Reportage En Géorgie, les manifestants sont prêts "à défendre physiquement" la présidente Salomé Zourabichvili, qui refuse de remettre son mandat

Le nom de son successeur, Mikhaïl Kavelachvili, est validé samedi lors d'une élection au suffrage indirect. Et ce, alors qu'une partie de la population refuse de reconnaître les résultats des élections législatives, accusant le parti Rêve géorgien d'avoir organisé des fraudes.
Article rédigé par Fabien Magnenou - envoyé spécial à Tbilissi (Géorgie)
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Des manifestants devant le Parlement géorgien, le 12 décembre 2024 à Tbilissi. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

La Géorgie va avoir un nouveau président élu, samedi 14 décembre. Il se nomme Mikhaïl Kavelachvili et son action politique au Parlement, jusqu'ici, n'avait guère marqué les esprits. Certains habitants de Tbilissi découvrent à peine le personnage. "Quand son nom est apparu, il y a quelques semaines, je suis allé voir qui c'était sur mon téléphone, explique Laora, croisée près du métro, dans le centre de la capitale. Et j'ai vu que ce monsieur passait son temps à dire des gros mots et des jurons ! Hors de question de reconnaître un dirigeant aussi mal éduqué !"

L'athlétique Mikhaïl Kavelachvili n'a jamais déchaîné les passions, malgré une carrière de footballeur honnête sur les pelouses géorgienne et suisses, achevée en 2007 au FC Bâle. "Je le connaissais un peu, quand il était encore joueur de foot, mais il n'était pas particulièrement brillant, sourit Davit Gvitchiani, un bonnet enfoncé dans la tête. En tout cas, je ne pouvais pas imaginer qu'il serait un jour président." Cet homme envisage très sérieusement de quitter le pays avec sa famille. "Je n'ai pas envie de vivre dans un pays corrompu."

Cette nouvelle figure du pays est désignée à l'issue d'un scrutin au suffrage indirect dans lequel il était le seul candidat. Les oppositions boycottent le vote, comme elles boycottent déjà les séances parlementaires. Cette élection est confiée à un collège électoral, pour la première fois dans l'histoire de la République. Sous son nouveau maillot, Mikhaïl Kavelachvili sera toutefois cantonné au banc de touche. Aucune marge de manœuvre ne lui sera accordée dans ce pays du Caucase dirigé officieusement par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, président honoraire du parti au pouvoir. Le milliardaire tient fermement les rênes de la Géorgie, en équipe avec son Premier ministre, Irakli Kobakhidze.

Des manifestants réclament de nouvelles élections législatives pour la quinzième soirée de rang, le 12 décembre 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Micha Dautachvili, un jeune homme croisé quelques minutes plus tard, dit observer "de plus en plus de sportifs au Parlement et en politique". Mais l'élection d'un homme sans diplôme et sans compétence particulière pour le poste, ajoute-t-il, ne changera rien "au sentiment d'injustice" déjà vécu par une partie de la population, alors que les quatre coalitions d'opposition et les ONG ont dénoncé des fraudes lors des législatives du 26 octobre. L'investiture de Mikhaïl Kavelachvili est prévue le 29 décembre, mais les manifestants antigouvernementaux fondent désormais leurs espoirs sur la présidente en exercice, Salomé Zourabichvili, qui a exclu de remettre son mandat tant que de nouvelles élections législatives ne sont pas organisées.

"Zourabichvili encourt des risques réels"

Cette décision, toutefois, devrait encore aggraver la crise politique et institutionnelle qui agite le pays, qui se retrouvera de fait avec deux chefs d'Etat en compétition. Par ailleurs, "la présidente encourt des réels risques" si elle décide de rester au pays, explique à franceinfo le constitutionnaliste David Zedelachvili, car elle sera exposée à des accusations de tout ordre de la part de Rêve géorgien". Avec la levée de l'immunité présidentielle, elle n'aura plus aucune protection, sinon une mobilisation populaire.

"Nos voix ont été volées lors d'un scrutin illégitime", réagit Nato Kvaratskhelia, qui a voté aux législatives pour le parti Akhali, membre de la coalition Pour le changement. "Je pense que nous irons défendre physiquement la présidente, devant le palais présidentiel s'il le faut. Salomé Zourabichvili est désormais notre seul espoir et notre seule lumière", poursuit cette femme. Plusieurs personnes interrogées se disent prêtes à faire barrage, littéralement, entre la dirigeante et les forces de l'ordre. "On ne va pas se poser de questions, on va protéger la présidente, abonde Marina Tchtchua. Et ce n'est pas mon avis personnel, c'est celui de mes voisins, de mes amis..."

"C'est gentil, mais ça va aller", avait souri l'intéressée, lors de son entretien accordé à franceinfo. Salomé Zourabichvili a reçu les coalitions d'opposition jeudi soir, en amont du scrutin. Un membre de son entourage nous donne rendez-vous dès le "28 au soir", sans livrer d'autres détails. A ce stade, Rêve géorgien n'a pas précisé les mesures qui seront mises en place si la dirigeante refuse de quitter le pouvoir avant le réveillon. Cette année, de nombreux commerçants ont déjà annoncé qu'ils bouderont les petits chalets du marché installé devant le palais. 

