Interview Election en Géorgie : "Deux présidents vont revendiquer leur légitimité", s'inquiète le constitutionnaliste David Zedelachvili

La Géorgie s'apprête à valider le nom du successeur de Salomé Zourabichvili, présidente en exercice qui a exclu de quitter ses fonctions tant que de nouvelles législatives n'ont pas été organisées. David Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel, analyse cette nouvelle phase de la crise politique qui secoue le pays.
Article rédigé par Fabien Magnenou - envoyé spécial à Tbilissi (Géorgie)
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Temps de lecture : 10min
David Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l'université privée de Géorgie, le 12 décembre 2024 à Tbilissi. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

La Géorgie traverse une crise politique sans précédent dans son histoire récente, avec des manifestations antigouvernementales quotidiennes à Tbilissi et dans plusieurs villes du pays. La présidente géorgienne, Salomé Zourabichvili a exclu de quitter ses fonctions, alors qu'une élection présidentielle, la première de l'histoire au suffrage indirect, doit valider le nom de son successeur, samedi 14 décembre. David Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l'université privée de Géorgie, résume les grands enjeux de cette journée, alors que les prochaines semaines seront cruciales pour l'avenir du pays, déjà troublé par la décision du parti au pouvoir, Rêve géorgien, de suspendre les procédures d'adhésion à l'UE.

Franceinfo : Quelle est votre regard sur cette élection présidentielle ?

David Zedelachvili : Ce sera le premier président élu indirectement dans l'histoire de la République. Le régime va prendre le contrôle du dernier pouvoir qui lui échappe encore. Dire que le résultat des législatives a été contesté serait un euphémisme. Vous avez aujourd'hui un Parlement composé d'un parti unique et une personnalisation du pouvoir autour de Bidzina Ivanichvili, poussée à son plus haut degré.

Cette crise de légitimité a encore été aggravée par le refus de la présidente Salomé Zourabichvili de convoquer la première réunion du Parlement, comme c'est la règle. Le régime est tout de même passé en force, sans même attendre la décision de la Cour constitutionnelle. Bien sûr, personne n'entretenait d'illusions à l'égard de la plus haute juridiction, mais Rêve géorgien n'a même pas ménagé les apparences en patientant jusqu'à la fin de ses propres recours.

Comment fonctionne ce scrutin présidentiel ?

L'élection indirecte est effectuée par le collège électoral, composé des 150 membres du Parlement et de 150 délégués des assemblées territoriales, par exemple issus de la république d'Adjarie [où se trouve la deuxième ville du pays, Batoumi]. Ces délégués sont désignés sur le territoire en fonction de la répartition régionale des électeurs et, bien sûr, des majorités politiques locales. Ils sont essentiellement issus des rangs de Rêve géorgien, qui compte aussi 89 députés. 

Pourquoi n'y a-t-il qu'un seul candidat, l'ancien footballeur Mikhaïl Kavelachvili ?

Les partis d'opposition dénoncent des fraudes massives lors des législatives du 26 octobre. Ils considèrent désormais que cette présidentielle est illégitime et leurs députés et délégués locaux boycotteront le scrutin. Ces coalitions réclament le maintien de la présidente actuelle jusqu'à l'organisation de nouvelles élections parlementaires et ne reconnaissent pas la légitimité du collège électoral actuel. Il n'y aura donc qu'un seul candidat, celui proposé par Rêve géorgien. Il sera désigné au premier tour, s'il recueille deux tiers des voix, ou au second, avec une simple majorité. La Constitution prévoit son investiture le troisième dimanche après le scrutin. Le mandat de la dirigeante actuelle expire donc le 29 décembre.

Sauf que Salomé Zourabichvili n'a aucune intention de renoncer à son mandat...

Deux présidents vont en effet revendiquer leur légitimité et personne ne peut prédire ce qu'il va se passer. Le parti Rêve géorgien a déjà essayé de destituer la présidente l'an dernier, mais la procédure n'était pas allée jusqu'au bout, car ils n'avaient pas deux tiers des voix au Parlement. Ils ont lancé ensuite une autre procédure, mais celle-ci a été mise en sommeil. Salomé Zourabichvili va perdre son immunité présidentielle, ce qui ouvre la voie à de probables poursuites. Nous savons que Rêve géorgien n'a aucun problème pour emprisonner d'anciens chefs d'Etat [comme l'ex-président et opposant Mikheil Saakachvili, incarcéré depuis 2021, après huit ans d'exil].

