mais son assurance, dit-il, n'accepte pas, à ce stade, de financer un espace adapté. "Ils considèrent qu'un jour, je vais aller mieux", déplore-t-il. "Je vais attendre encore cinq ans comme ça ?" 

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