"Eux, ce sont des descendants des Russes"

En attendant, les murs et les balcons de Tbilissi sont parés d’innombrables drapeaux de l'UE, à faire pâlir d'envie le quartier européen de Bruxelles. Une clameur résonne justement dans la foule, autour d'un groupe pris dans la cohue. Les stars du jour ? Plusieurs eurodéputés, dont la Française Nathalie Loiseau, venus apporter leur soutien aux manifestants. "Salomé Zourabichvili est la leader légitime du pays", insiste la Lituanienne Rasa Jukneviciene, interpellée par franceinfo."Nous la soutiendrons encore", même après le 29 décembre.

L'avenue Chota-Roustavéli, principale artère de la capitale, est le lieu de rassemblement quotidien pour les habitants de Tbilissi opposés au parti Rêve géorgien. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

La plupart des personnes croisées en dehors de la manifestation dénoncent des élections volées et soutiennent la mobilisation. Quelques rares passants lancent tout de même des regards désapprobateurs, puis un homme finit par dénoncer la crise actuelle. "Avant, on recevait des directives de Moscou, maintenant, c'est de Bruxelles. Il faut que l'Europe respecte notre souveraineté, résume Davit Gelachvili. Ce n'est pas la peine d'aller voir les manifestants, ils sont agressifs et n'acceptent pas la contradiction." Cet auto-entrepreneur affirme ne plus avoir voté depuis 2012, quand "il a fallu mettre fin au régime fasciste". Il désigne, par ces mots, l'ennemi juré de Rêve géorgien : le Mouvement national uni de l'ancien président Mikheïl Saakachvili, emprisonné depuis trois ans.

"Les manifestations doivent s'arrêter, ça fait trente ans que ce pays est bousculé sans cesse. Et si ça arrivait chez vous, à votre avis, comment réagirait la police française avec les manifestants ?"

Davit Gelachvili, auto-entrepreneur opposé aux manifestations 

à franceinfo

Rostom, policier à la retraite, se balade justement à quelques mètres, caché derrière d'épaisses moustaches. Il pioche une carte dans ses souvenirs puis l'abat d'un air grave, au moment d'évoquer les prochaines semaines. "Je rappellerais simplement à mes jeunes collègues que le 9 avril 1989, quand les Russes ont tué vingt manifestants anti-soviétiques à deux pas d'ici, la police géorgienne a défendu les militants. Et je leur dirais qu'il ne faut pas oublier que ces gens-là, au gouvernement, sont les descendants des Russes." Puis il enchaîne aussi sec sur Napoléon et Jeanne d'Arc, se fendant cette fois d'un grand sourire. Imagine-t-il incendier Moscou pour ne pas finir incendié ?

"Le pays est en danger, ça va reprendre de plus belle"

Ces derniers soirs, le feu de la mobilisation a semblé faiblir dans la capitale. Les feux d'artifice, dont la vente est désormais interdite, n'illuminent que rarement le ciel. Les policiers ont levé les rangs au départ des deux rues qui longent le Parlement. Plus loin, sur la place de la Liberté, il n'y a plus de canons à eau stationnés pendant des heures, comme au début de la semaine. Quelques policiers en profitent pour piquer un somme, après des nuits intenses. Et la concentration des gaz lacrymogènes est peu à peu retombée.

Une manifestante dans le quartier du Parlement, le 12 décembre 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Il faut reprendre des forces, glisse Anastasia Tskhakaia, une jeune manifestante. La mobilisation va reprendre de plus belle toute la fin de l'année, à cause de cette histoire de présidentielle", et du sort qui sera réservé à Salomé Zourabichvili. "Bien sûr, il y a bientôt le Nouvel An, les vacances de fin d'année. On aimerait passer du temps avec la famille, faire la fête... Mais il y a des priorités, et là le pays est en danger." Ne redoute-t-elle pas que la décision de la dirigeante actuelle déclenche un nouveau cycle de violences ? "Vous savez, ici, il y a quelques jours, on a déjà vécu l'enfer", glisse-t-elle en référence aux violences de la semaine précédente.  

Le service de sécurité de l'Etat, de son côté, avait dit redouter une hausse des violences, anticipant même, selon de curieuses prévisions, la mort "de deux à trois personnes". A ce stade, il n'en a rien été.

Le poète Zviad Ratiani après avoir été victime d'une nouvelle agression, le 12 décembre 2024 à Tbilissi (Géorgie). (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Le poète Zviad Ratiani fume une cigarette entre deux interviews pour des médias locaux. Il vient de se faire cueillir en bas de son immeuble, par "au moins quatre individus masqués", qui lui ont fait un croche-pied et l'ont frappé au sol. Quelques marques de sang ont taché son jean. "J'avais racheté un pantalon après ma dernière agression et voilà, il est déjà fichu". Une femme vient le saluer, et lui suggère de déménager à Berlin. "Mais je ferais quoi de mes trois chats ?" Alors que le pays s'apprête à plonger dans l'inconnu, et que le spectre de nouvelles violences n'est jamais loin, l'artiste prend sa respiration. Droit dans les yeux, il formule un vœu : puisse sa Géorgie chavirer dans "un chaos pacifique".

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