Si Salomé Zourabichvili maintient sa décision, il existe deux scénarios. Premièrement, elle peut rester au pays, mais elle encourt alors des risques réels, s'exposant à des accusations de tout ordre de la part de Rêve géorgien. Elle devra alors rester au palais présidentiel et ne plus en bouger. Et elle n'aura aucune autre défense que des manifestations de la population tout autour du bâtiment, pour la protéger physiquement. Mais nous voyons actuellement comment le régime traite les manifestants, avec une vague de répression violente. L'autre option, c'est de quitter le pays et de se rendre en Europe, d'où elle pourra essayer de revendiquer sa légitimité.

Ce qu'elle a exclu, lors d'un entretien accordé à franceinfo... C'est la première fois que la présidentielle est organisée au suffrage indirect. Que s'est-il passé ?

La Constitution a été révisée en 2017, officiellement pour renforcer la démocratie parlementaire. Le texte a été notamment rédigé par le constitutionnaliste Irakli Kobakhidze, actuel Premier ministre. Cette décision a toutefois déclenché un tollé et une période de transition a été mise en place, avec une dernière élection au suffrage direct l'année suivante. Rêve géorgien a alors soutenu Salomé Zourabichvili.

Dans les régimes parlementaires, les présidents sont souvent élus au suffrage indirect. Mais en Italie ou en Allemagne, par exemple, les démocraties fonctionnent alors avec deux chambres parlementaires, ce qui permet de faire exister des contrepoids. Dans le cas d'un Parlement monocaméral, comme en Géorgie, il faudrait, au minimum, que la Cour constitutionnelle et que le pouvoir judiciaire soient puissants. Mais ils sont aujourd'hui contrôlés par Rêve géorgien. Ce parti peut obtenir les pleins pouvoirs en deux élections, législatives et locales, au lieu de trois auparavant.

Mikhaïl Kavelachvili vient du parti Pouvoir au peuple. Pouvez-vous présenter le futur président élu ?

Cette formation est officiellement un parti politique, mais ses représentants se présentent sur les listes de Rêve géorgien. Quand Bidzina Ivanichvili a lancé sa campagne anti-occidentale, il ne voulait pas exposer publiquement les dirigeants de Rêve géorgien, alors qu'une immense majorité de la population réclame l'intégration européenne à cor et à cri. Il a donc créé ce groupe dissident à des fins de propagande offensive et vicieuse. Deux ans plus tard, finalement, il n'y a plus réellement de différence dans les déclarations des uns et des autres.

Jusqu'ici, Bidzina Ivanichvili devait compter sur des gens avec une expérience politique. Mais il n'a pas eu vraiment de chance en poussant les candidatures de Giorgi Margvelachvili (2013-2018) et de Salomé Zourabicvhili (depuis 2018), puisque cela s'est terminé à chaque fois avec un conflit. Mikhaïl Kavelachvili, lui, est un ancien footballeur, sans expérience politique et sans éducation formelle ou informelle. Son manque de carrure est un gage d'assurance pour Bidzina Ivanichvili. Même s'il veut un jour couper les ponts avec l'oligarque, et tenter de prendre son indépendance, il n'aura jamais les moyens de telles ambitions.

Quel est le rôle du président géorgien ?

Il s'agit d'un chef d'Etat sans pouvoir exécutif. Il reste quelques vestiges de pouvoir, en politique étrangère notamment, mais la Constitution imaginée par Rêve géorgien réclame en théorie une approbation gouvernementale pour ces déplacements. Le président, officiellement, est également commandant en chef des armées. Mais il s'agit d'un simple titre, car le commandement opérationnel en temps de guerre est confié au Premier ministre. Le président peut également nommer quelques hauts fonctionnaires, mais ses fonctions restent finalement très limitées.

Emmanuel Macron a téléphoné mercredi à Bidzina Ivanichvili, officiellement président honoraire de Rêve géorgien, pour évoquer la répression en cours... N'est-ce pas une manière de légitimer le rôle de cet oligarque comme dirigeant réel du pays ?

Cela a été bien accueilli en Géorgie. Emmanuel Macron, bien sûr, a lui-même une crise politique à gérer en France. Il a exprimé deux messages, à en croire le communiqué de l'Elysée : la condamnation des violences et la demande de libération des personnes arrêtées. En appelant directement celui qui est à l'origine de la répression, il désigne en réalité le coupable réel.

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